Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

"Cerreto n’était pas un homme comme les autres : il n’était intéressé ni par le pouvoir, ni par l’argent, ni par la gloire ; son seul défaut était la curiosité. Une curiosité maladive qui le poussa hors des limites trop étroites de l’Empire puis de la Tilée, au péril de sa vie...

mais en retour, il fut le premier homme du Vieux Monde à qui il soit donné de découvrir véritablement notre civilisation."

Keum-Sook Yi, Mémoires.


     A des lieues à la ronde, toutes les routes menant à Miragliano étaient couvertes d’une foule bariolée semblant venir de tous les horizons. Les barbares du nord, étouffant sous la chaleur, côtoyaient les marchands arabes ; les Nains, très nombreux avançaient en grandes bandes joyeuses en tonnant des chansons à boire et en poussant devant eux des chariots remplis de toutes sortes de marchandises à commencer par la bière ; il y avait également de nombreux hommes de l’Empire ou de la Bretonnie, et parfois on apercevait un groupe d’elfes se tenant à l’écart et discutant gaiement dans leur langage cristallin. Toute cette foule convergeait vers un même but, et Keum-Sook, intriguée et amusée par l’ambiance conviviale qui régnait sur la route de Tilée, semblait avoir oublié tous ses soucis. Bien avant d’apercevoir les portes de Miragliano, elle entendit de la musique et des bruits de rires et de chants qui semblaient s’échapper de la ville. Etonnée par toute cette atmosphère joyeuse qui planait dans l’air, elle se risqua à aborder un marchand gras et barbu qui cheminait à ses côtés en sifflotant.

 

" Ce qui se passe aujourd’hui ? s’écria l’homme avec un fort accent du Sud. Mais c’est l’intermezzo, pardi ! Tout ce que compte la région de marchands, de commerçants et de bateleurs s’en va à Miragliano pour le grand carnaval ! C’est le moment de l’année où ça marche le mieux. Vous n’avez jamais entendu parler de l’intermezzo ?

 

- Non. Je ne suis pas d’ici, fit-elle en souriant.

 

     Le marchand lui rendit son sourire, découvrant une rangée de dents jaunâtres.

 

- Ah, ma petite demoiselle, l’intermezzo c’est trois jours où la réalité n’existe plus ! Tout le monde se déguise, tout le monde fait la fête. Les paysans deviennent des seigneurs ! Tout devient possible durant la trêve, le meilleur comme le pire, hélas, mais ça fait partie du jeu !"

 

     Et il se remit à siffler joyeusement, esquissant un semblant de pas de danse tout en avançant.

 

     Vraiment étrange, songea Keum-Sook qui n’avait jamais entendu parler d’une telle manifestation.

 

     Arrivée aux portes de la ville, la jeune fille fut saisie d’étonnement en voyant les rues remplies d’une foule de gens déguisés et masqués qui dansaient au son de musiques populaires. La plus grande extravagance semblait avoir dicté le choix des costumes, et les couleurs les plus criardes rivalisaient avec les ornements les plus saugrenus. Les marchands s’étaient arrêtés et installés à l’extérieur des remparts car aucune charrue ne pouvait plus pénétrer dans la ville, tant il y avait de monde. Une marée humaine déferlait jusque dans les ruelles les plus étroites et personne ne semblait échapper à la fête ; les passants qui entraient dans Miragliano étaient aussitôt happés par le mouvement de foule et Keum-Sook n’y échappa pas. Gagnée par la liesse populaire, elle ne fit rien pour sortir de la ronde joyeuse qui l’entraînait au cœur de la ville et se contenta d’admirer les costumes surprenants des habitants de cette étonnante cité. Parmi tous les masques et les déguisements, la jeune fille passait totalement inaperçue.

 

    Amusant... pensa-t-elle. Dans toutes les autres villes, c’est moi qui dois me déguiser, et ici c’est l’inverse.

 

     Elle s’était arrêtée un instant pour suivre des yeux le défilé d’une troupe de jongleurs qui passaient dans une des rues principales, quand soudain elle sentit une main se poser sur son épaule. Elle se retourna aussitôt pour se retrouver face à deux sergents de ville en uniforme qui la toisaient sévèrement.

 

" Excusez-nous, mademoiselle, nous voudrions voir ceci de plus près..." fit l’un des gardes en désignant le sabre de la jeune fille qu’elle portait attaché dans le dos.

 

     Le deuxième garde n’attendit pas la réponse de la jeune fille et détacha l’arme aussitôt. Keum-Sook eut un mouvement de protestation mais un regard de l’homme qui se tenait en face d’elle lui fit comprendre qu’il ne valait mieux pas s’opposer à la police de la ville. Elle se rappela soudainement qu’elle avait aperçu de nombreux gardes en uniforme dans les rues et comprit que même si l’intermezzo donnait une impression de liberté et de folie, l’ordre régnait encore discrètement derrière le désordre apparent.

 

" C’est un vrai, fit le garde qui examinait le sabre de Keum-Sook.

 

- Vous ne savez pas qu’il est interdit de se promener armé dans les rues de la ville pendant l’intermezzo ?

 

- Je l’ignorais, en effet.

 

- Ça peut vous coûter cher. Le maire réprime sévèrement les porteurs d’armes depuis les émeutes de l’année passée. Venez avec nous.

 

- Mais puisque je vous dis que je ne savais pas...

 

- C’est affiché partout en ville. Vous risquez le fouet ! Allons, venez !

 

- Laissez-la", fit une voix derrière le garde.

 

     Un homme de grande taille, vêtu d’habits trop élégants pour être de simples déguisement, venait de s’interposer entre les gardes et Keum-Sook. Lorsqu’il vit à qui il avait affaire, le sergent de ville s’inclina respectueusement et salua l’étranger dans la langue de Tilée.

 

" Allons, sergent, rendez donc ceci à la demoiselle, fit l’homme en désignant le sabre du doigt.

 

- Mais Monseigneur, elle ne peut pas porter d’arme durant...

 

- Très bien, coupa l’homme, dans ce cas c’est moi qui le porterai. Donnez-le moi, vous, ordonna-t-il au deuxième sergent.

 

- Voilà Monseigneur.

 

- Laissez-nous."

 

     Les deux gardes s’inclinèrent et tournèrent les talons. Keum-Sook dévisageait avec méfiance cet étranger qui semblait être un personnage important et qui avait toujours son sabre dans la main.

 

" Vous ne me reconnaissez pas, Keum-Sook ? fit-il en souriant.

 

     La jeune fille frémit en entendant l’inconnu l’appeler par son nom.

 

- Je ne vois pas... mais vous, vous semblez me connaître.

 

- Hmm... oui, j’ai un peu changé depuis notre dernière rencontre. La barbe, et les habits... Vous ne voyez toujours pas ? A Talabheim, il y a quelques mois de cela...

 

- Pieter ! s’écria Keum-Sook en reconnaissant le garçon qui l’avait abordée dans la rue après la bagarre. Comme vous avez changé !

 

- J’ai tellement changé que j’en ai même changé de nom... Je m’appelle Giovanni maintenant, Giovanni Cerreto, pour vous servir, fit-il en s’inclinant. Je vous expliquerai tout cela plus tard. Mais il faut absolument que vous me racontiez ce que vous avez fait depuis notre première rencontre ! Cette fois-ci je ne vous laisserai pas vous enfuir, ajouta-t-il en riant. C’est la première fois que vous venez à Miragliano ?

 

- Oui, et il semble que je sois bien tombée. Cette fête est extraordinaire, je n’avais jamais vu cela auparavant dans aucun pays !

 

- Vous avez de la chance en effet d’être ici pour l’intermezzo. Ça n’arrive qu’une fois par an, et ça ne dure que trois jours, c’est une fête très populaire ici. Les gens ont l’impression d’être libres. Toute l’année le peuple attend ce moment, ne vit que pour cela, que pour cette illusion éphémère de la liberté et du pouvoir. Le reste du temps est une parenthèse, longue et douloureuse, que le souvenir de l’intermezzo rend supportable. Toute l’année, dans chaque famille, on confectionne le soir les costumes et les masques pour la grande fête, et cette activité longue et monotone aide chacun à patienter jusqu’à l’an suivant. Vous savez, les autorités tolèrent cette fête car elles sont parfaitement conscientes que le peuple a besoin de cet entracte sans lequel la vie lui paraîtrait odieuse, sans lequel il serait tenté de se révolter... Mais je pourrai vous en dire plus à ce sujet lorsque vous m’aurez fait l’honneur d’accepter de dîner chez moi.

 

- Mais... avec plaisir !" répondit Keum-Sook dans un sourire.

 


 

     La demeure de Giovanni Cerreto était une luxueuse maison bâtie sur les contreforts d’une des collines qui entouraient la ville. A l’écart des autres villas, elle dégageait une impression de majesté, de puissance et de richesse. Le domaine était entouré de nombreuses vignes et le jardin entourant la propriété était immense. Contemplant tout cela depuis un balcon en compagnie de son hôte, Keum-Sook ne put s’empêcher de lui demander :

 

" Tout ceci est à vous ?

 

- A ma famille, oui.

 

- Vous avez décidément beaucoup changé depuis notre dernière rencontre. Je vous revois encore avec vos habits troués, courir dans ma direction alors que je ne vous connaissais même pas !

 

- Tout cela me paraît bien lointain, et pourtant c’était il y a quelques mois seulement. Mais je vous dois effectivement quelques explications. Ma famille est originaire de Tilée, et je suis moi-même né à Miragliano. Je suis le fils de riches commerçants qui étaient respectés dans toute la contrée comme des seigneurs, bien que nous n’appartenions pas à la noblesse. Voici quelques années, une guerre civile éclata dans ce pays ; au début ma famille se tint en dehors du conflit, mais très rapidement les choses tournèrent très mal : la ville subit un assaut de Skavens, qui apportèrent avec eux la peste et la famine, et beaucoup de gens trouvèrent la mort. Pour échapper à ce désastre une partie de ma famille s’exila dans l’Empire. Mais les tiléens ne sont guère aimés là bas, et plusieurs fois nous fûmes chassés comme des voleurs et l’on nous déroba peu à peu les quelques richesses que nous avions pu emporter avec nous. Nous avons finalement échoué à Talabheim où nous avons vécu de longues années dans la misère et sous un nom d’emprunt, ce qui explique que je me sois présenté à vous à l’époque sous le nom de Pieter. Mais il y a deux mois de cela, mon père qui avait gardé contact avec ceux des nôtres qui étaient restés en Tilée apprit que le pouvoir avait changé de mains, et qu’un de mes oncles avait pu récupérer les domaines qui nous appartenaient avant la guerre civile en usant de ses relations. Nous sommes rentrés aussitôt et nous avons repris possession de nos biens... et du nom de nos ancêtres que nous avions dû cacher pendant tant d’années.

 

- Tout est rentré dans l’ordre en somme...

 

- Presque tout. Je vous avouerai que je n’ai jamais repris goût à cette vie de riche bourgeois. Le fait d’avoir vécu si loin et dans une pauvreté extrême, en côtoyant toutes sortes de gens différents, m’a donné envie d’autre chose. Vous savez, je ne vais pas rester longtemps ici, j’ai un projet... un grand projet, fit-il d’un air malicieux. Mes parents ne sont pas d’accord, mais ma décision est prise : je serai voyageur.

 

- Bigre ! Une vie facile au milieu de toutes ces richesses ne vous suffit pas ? Pourquoi voulez-vous risquer votre peau sur les chemins alors que vous avez tout ce qui rendrait un homme heureux ici même, dans votre patrie que vous avez enfin retrouvée ?

 

- Vous l’avez dit : j’ai ici tout ce que pourrait désirer un homme... Mais l’abondance engendre l’ennui ! Je cherche quelque chose que tout mon argent ne pourrait pas payer. Le danger, l’aventure, la découverte ! fit-il en se levant, emporté par son enthousiasme.

 

     Une flamme brillait au fond de ses yeux. Keum-Sook soupira et dit :

 

- Vous n’êtes pas conscient des réalités du voyage. Moi qui ai couru les routes, je peux vous affirmer qu’on se lasse vite de l’aventure, comme vous dites. Et si j’avais la chance de retourner chez moi un jour, pour rien au monde je ne reprendrais cette vie misérable où l’on ne sait jamais quelle catastrophe va vous tomber dessus."

 

     Cerreto faisait les cent pas, les mains dans le dos, visiblement exalté.

 

"Vous ne comprenez pas... je suis dans le cas inverse : ma vie à moi n’a aucun sens ici. Elle est ailleurs, et tant pis si je dois mourir de prendre de tels risques soi-disant inutiles. Je préfère mille fois cela que de mourir d’ennui au milieu de ces richesses."

 

     Il s’interrompit un instant et regarda son invitée qui demeurait pensive. Le soir commençait à tomber et au loin, les premières lumières étaient allumées dans la ville. On se préparait à une nuit de fête.

 

" Je dois vous paraître bien extravagant, et bien ingrat envers le Destin. Mais c’est ainsi. Et... vous, Keum-Sook, quelle est votre quête ?"

 

     La jeune fille tourna les yeux vers son hôte et parut un peu décontenancée.

 

" Cela faisait des mois que vous vous posiez la question n’est ce pas, fit-elle avec un petit sourire. Je n’ai encore jamais raconté mon histoire à personne, mais après tout cela n’est pas un secret, et puis vous m’avez bien raconté la vôtre...

 

- Ne pensez pas que je sois particulièrement bavard. Peu de gens connaissent mes projets, en réalité.

 

- Et pourquoi m’avez vous fait l’honneur de me les confier ?

 

- Je ne me suis pas vraiment posé la question. Disons simplement que je me confie plus facilement à certaines personnes qu’à d’autres...

 

- Très honorée", répondit Keum-Sook d’un air ironique.

 

     Elle prit une longue inspiration et commença :

 

" Nous nous ressemblons, Pieter... je veux dire Giovanni. Tout comme vous, je suis née dans un pays lointain que l’on nomme Cathay dans le Langage Commun. C’est une terre immense dont je ne me rappelle pas, car j’étais trop jeune lorsque je l’ai quittée. Elle se situe à l’extrême Est de ce continent, au bord d’un immense océan, et l’on doit voyager pendant de longs mois pour y arriver. Peu d’échanges ont eu lieu entre le Vieux Monde et Cathay, et mon pays est resté isolé pour des raisons inconnues depuis la nuit des temps. Il n’y a pas de Skavens là bas, pas d’orques ni d’Elfes ni de Nains... C’est un autre monde.

 

     Elle fit une pause puis reprit :

 

- Cathay est dirigée par un empereur très puissant. Mais comme partout ailleurs, il y a des révolution et des complots qui se trament dans l’ombre. Un jour, il y a plus d’une vingtaine d’années, l’empereur régnant fut victime d’un coup d’état fomenté par l’un de ses cousins, un puissant mage qui avait fait alliance avec des forces sombres pour accroître ses pouvoirs. Tous les dignitaires du pays furent assassinés la même nuit, et l’empereur fut contraint de fuir avec sa famille, n’échappant que de justesse au massacre grâce à la vaillance de quelques gardes fidèles. La terre de Cathay n’était plus sûre pour la famille impériale, car les pouvoirs du mage usurpateur étaient assez grands pour découvrir où se cachaient ses ennemis, aussi l’empereur choisit de s’enfuir vers l’Ouest, là où il n’y avait qu’un désert immense et inexploré. Le mage avait lancé des assassins sur les traces des fuyards... La poursuite dura de longs mois, jusqu’à ce que le petit groupe arrive sur les limites orientales du Vieux Monde : les Montagnes du Bord du monde. Hélas, bloqués par cette barrière naturelle, ils ne purent trouver de col à temps et furent rejoints par les assassins envoyés par le mage félon. C’était il y a tout juste vingt ans. J’étais un nourrisson à l’époque ; mon père ordonna à ma mère de m’emporter avec elle et de s’enfuir le plus loin possible tandis qu’il essayerait avec ses hommes de couvrir notre fuite...

 

- Vous voulez dire que...

 

- Que je suis Keum-Sook Yi, fille de Heian Yi empereur légitime de Cathay, et héritière du trône, fit la jeune fille avec un pauvre sourire.

 

- Mais c’est extraordinaire ! Comment... Mais comment se fait-il que vous soyez maintenant..."

 

     Cerreto fut interrompu par l’arrivée d’un serviteur qui salua avant d’annoncer :

 

" Maître, le seigneur Sanlucar est ici et il demande à vous voir."

 

     A ces mots Keum-Sook pâlit et ne put se retenir de dire à haute voix :

 

- Sanlucar ? Qui est cet homme ?

 

- Un notable de la ville. Je ne l’aime pas beaucoup, je me demande ce qu’il me veut. Mais vous paraissez troublée.

 

- Il ne faut pas qu’il me voie. Je vous en prie, Giovanni, ne le laissez pas entrer tout de suite. Je vous expliquerai, mais par pitié il faut que je parte d’ici. Rendez-moi mon sabre !

 

- Mais...

 

- Je reviendrai cette nuit. Rendez-moi mon sabre !"

 

      Sans dire un mot, le Tiléen s’exécuta et tendit l’arme à la jeune fille qui s’en empara aussitôt.

 

- Par où peut-on sortir, de façon à ne pas croiser votre invité ?

 

     Alessandro va vous raccompagner. Mais jurez-moi de revenir ici pour m’expliquer...

 

-Je vous le promets. A bientôt, seigneur Cerreto !’" fit-elle en sortant rapidement de la pièce.

 

     L’homme haussa les épaules et se prépara à recevoir le nouvel arrivant.

Connectez-vous pour commenter