La Sentinelle
It doesn't matter if we all die
Ambition in the back of a black car
In a high building there is so much to do
Curieuse que ces paroles me reviennent à l’esprit à un pareil moment. Elles sont pourtant si évidentes. Si immatures aussi. Tout le mal être de l’adolescent en quelques mots. Comme si leur noirceur leur conférait une quelconque profondeur. Comme si j’étais resté cet ado et que je ne voyais pas l’exagération qu’elles contiennent. Pourtant, elles résonnent curieusement dans ma tête, et cette nuit, elles me font peur comme si justement, avec l’âge, j’avais oublié combien leur vérité triviale est effrayante. Je suis moi aussi tout en haut d’un immeuble et je regarde la ville sous mes pieds. Une ville pleine de lumière dans cette nuit qui m’entoure. Assis, avec mon cahier d’écolier à la main pour écrire au crayon de bois toute mon histoire. Ou tout du moins un petit bout. Le seul qui compte, en fait. Il fait frais et je serre contre moi mon imper et lève le col pour lutter contre le froid. Je me lève pour me dégourdir les jambes et me réchauffer. Il fait nuit mais j’ai comme l’impression de voir à perte de vue. Et je scrute le lointain. Je fouille. Et j’attends. J’attends l’inspiration.
Encore ces lumières. Ces points lumineux tout partout et ces grandes masses plus noires encore que la nuit qui m’entoure. Les mêmes lumières que je regardais ce matin encore dans la voiture quand j’allais au travail. Une longue trainée de points luminescents rouges et blancs qui filaient tous sagement vers la même direction. S’arrêtant au même moment. Puis repartant comme une seule et même volonté. Puis dès que je quittai le périphérique, ces lumières se désordonnèrent davantage et la nuit fut moins noire autour de moi.
Et là, sans savoir pourquoi, ce monde me parut terriblement absurde. Ma vie dépendait des quelques centimètres trop à droite ou trop à gauche qui m’auraient fait percuter de plein fouet un autre voiture ou un lampadaire ou un vélo. Et pourtant, j’avais cette envie au fond de moi de sortir de cette ligne et d’emprunter l’autre voie en sens inverse. Non pas pour forcément percuter ces voitures en face dans un geste suicidaire, mais juste pour sortir du droit chemin pour me sentir vivant ou pour me prouver que je n’étais pas comme les autres et que j’avais mon propre destin à la portée de ma main. Car, après tout, pendant longtemps j’avais été un tel homme. Un homme pas comme les autres. Mais tout cela est de l’histoire ancienne. Elles me manquent. Elles me manquent tant… Pourquoi l’ai-je accepté ? Par amour ? Même pas. Plutôt pour lui prouver que je l’aimais. Ce n’est pas tout à fait la même chose.
Je crois plus que jamais qu’il n’y a qu’un seul grand amour. Bien sûr, nous pouvons connaître plusieurs amours, mais il n’y en aura qu’un seul qui comptera véritablement dans toute notre vie et pour lequel, moi, je donnerai encore et toujours ma vie entière. Et toutes celles d’avant, aussi enivrantes et douloureuses qu’elles eussent été, méritent d’être chéries, mais elles n’ont soudain plus vraiment d’importance le jour où on connaît le grand amour d’une vie; et toutes celles d’après, aussi porteuses de promesses et d’inconnu soient-elles, aucune n’aura dorénavant la même saveur. Je sais que tout ceci est très cliché mais l’écrire aujourd’hui m’apporte ce je ne sais quoi de douceur, en même temps qu’une pierre stable et solide autour de laquelle j’ai besoin de réorganiser ma vie. Et tant qu’on n’a pas vécu soi-même un tel amour, cette vérité n’en possède pas l’éclatante beauté, ni l‘émouvante force cathartique qui m’étreint ce jour et l’on est incapable de véritablement comprendre ce qui va suivre.
Et vivre un grand amour est une chose, mais le perdre un jour une toute autre. Et à dire vrai, c’est certainement ici qu’on découvre vraiment sa dimension quasi sacrée. Et là, on prend tout dans la gueule et on découvre que tout ça n’était pas des conneries, car, à bien des égards, il ressemble à tous les autres sauf que, quand vient le moment de la rupture, tout s’écroule et s’effondre comme si notre vie elle-même n’avait plus rien d’autre à nous offrir. Et plus les jours et les années avancent et plus nous en avons la certitude. Oubliez ce ton vulgaire que j’emploie car il n’est pas le mien, je suis plutôt du type grand dadais, un peu timide, introverti, pas binoclard mais presque. Seulement j’ai besoin de me prouver que je peux écrire en n’étant pas moi-même. Oublier qui je suis est la seule chose qui compte aujourd’hui pour moi. Oublier qui j’ai été et qui je ne serai plus jamais.
Et après avoir connu et perdu un tel amour, si nous continuons encore d’avancer, c’est uniquement parce que nous espérons avoir eu tort, alors qu’on est KO pour la vie. Oui, un bon direct à vous dérocher la mâchoire et qui vous fait voir des chandelles, et on a beau ensuite lever sa garde pour ne pas en prendre un autre et rester debout, mais le match est plié, les points nous sont trop défavorables pour espérer revenir au score. Et le coup dans la mâchoire, c’est le seul dont on se rappelle vraiment, mais moi je vous dis que ce sont tous ceux qu’on a reçus dans le bide, parfois avant même que le match ne commence, qui font le plus mal longtemps après. Ceux-là, on les découvre au fur et à mesure et on les traînera avec notre carcasse un sacré bout de temps. Décidément, ce soir, quand ce n‘est pas des clichés, j’écris de la merde, peut-être parce que je n’ai aucun talent pour écrire et vous dire à quel point tout ça m’a fait mal. Mieux vaut oublier la pauvre métaphore du match boxe, elle est aussi débile que complètement fausse. Il faudrait dire à la place qu’avec ce grand amour, on prend conscience qu’on respire depuis qu’on a ouvert les yeux sauf que, d’un coup, on ne sait plus comment faire. On veut courir après un train, mais on est comme asphyxié pour le faire, alors on le regarde partir en s’efforçant d’oublier sa destination. Ce qui est vrai, c’est que je n’ai pas vu le coup venir et que je l’avais bien mérité.
Tout ceci peut paraître étrange, voire même hors sujet au vue de la petite histoire qui va suivre, mais peut-être est-ce parce que je suis moi-même d’humeur chagrine que je ne peux m’empêcher de glisser de tels propos amères et certainement aussi parce que je suis à un âge où je commence à regarder plus le passé que l’avenir. Ainsi, je porte en moi quelques remords que j’aimerais bien ce soir exorciser, certaines scènes de ma vie qui tournent dans ma tête depuis trop longtemps dont j’ai besoin de me débarrasser pour pouvoir avancer dans cette vie et, surtout, cette nuit, prendre la décision qui convient.
Parmi elles, il y en a particulièrement une qui me hante. Parfois, sans s’en rendre compte, on se confie à l’autre bien plus qu’on ne le voudrait, on délivre alors des secrets qu’on n’aurait dévoilés à personne. Dans d’autres cas, encore plus rares, on aimerait tant avoir eu le courage pour les lui dire, peut-être justement parce qu’on ignorait encore qu’il s’agissait du grand amour de toute une vie… Mais ne me demandez pas à quoi il ressemble, je serai toujours infoutu de vous le dire. Par contre, si vous avez l’impression de le connaitre, alors battez-vous pour le faire vivre et ne faites pas comme moi, ne gardez pas un secret aussi incroyable qu’il soit en vous, surtout s’il doit le mettre en péril. D’ailleurs, en y réfléchissant, j’aurais dû commencer par ça. Aussi bizarre que ce soit, la personne que vous avez en face de vous, pleine d’insignifiance et qui ne cesse de s’emmêler les crayons pour vous dire ce qu’il a à vous raconter et qui vous déblatère tous ces clichés à la truelle comme s’ils étaient vitaux, cette personne possède un secret, un pouvoir que beaucoup envieraient et qui en a fait rêver plus d’un.
Mais par où commencer ? Dans ma tête, tout est en bazar, vous n’avez pas idée. Si je devais commencer par le début, je dirais que je devrais commencer par la scène du mot absolu, un délire à moi comme j’en raffole. Mais je n’en ai pas envie. En fait, j’ai envie de prendre mon temps avant de me faire mal.
**
*
Le premier souvenir que j’ai envie de raconter n’est pas en soi la première fois que cela m’est arrivé mais l’excitation que j’avais eu à raconter mon histoire à Stéphane. Le plus drôle, c’est que lui aussi mourrait de me raconter son histoire.
- Ah ! Comment te dire ? La première chose qui m’a séduit en elle, c’est sa voix. Une voix un peu grave… Une voix d’hiver.
- Une voix divers, rétorquai-je en fronçant les sourcils ?
- Non ! Une voix d’hiver. Hivernale, si tu préfères.
Je souriais en voyant l’exaltation de Stéphane. Ce n’était pas franchement son genre, ni le mien d’ailleurs. La seule fois où je l’avais vu dans cet état était celle où il avait pour la première fois couché avec une femme. Il est vrai que l’un et l’autre avions toujours eu une certaine réserve à leur égard, un peu démodée, comme si elles nous faisaient un peu peur. Et le plus étrange, c’est que nous avions tous les deux connus les joies de faire l’amour avec une femme beaucoup plus âgée que nous, comme si notre maladresse les avait touchés, à moins que ce fût notre très visible inexpérience.
- Mais pas une voix d’hiver pour dire qu’elle est froide. Non, pas du tout. Mais plutôt parce qu’elle si pure qu’on a l’impression de voir à travers elle les mystères de son âme. Tu sais, comme l’air frais et sec d’un matin ensoleillé en plein hiver et que tu as l’impression de voir l’horizon à perte de vue…
Et c’est vraie que maintenant que je l’ai si bien connue que cette description lui allait bien. La volubilité de mon ami me faisait penser à Jean-Paul Léaud dans Baisers Volés de Truffaut. J’aimais le voir ainsi, lui, le pauvre, sur qui s’acharnait si souvent le sort. Et il s’abattrait une nouvelle fois sur lui par mon entremise. Mais c’est une autre histoire. Mais, non ! C’est la même histoire ! Et c’est pour ça que cette anecdote t’est revenue soudain en tête ! Pourtant, moi aussi, j’avais hâte de pouvoir me laisser aller de la sorte pour lui raconter quelque chose de bien plus incroyable. Comme je sentais qu’il était amoureux, je le laissais s’étendre abondamment comme il en est capable dans ces cas-là. Et ça lui arrive si rarement. J’aurais pu lui demander s’il l’aimait, sauf qu’entre nous, c’était typiquement le type de questions que nous nous interdisions. Non pas qu’elles eussent pu être indiscrètes mais tout simplement parce qu’on finissait toujours de nous-même par l’avouer. Ce jour-là, il ne me l’avoua pas, peut-être avait-il quelques doutes. Je pense surtout qu’il n’en était qu’à la phase d’approche et qu’il savourait l’instant de l’idéalisation de l’autre. Peu importait que l’image fut fidèle ou non, seuls comptaient ces doux instants à rêver d’elle, à l’imaginer vivre loin de nous et incarner cet être si sublime qui le subjuguait. Un plaisir un peu immature que nous avions gardé et pour lequel nous étions, l’un et l’autre, les seul confidents possibles par peur d’être ridicule aux yeux des autres. Dans ce monde d’internet, de surcommunication, nous étions sur ce point deux anachronismes vivants. Pas de mails, pas de SMS, juste prendre ensemble un café et tout se raconter comme on le faisait dans les vieux romans.
- Au fait, je te l’ai dit ?
- Quoi ?
- Son prénom ?
- Non, même pas, ris-je.
- Elle s’appelle Isabelle. Alors, et toi ? Qu’est-ce que tu as à me raconter ?
- Oh moi ? Un truc incroyable ! Si incroyable que tu ne me croiras jamais…
- C’est malin, ça… D’un coup, j’ai l’impression de t’avoir importuné avec mon Isabelle…
- Mais, non ! Tu reprends un café ?
- Oui.
Alors je lui ai raconté mon histoire. Bien entendu, il ne m’a pas cru. Il a fallu que nous allions dehors et que je lui montre mon incroyable pouvoir. J’avais ce don en moi et je l’ignorais. Ou plus exactement, j’avais oublié que je l’avais. Une fois dehors et que je levai mes bras, il vit mon corps s’élever. Déjà, je sentais de grandes ailes blanches me pousser derrière les omoplates et brasser l’air puissamment. Il y a une vraie griserie à sentir soudain cette puissance derrière soit nous propulser là où nous voulons en quelques coups d’ailes.
Il n’en revenait pas. Mais en même temps, je le sentais tout entier la tête à son Isabelle.
- Tu ne veux pas m’accompagner, j’ai rendez-vous avec elle dans 10mn…
- Bien sûr que je veux. Je meure d’envie d’entendre cette voix hivernale !
- Non, pas hivernale… Une voix d’hiver ! Tu verras !
- Ou plutôt j’entendrai…
A cet instant, j’ignorai qu’elle allait faire partie de ma vie à ce point. Même quand je l’ai vue la première fois… Je ne prêtais pas vraiment attention à elle, et il me semble même avoir été déçu pour Stéphane, mais je me tus parce qu’elle était, à cet instant, tout pour lui. Par contre, même si je n’ai jamais osé le lui dire, il était évident qu’elle ne l’aimait pas.
Je crois me rappeler que c’est elle qui, la première, tomba amoureuse de moi. C’est bête à dire mais je n’avais pas de vraies affinités avec elle. Tout s’est construit malgré nous, au gré de nos rencontres de plus en plus fréquentes. Et ne me demandez pas comment nous avons fini par vivre ensemble, je ne saurais pas vous le dire non plus, mais toujours est-il que, un beau jour, je finis par aménager chez elle parce que son appartement était plus grand, mieux aménagé et surtout parce qu’elle y était plus attaché que moi du mien. A partir de ce moment, on peut dire qu’entre nous deux, comme on dit, les choses collaient. Puis nous sommes mariés. Et deux ans plus tard, nous avions un enfant. Un petit garçon. Qui de nous deux le voulut ? Je crois que nous étions d’accord sur la question sans qu’elle ne se posât vraiment. Vraiment, à cette époque, la vie était vraiment simple. Difficile d’expliquer le bonheur. Encore plus difficile d’expliquer à quelqu’un pourquoi de tels moments peuvent compter à ce point pour moi alors que notre histoire était on ne peut plus banale. Et plus j’essaierai de vous la raconter telle que je l’ai vécue et moins vous comprendriez pourquoi j’ai renoncé pour elle à tant de choses.
D’ailleurs, ce n’était pas exactement l’histoire que je voulais vous raconter. Tout ça, c’est juste une histoire banale d’un amour comme on en a plein qui se finit mal mais qu’il faut assumer parce qu’il y a eu ce foutu gamin. Et vous aurez compris que ce gamin, je l’aime plus que tout. C’est pourquoi je ne regrette pas cette relation, ni ces années gâchées avec la mauvaise personne. Je me disais qu’elle avait dû me préparer à affronter ce qui allait forcément venir, ce grand amour qui ravage tout, même si, pour elle, j’avais d’ores et déjà renoncé à mes échappatoires là-haut dans le ciel. J’étais donc prêt à donner encore plus à cette autre femme que j’attendais toujours, si, elle, elle l’avait demandé.
Mais, ce soir, je suis là-haut, seul, et le vent balaie mon visage et mon imper. Je vois tous ces toits, ces lumières, et je ne sais toujours pas quelle décision je vais prendre. A moins que je ne rentre à temps à la maison, car il y a une bonne émission à la télé. Et du coup, je vous raconterai mon histoire une autre fois. Oui, une autre fois, ça vaudrait peut-être mieux, surtout si je ne veux pas louper le début. Depuis que j’ai renoncé à mon pouvoir, il n’y a pas un jour où je me demande comment je vais faire pour vivre sans elles. Mes ailes me manquent. Et comme le dit la chanson :
It doesn't matter if we all die
Ambition in the back of a black car
In a high building there is so much to do
Going home time
A story on the radio
**
*
Finalement, je suis resté. Je préfère attendre qu’elle vienne. C’est pour ainsi dire une question de vie ou de mort. Je sais combien c’est ridicule, mais j’ai besoin d’une lumière, ce soir, au milieu de toute cette obscurité. D’une toute petite lumière. Alors j’attends. Mon carnet d’écolier et mon crayon de bois à la main.
J’ignore pourquoi cette autre scène me vient à l’esprit. Il vous est certainement arrivé un jour de vouloir dire quelque chose qui vous tenait terriblement à cœur à un être cher et de vous rendre compte, dans l’instant qui suit, que celui ou celle qui vous fait face ne pourra jamais vous comprendre. Ou alors pas à cet instant précis où vous auriez tant désiré le faire, comme si seules ces quelques secondes possédaient le pouvoir de véhiculer toutes les secrets de votre cœur ou de votre âme. Voilà c’était l’histoire d’un simple mot que je voulais lui dire et qui me mettait entièrement à nu. C’était un mot qui renfermait tout ce que j’attendais de la vie avec elle. Le mot absolu, comme je l’appelais dans ma tête. Et quand je le lui ai dit, ce jour-là, tout s’est écroulé sur moi, perdu que j’étais dans mon narcissisme. Je réentends parfaitement sa voix d’hiver…
- Tu peux répéter ce que tu m’as dit ? Je ne t’écoutais, je pensais à autre chose…
- Rien, je pensais tout haut…
- Tu crois qu’il fera beau pour qu’on aille sur la plage ?
- ….
- Je disais, tu crois que… Tu vois que tu ne m’écoutes pas non plus… Tu vas où ?
- J’ai besoin de sortir… De me retrouver un peu seul…
- Tu veux dire que…
Je ferme la porte sans la claquer. Il est dur de vivre avec quelqu’un depuis si longtemps et de se rendre compte qu’on ne se comprend pas, ni de jamais pouvoir lui confier son secret. J’ai à peine fait 100m que je me retrouve au milieu des voitures et des gens. Pourtant, j’ai envie de me retrouver seul. Et en même temps, je me rends compte que j’ai besoin de cette vie autour de moi pour sentir que j’existe. Je regarde là-haut le ciel. Il y a la tête des immeubles, puis encore au-dessus, un bleu très clair avec quelques nuages blancs très fins.
Le plus étrange, c’est que je me suis rendu compte que j’ai toujours su voler. Immédiatement, j’ai su profiter des courants d’airs chauds pour monter plus vite et planer tout autour. Par contre, j’ai toujours regretté de ne pas avoir une meilleure vue car tout devient si petit en bas une fois qu’on se laisse aller au plaisir de voler. J’aurais voulu être un aigle qui scrute ses proies de tout en haut.
J’aimais vraiment me laisser aller et oublier tout ce qui me rattachait parterre. Dans les airs, tout paraît possible. Une fois, j’ai parcouru plus de 200km et j’ai dormi sur les murailles d’un château du Moyen Age, alors que son accès était interdit au public à cause des nombreux éboulis. Mais je n’ai jamais réussi à de me poser sur les branches des arbres. Pour ça, il faut vraiment des pattes d’oiseaux. Et puis, mes ailes sont bien trop grandes pour arriver à me glisser dans les feuillages. Pourtant j’aurais tellement aimé m’y tenir comme le font les vrais volatiles. J’aurais voulu également traverser l’océan et me retrouver en Amazonie pour pouvoir voler au milieu d’oiseaux chamarrés, mais j’ai toujours eu la frousse de finir épuiser avant ou d’être piégé dans une tempête. Les caprices de la météo restaient ce que je craignais le plus, car je ne disposais pas de vraies plumes pour me protéger de l’eau, et mes vêtements détrempés me frigorifiaient quasi immédiatement et m’alourdissaient. Une fois, j’étais tellement tripé que j’ai même dû rentrer à pieds le temps de trouver un taxi…
Souvent on me demandait comment je pouvais prendre froid à ce point. Comment leur répondre ? Pour tous, j’étais celui qui craignait les courants d’air. Tout petit, ma mère ne cessait de m’acheter des bonnets et des écharpes qu’elles m’infligeaient de porter tard au printemps. Les autres enfants se moquaient de moi mais je m’en moquais parce que je n’avais pas besoin d’eux. J’avais mes grandes ailes qu’ils ne pouvaient voir. Tandis qu’eux jouaient à courir et à brailler dehors, moi je m’isolais et en profitais pour m’échapper hors de l’école pendant la récré. J’étais tout petit. Trois ou quatre ans tout au plus. Une fois, je suis même rentré trop tard. Je m’étais endormi, épuisé par l’effort de voler. Une femme m’a réveillé dans un jardin d’enfants. Elle m’a ramené à l’école. Les autres enfants ont bien ri de moi encore une fois. Une petite fille est venue me voir en me disant que ce n’était pas drôle et qu’à elle aussi cela lui était arrivé. Je n’ai jamais su si elle me disait là qu’elle était somnambule ou si elle avait percé mon secret. Nous nous sommes longtemps regardés. Et en regardant de si près ses petits yeux plein de tendresse et de compassion, jamais je n’avais été aussi près de raconter la vérité. Suite à cette aventure, ma mère fut convoquée, sans doute pour lui dire qu’il n’était pas normal que je fugue de la sorte. Je crois qu’elle apprit également que j’étais un enfant étrange et que les autres enfants ne m’aimaient pas trop. Toujours est-il qu’elle me changea d’école en cours d’année. Et toujours est-il aussi que, ce jour-là, j’ai eu honte de mon pouvoir et que je réussis à ce point à l’enfouir dans ma mémoire jusqu’à l’oublier totalement.
Puis, je l’ai redécouvert presque 20 ans plus tard. A dire vrai, je me sentais plus en plus mal à cette époque comme si je vivais en imposteur. J’avais jour et nuit une boule au ventre jusqu’à en avoir la nausée certains jours. Cela faisait plusieurs mois que je consultais les médecins et, un jour, à la sortie de l’hôpital, j’ai regardé cette verdure et ces arbres autour de moi, et ce souvenir de la maternelle m’est revenu. Intact et limpide. Alors j’ai regardé s’il n’y avait personne. J’ai tendu les bras et fixé un point au-dessus des immeubles. Je crois que c’était un nuage en forme de dragon. Et je me suis lancé. J’ai d’abord fait un premier saut sur quelques mètres. Puis en reprenant mon élan, j’ai senti mon corps se soulever et perdre toute sensation de pesanteur. Instantanément, j’étais ce petit enfant qui avait volé jusqu’à un jardin avec tous ces toboggans et ces balançoires, sauf que je volais bien plus haut et que je me sentais bien plus fort. Quand je me suis reposé, vingt bonnes minutes plus tard, sur le parking pour reprendre ma voiture, tout mon mal être avait disparu. J’étais à nouveau moi-même. Et deux semaines plus tard, Stéphane me présentait Isabelle.
Je crois que j’ai toujours voulu embrasser le monde d’un simple regard. Déjà tout petit, j’enviais les grands qui pouvaient voir tout ce qui était dessus de ma tête et qui m’était caché. Je m’imaginais alors que ce qui s’y trouvait devait être hors du commun, une sorte de monde secret que seuls les adultes ont le droit de voir. Puis on grandit, les secrets disparaissent, mais il reste ce ciel bleu au-dessus de nos têtes, et on se dit que, de là, tout serait différent. Et c’est le cas, on peut enfin découvrir ce qu’on ne voit pas le nez collé au sol. C’est bizarre, parce que cette dernière expression, « le nez collé au sol », me rappelle également l’un de mes plus vieux souvenirs d’enfance, qui, d’après moi, a fait ce que je suis et m’a donné cette envie de ne plus jamais avoir le nez collé au sol.
Ce devait encore être encore lors de ma première année de maternelle. D’ailleurs, je crois qu’il fait partie des trois ou quatre souvenirs dont je me rappelle encore de cette époque. Tout le reste a disparu de ma mémoire comme il se doit. On dit qu’il ne nous reste de notre petite enfance que les souvenirs les plus heureux et les traumatismes, et il ne fait pas exception. La scène se passe à la récré, je cours pour je ne sais plus quelle raison _ je crois que je jouais aux gendarmes et aux voleurs, et j’étais très doué parce que je courrais très vite_ donc je cours comme je savais si bien le faire et il pleut, ou tout du moins il avait beaucoup plu. A vrai dire, j’ai surtout en mémoire la sensation de mon pied en train de se poser sur le sol et glisser d’un coup, me déséquilibrant totalement. Je vois toujours le pilier devant moi et me rappelle très bien de cette peur qui m’a saisi en comprenant que j’allais le percuter de plein fouet avec ma tête.
Tout ça ne dura que quelques secondes, mais je revis encore aujourd’hui parfaitement la scène. Pendant quelques secondes, je ne sais plus ce qui se passe autour de moi, je me sens bien, je crois même rêver et me sentir flotter dans les airs. J’entends des voix, on me parle, mais je suis bien. Puis il y a cette douleur violente, ses visages au-dessus de moi, ces cris, puis l’envie de me gratter la tête là où ça me fait mal parce que ça me chatouille en même temps. De l’eau coule sur mon front, je veux l’essuyer, mais on me l’interdit, trop tard, j’ai porté mes doigts sur ma peau et, aux regards effrayés que je vois partout autour de moi, je comprends que c’est du sang et je me mets à pleurer parce que je comprends que ça peut être grave. Puis je pleure parce que j’ai vraiment mal. A dire vrai, je n’ai plus trop de souvenirs de ce qui suit. Je vois une salle blanche très éclairée, un lit blanc, des infirmières tout en blanc, un monsieur avec des lunettes avec une blouse blanche. Et j’ai peur.
Quand je retrouve mes parents, je les entends parler avec le docteur. Je ne comprends pas trop les mots qu’ils prononcent, je devine l’inquiétude de ma mère, mon père qui la rassure en disant que j’ai la tête dure et que je vais m’en sortir juste avec une grosse bosse et qu’elle n’a pas à s’inquiéter. J’entends un mot étrange qui me fait peut très peur, celui de «cérébral ». J’ignore ce que ça veut dire mais je suis certain que ça veut dire quelque chose de grave. Je crois aujourd’hui que cet accident m’a donné mon pouvoir. Et aussi bizarre que ce soit, ce soir, en haut de mon immeuble, je me dis que j’aimerais être là, dans ce lit, tout enfant, et refaire toute ma vie à partir de là. Et j’ignore pourquoi mais ça me fait rire…
Something small falls out of your mouth
And we laugh
A prayer for something better
A prayer
For something better
**
*
La nuit avance et rien ne se passe. J’ai l’impression de tourner en rond dans mon histoire, que je m’embrouille pour rien, comme si je ne voulais pas aborder ce qui m’importe vraiment. Dès ma première rencontre avec elle, la voix d’hiver d’Isabelle m’a immédiatement fasciné à mon tour. J’aimais sa façon de dire les choses comme si elles avaient en elles tout un mystère. Vraiment, ce n’était pas son physique qui m’importait mais toute sa manière d’être. Maintenant, je me rends compte qu’il y avait une grande part de séduction délibérée de sa part dans tout ça et que j’étais complètement dupe. Comment lui en vouloir puisque sans ça, je n’aurais jamais essayé de m’intéresser à elle ? Oui, tu avais su me charmer alors que j’avais toujours cru que c’était moi qui t’avais séduite. Je n’avais fait que rentrer dans ton petit jeu. Un adorable petit jeu qui m’a conduit jusqu’au mariage.
Puis, je crois que mon besoin de voler et de plus en plus longtemps a tout gâché. D’abord, c’était vraiment par pur égoïsme de ma part. Et puis, je suppose que tu as fini par t’imaginer des choses avec toutes mes absences. Comment t’en vouloir ? Et le jour où tu as voulu partir, j’ai eu le sentiment que tout s’éclairait. Difficile de dire quoi précisément. D’ailleurs, je ne pourrais pas véritablement l’expliquer. L’important, c’est ce que j’ai ressenti à l’idée que tu pouvais me quitter. J’ai soudain réalisé que c’était moi qui partais. Je veux dire que j’aurais très bien pu à mon tour franchir cette porte sans me retourner et te laisser à ma place. Si tu partais, c’était autant pour me faire souffrir que pour me l’éviter à moi. En même temps, je me suis dit que c’était aussi pour toi une façon de ne plus souffrir. Et au moment où j’ai pensé que tu étais lâche, j’ai compris que je me trompais totalement. Si tu me quittais, c’était surtout pour te cacher pour pleurer.
Bien sûr, quand tu es revenue, nous avons tous les deux fait comme si cela avait été une erreur, mais nous savions alors, l’un comme l’autre, que ce qui était impossible il y a peu était devenu plus que probable. Nous avons alors dû lutter pour exister ensemble.
Pourtant, il y a longtemps qu’il ne se passait rien entre nous. Et ce qui est le plus dur à t’expliquer, c’est que plus il se passait de choses entre nous et moins elles existaient. A cette époque, on vivait depuis si longtemps dans une illusion que seul importait de la maintenir en vie. J’aimerais me tromper, mais chaque jour qui s’écoulait alors ne faisait que renforcer le sentiment de l’échec. Et pour y parvenir, chacun y a contribué avec brio.
Oui, difficile de réaliser combien on s’est fait du mal à force de vouloir le bien de l’autre. C’est certainement le pire de ce qui nous est arrivé. On veut continuer à faire du bien à l’autre alors qu’on sait très bien qu’on se ment, à tel point qu’on pourrait croire qu’on ne se connait pas. Peut-être qu’à la place, nous préférons nous mentir, croire qu’on ne cherche pas d’abord à se faire plaisir à soi. Peut-être qu’à force de vouloir être à l’image de l’autre on finit par le détester autant qu’on se déteste soi-même ?
Parfois aussi, on se disait des mots qui n’existaient pas. Ces mots nous parlent mais ils ne disent rien. Ils sont exactement ce qu’ils sont, alors qu’on aimerait entendre tellement plus. A chaque fois que je les entendais dans ta bouche, j’avais l’impression d’avoir en face de moi une étrangère. A dire vrai, il m’arrivait de ne plus savoir qui j’avais en face de moi…
Et moi, à ces mots, je n’avais que du silence à répondre. Un silence qui ne veut pas dire beaucoup plus, ou qui ne dit que ce qu’il dit, c’est-à-dire rien, comme deux mondes qui ne se rencontrent plus, avec un en haut et un autre en bas. J’ignore si toi aussi tu ressentais la même chose, si mon silence te parlait comme tes mots me parlaient. Aujourd’hui encore, tu ne le comprends sans doute pas, mais je sais qu’au plus profond de toi, tu le comprenais également, tout comme tes mots m’effrayaient. Tu as certainement eu peur, et tous tes mots que tu m’adressais alors étaient remplis en creux de cette peur. Et j’ignore pourquoi, mais je repense à ton visage lorsque tu étais heureuse. Il y a encore peu, j’aimais tant te voir heureuse et ton bonheur me faisait un bien infini, c’était si doux. J’ignore si toi aussi tu aimais à ce point t’abreuver de mon visage lorsque j’étais heureux. Mais arrivai-je seulement à l’être autant que toi à force de toujours vouloir tout expliquer ce monde qui nous entoure ou d’analyser tout ce qui nous arrive ? Le bonheur, lui, ne s’explique pas, il se vit et se sauve dès qu’on veut le comprendre. Et tu avais exactement le sourire de celle qui veut encore être heureuse et maintenir en vie les illusions passées. Comme cette scène que je t’ai faite sans que tu ne comprennes rien… Je la revis comme si c’était aujourd’hui. Tu es devant moi. Je te vois. Et je crois lire parfaitement ce qui se cache en toi.
- Un sentiment simple se lit sur un visage sans qu’on ne le contrôle et c’est ce qui est beau. Il ne dit rien d’autre que ce qu’il dit. Il n’y a rien à comprendre, rien à cacher.
- Et là, sur mon visage, tu vois quoi ?
- Sur ton visage ? J’aime ton sourire.
- Mais ce n’est pas un sentiment. Alors tu vois quoi ?
- Il y a comme une hésitation, une petite peur qui fait que je ne vois pas ce que tu éprouves. En fait, je crois que tu as peur que je ne vois pas ton amour…
- Vraiment ? Et là ?
Quelque chose a changé. La question que tu m’as adressée voudrait tellement dire que cet amour entre nous n’a pas changé et qu’il suffit de le vouloir très fort pour qu’on puisse le voir. Et comme je ne veux plus entendre entre nous des mots vides, je cherche comment t’amener à engager une vraie discussion. Et je dis exactement ce que tu ne veux surtout pas entendre, une vérité qui m’arrange parce qu’elle m’évite de me dévoiler.
- Il n’y a plus d’amour, juste la peur. La peur du coup que je voie tes vrais sentiments…
- Alors tais-toi et embrasse-moi au lieu de dire des bêtises.
Tu sais très bien que ce ne sont pas des bêtises. Mais qu’importe, parce que, quand nos lèvres se touchent, à cet instant précis, je sens que je n’existe plus, je ne suis plus qu’un rêve, le tien, et j’ignore qui je suis. Quand je rouvre les yeux, les tiens restent clos encore un instant comme si tu avais peur de les rouvrir et je sens pertinemment que tu veux retrouver cet amour qui nous a unis. Alors, tu les rouvres à ton tour et me regardes. Il y a dans tes yeux encore plus de peur et je comprends que ce qui t’effraie à ce point ne se trouve pas en toi mais se cache partout sur mon visage, dans mes propres yeux. Et tu ne souris plus.
- Oui, tu avais raison. Un sentiment simple se lit sur un visage sans qu’on ne le contrôle… mais ce n’est pas toujours beau à voir…
- C’est peut-être parce qu’il n’est pas aussi simple qu’on le voudrait et que ce qui le rend si laid fait partie de ce qu’on veut cacher ?
- Tu ne dis que des conneries… Tout ça, ce n’est que des conneries…
- Oui, tu as raison. Je parle pour rien dire…
- Pourquoi tu dis ça ? Parce que, quand moi je parle, je parle pour rien dire ? Et que je ne dis que des conneries ?
- Mais non… C’est juste que…
- Que quoi ?
- Que j’aime parler pour parler. Raisonner pour raisonner… Tu me connais pourtant…
Cette fois-ci, c’est toi qui te tais et c’est moi qui ai peur. J’ai peur de ce que j’éprouve à cet instant précis. J’aimerais tant te dire que tu as tort mais je préfère me taire aussi. Alors que, toi, si tu t’étais tue, c’était au contraire pour que je parle, pour que je dise enfin ce que je pense au lieu de dire des mots que tu ne comprends pas et qu’enfin je te permette de mieux me comprendre. Mais comme d’habitude, cela ne dure pas. Des mots vides, toujours plus vides, et qui, pour toi, sont sans doute plus importants que le reste parce qu’ils te libèrent d’un poids. Et ce poids, moi, me cloue au sol tandis que j’aime voler loin dans le ciel et sentir le vent m’emporter, ce qui est d’ailleurs autant un besoin d’ivresse qu’une fuite de ma part.
- Au fait, ta mère a appelé…
- Ah bon ? Et elle voulait quoi ?
- Rien de particulier, juste savoir comment tu allais. Je lui ai dit que tu la rappellerais ce week-end.
- Tu as bien fait.
Ces mots qui ne veulent rien dire m’ont fait mal, et tu le sais. Toi aussi tu sais très bien le faire sauf qu’en même temps, en choisissant de rompre le silence, tu as érigé un mur entre nous. C’est exactement le genre de mots que je ne voulais surtout pas entendre. Et cela m’agace encore plus. C’est une fuite en avant et en même temps un aveu d’impuissance. J’ignore si c’est pour toi une façon de baisser les bras ou une façon de surmonter ton angoisse. L’envie de parler m’a quitté. Tu as gagné. Je regagne mon petit nid et je découvre des petits barreaux partout autour de moi.
- Elle t’a dit si sa hanche la faisait encore souffrir ?
- En fait, j’avais pas envie de lui parler, je lui ai juste dit que tu la rappellerais…
A mon tour je fuis en avant. Je continue cette discussion au lieu d’affronter la vérité. Ma mère n’a rien à faire dans notre histoire et tu le sais bien. A chaque mot que tu prononces, je te vois te recroqueviller et je ne veux plus te faire mal. A mon tour je joue ce rôle que je déteste. Je te caresse la joue comme pour te dire que je regrette ou que tu t’es trompée sur moi. Et j’aimerais tant que tu aies raison. J’approche à nouveau mes lèvres pour déposer un baiser dans ton cou et te serre très fort contre moi, comme si ce n’était pas un aveu d’impuissance. Pendant que dure cette tendre étreinte, chacun de nous a encore envie d’y croire au nom de tout notre passé. Et j’aime me dire que ces bras qui t’entourent sont tes barreaux à toi.
Alors je ferme les yeux. Et je rêve. Je sens autour de moi une brise légère et j’oublie mon corps. Je me sens léger et l’air me rentre plus fort dans les poumons. C’est parce que mon cœur bat plus vite et que mes bras brassent l’air dans le vide. Quand je rouvre les yeux, je suis près du feuillage d’un arbre.
Je me sens libre, si libre. Je vois bientôt le toit d’un immeuble et je décide de m’y reposer. Au début, je faisais ça en cachette et je frissonnais de peur dès que quelqu’un pouvait me voir. Et plus les mois et les années avançaient et plus il m’arrivait de perdre le contrôle, et même de m’élever dans les airs au milieu de tout le monde. Quand mes pieds quittaient le sol, je me rendais compte que personne ne prenait vraiment garde à moi. C’est là que j’ai découvert que je n’existais pour ainsi dire pas aux yeux des autres, je pouvais disparaitre, personne n’y prenait garde. Il y a longtemps que je sais que ma place est dans les airs. Là, je me sentais moi, j’étais libre de faire ce que je veux, de vivre sans tenir compte de tout ce qui me retenait parmi les autres. Certes, je suis seul, mais quelle importance. Même au milieu des autres, je suis seul. Personne n’entend ce que j’ai à dire. Il m’arrive parfois de l’écrire, mais personne n’est là pour le lire.
Un oiseau me regarde. Il n’a pas l’air surpris, juste un peu méfiant, peut-être un peu moqueur parce que je ne vole pas comme lui, je flotte dans les airs plus que je ne vole. Au départ, j’avais du mal à me diriger. Mon élan m’emportait toujours plus loin que je ne le voulais. Pour m’arrêter, il fallait que je m’accroche à une branche, à une antenne ou à n’importe quoi du moment que cela me freinait. Me poser était vraiment le moment le plus délicat. Je pouvais parcourir des dizaines de km sans être fatigué, mais si je volais aussi longtemps, c’était autant par plaisir que par crainte de me blesser en me reposant à terre. Une fois, j’ai failli traverser le toit d’un immeuble tellement j’étais emporté dans mon élan. J’en ai chuté dans le vide et, in extremis, j’ai réussi à reprendre mon vol peu de temps avant que je ne m’écrase au sol. Pendant trois jours, je me suis abstenu tellement j’avais eu peur. Aujourd’hui, le pire qui puisse m’arriver, maintenant que je n’ai plus d’ailes, c’est de me tordre une cheville en descendant un escalier...
A force, je me suis rendu compte que, plus je volais, et plus il m’était difficile de rester longtemps au sol. Mon corps réclamait les airs, mon esprit réclamait les airs, ma bouche réclamait les airs, mes bras réclamaient les airs. Souvent je me sentais décollé malgré moi et j’étais obligé de m’agripper à des chaises, à des tables ou n’importe quoi pour rester parmi les autres, parmi mes proches, voire même parmi ma propre famille.
Voler, c’est tout oublier. Il y a juste à suivre les courants chauds et se laisser porter. Parfois, je devinais la présence d’un autre dans les airs. Nous n’osions nous regarder. Sans doute parce que nous avions honte de ce que nous faisions ou qu’on préfère encore et toujours rester seul. Au début, je mourrais d’envie de demander aux personnes qui m’étaient les plus chères si elles aussi arrivaient à voler comme moi. Mais quelque chose m’a toujours retenu. L’angoisse de connaître la vérité ou de devoir me justifier si jamais…
Je me revois survoler la campagne, mais ce n’était pas ce que je préférais. J’ignore pourquoi, mais j’aimais planer au-dessus des villes. En fait, je sais très bien pourquoi. Là, au milieu de tous ces gens qui marchent dans les rues, la tête basse, le portable à la main ou à l’oreille, il n’y a guère que des enfants qui pouvaient remarquer ma présence au-dessus de toutes ces têtes. Et pourtant, je mourrais d’envie d’y découvrir une présence. Une âme sœur avec qui j’aurais partagé ce que je vivais, sans que nous n’ayons eu ni l’un ni l’autre besoin de dire quoi que ce fût. Juste se toucher la main et sentir nos corps s’élever plus haut, encore plus haut, ensemble, toujours plus haut, toujours plus loin. Pas très loin pourtant, mais qu’importe. Quelqu’un avec qui, enfin, je me serais senti moi-même.
J’ignore si, depuis le temps, tu as deviné ce que je faisais lorsque je m’absentais. Te connaissant, tu as certainement dû trouver une explication, mais as-tu vraiment compris ? Peut-être que, lorsque je m’absentais, à ton tour, tu en profitais pour t’évader, pour devenir une autre personne que je ne connaissais pas et qui m’aurait surprise comme jamais. Ce que je sais, c’est que je n’ai plus envie de le savoir. Je préfère garder mon secret et que tu gardes le tien. Après tout, chacun a droit à son jardin secret et j’ai trop eu besoin du mien pour vivre.
Présenter comme ça, on pourrait croire que notre histoire fut si simple, qu’il aurait suffi d’un peu de courage pour y mettre fin. Seulement, entre nous, il y a notre fils. Chacun de nous l’aimons. Et, quoi qu’on fasse, il nous lie l’un à l’autre. D’ailleurs, quand tu es revenue, j’ai cru que c’était uniquement pour lui. En fait, je crois que c’est surtout parce que tu aurais préféré que ce soit moi qui parte. Et, entre nous deux, je sais pertinemment que tu avais raison et que je ne lui ai jamais donné tout ce que, toi, tu lui as donné. Pourtant, tu sais, je lui ai donné plus que tout ce que, à moi, on m’a donné.
**
*
J’ai besoin d’ailes pour vivre. Du moins, j’ai longtemps cru ça. Maintenant qu’elles sont brisés, je réapprends à vivre sans. En fait, je ne réapprends pas. C’est ça qui est terrible. Chaque jour, je me dis qu’elles peuvent me revenir et que je pourrais revoler…
Parler pour ne rien dire, quelle importance, maintenant que toute une vie s’est brisée. Au contraire, j’aimerais tant que tu me parles pour ne rien dire. Il y a ce qu’on vit, ce qu’on rêve et ce qu’on a eu et qu’on n’aura plus jamais. Moi, j’ai tout perdu le jour où je me suis évadé une fois de trop. J’avais toujours cru que c’est moi qui partirais alors que c’est toi qui m’as laissé. Ce jour-là, tu m’as brisé les ailes et, depuis, je rampe parmi les ombres. J’ai beau avancer à pas de loup dans notre chambre, je ne surprends plus personne.
Ce soir-là, pourtant, j’avais longtemps attendu. J’avais même refusé de m’envoler pour te chercher de peur que tu ne rentrasses lorsque j’aurais été absent. Puis j’ai eu ce simple coup de téléphone où tu m’as appris que tu me quittais. Sans que tu ne m’eusses rien dit, j’ai alors tout deviné. Contrairement à ce que j’avais toujours pensé, j’ai découvert que ma femme avait également d’immenses ailes pour s’envoler loin de moi…
Oui, j’ai attendu. Longtemps. Tu étais partie parce que tu ne voulais plus souffrir. Du moins, c’est ce que je crois. Mais je n’y mettrais pas ma main au feu.
Puis, nous avons divorcé et j’ai appris à vivre sans elle. Je croyais aimer la solitude. En vérité, j’aimais me retrouver seul uniquement parce que je savais que je la retrouvais après. Je rêvais d’une femme et elle était sous mes yeux, près de moi, lorsque la nuit venait. Je n’avais qu’à tendre le bras pour la toucher et la serrer fort contre moi. Elle n’était pas un rêve. Or je pensais avoir besoin d’un rêve pour vivre. C’était son principal défaut. C’était ma plus grande erreur. Et maintenant, si !, je me rappelle ! Oui, je me rappelle, mon amour !
- Tu te rappelles quand je te demandais ce qui n’allait pas ?
- Non, je ne me rappelle pas…
- Dommage, parce que tu aurais tout compris…
- Compris quoi ?
- Qu’il y a des choses qui ne se disent pas…
- Comme quoi ?
- Tu te fous de moi ? Tu ne vois vraiment pas ?
- Non, vraiment pas…
- Tous tes silences…
Effectivement, je n’ai rien eu à répondre à ça. Une fois de plus, je me suis tu. C’est la seule chose qu’on s’est dit après que le juge ait prononcé notre divorce. Ce jour-là, je m’en foutais parce que j’avais obtenu la garde alternée. Depuis, j’ai appris que les silences font aussi mal que les mots car ce sont eux qui m’ont scié les ailes. Ce n’est pas toi mais moi qui m’aie scié mes ailes avec tous les silences que je laissais entre nous.
**
*
Même trois ans après, c’est à elle que je pense même lorsque je m’endors. C’est elle qui me manque le plus. Et ça, contrairement à ce que j’avais cru, jamais je ne pourrais le réduire à un seul mot. Pourtant, j’ai essayé de vivre sans elle. Je me suis appliqué à rester les pieds sur terre et à m’intéresser à ce qui m’entoure, à écouter plus que jamais tout ce qu’ils racontent, à me comporter le plus possible comme ils l’attendent. J’ai tellement essayé de leur ressembler que j’ai perdu toute envie de voler. Je suis devenu comme eux, j’attends mon bulletin de salaire, je négocie comme je peux mes augmentations en fin d’année, je dépense mon argent pendant les soldes, j’économise pour les vacances et ma retraite. A dire vrai, je suis presque heureux de ma vie. Autant que n’importe qui d’autre.
Il m’arrive encore de regarder le ciel. Et j’y aperçois parfois de drôle d’oiseaux. J’aimerais avoir l’envie de les rejoindre mais je ne l’ai plus. C’est le passé. J’ai les pieds sur terre. Comment ai-je pu nier à ce point la vérité ? M’imaginer au-dessus des autres ? Moi ? Quelle impudence ! Une fois, mon fils me tenait par la main et m’a demandé ce que je regardais dans le ciel. Je crois que mon estomac s’est noué comme jamais.
- Dis, tu regardes quoi ?
- Rien, un oiseau sans doute…
- Toi aussi, tu les vois ?
- Oui, je vois les oiseaux.
- Non, pas les oiseaux. Eux…
Sa main se tendit vers le ciel m’indiquait des ailes immenses que je connaissais si bien. Mais ce qui me tenait la main ce jour-là était bien plus important que tout ce qui pouvait voler dans le ciel.
- Toi aussi tu voudrais voler ?
- Oh oui !
- Alors, ne bouge pas…
Doucement, je l’ai fait basculé sur mon avant-bras et j’ai pris ses jambes de l’autre main et je l’ai soulevé dans les airs à l’horizontal. Il s’est mis à tendre ses bras et à battre les airs avec. Et moi, je pivotais, je pivotais, pivotais sur moi-même à m’en donner le tournis. Et mon fils riait. Et ses rires me faisaient du bien autant qu’ils me faisaient mal. Quand je l’ai reposé à terre, les muscles de mes bras étaient douloureux et ma tête tournait.
- Encore, papa !
- Non, je n’ai plus de bras… La prochaine fois…
- Allez, encore une fois… Juste une…
- Bon, d’accord…
J’ai recommencé. Je n’avais plus de force mais, pour lui, j’en ai retrouvé. Il est tout ce qu’il me reste. Et cette fois-ci, à tourner ainsi, pendant un instant, je me suis vu voler avec lui, là-haut, dans le ciel au milieu d’eux… J’avais les larmes aux yeux, parce que je me suis revu aussi la perdre pour avoir voulu m’envoler une fois de trop. La toute dernière fois que je l’ai fait…
Je crois que jamais je ne pourrais vivre sans ailes. Elle le savait. Et c’est sans doute pourquoi elle est partie. Mais depuis, c’est elle qui me manque encore le plus. Et je sais qu’il me faudrait bien plus qu’un seul mot pour le lui dire. Et tous les autres n’auraient alors plus aucun sens. Pourtant, maintenant, j’aimerais tous te les dire. Briser mes silences et te parler avec tous ces mots vides de sens. Quel arrogant j’étais alors. Tu as bien fait de me quitter.
La différence, c’est que je sais que, la nuit, il fait si froid quand on est tout en haut, tout seul, et sans ailes. Tout seul, à me dire que jamais je ne pourrais vivre sans elles, sauf que mon fils est tout ce que j’ai et, pour lui, je suis prêt à oublier combien j’aimais embrasser le monde d’un simple regard. Je suis prêt à garder le nez collé au ras du sol s’il le faut. Surtout, je veux que mon fils continue de rêver à combien il doit être doux de voler, mais pas qu’il sache combien il fait si froid là-haut lorsqu’on s’y retrouve tout seul et sans ailes. Je regarde cette nuit qui dure et qui pourtant va bientôt cesser. Mes yeux fouillent dedans pour trouver une réponse à tout ce qui m’est arrivé. Ou trouver la bonne question pour me guider dans cette vie qui m’attend. Je regarde devant moi comme si j’y voyais toute mon existence et j’ai peur de ce qui, au loin, pourrait m’arriver, à moins que ce ne soit tout en bas. Le nez au ras du sol. Décidément je ne pourrais vivre sans elles. Pourquoi rentrer alors que j’ai tant besoin d’elles, un peu comme un ange déchu ? Encore cette putain de chanson que j’aimerais tant oublier et qui tourne en boucle dans ma tête.
Over and over
We die one after the other
Over and over
We die one after the other
One after the other
One after the other
One after the other
One after the other
It feels like a hundred years
A hundred years
A hundred years
A hundred years
A hundred years
One hundred years
Comme si, malgré toutes ces années, j’étais resté le même. Un enfant qui s’ennuie de la vie. Alors j’attends. J’attends et scrute la nuit pour détecter le moindre signe de sa présence. Juste une petite lumière ? Non, je la vois. Elle approche. Toute entière et rien qu’à moi.
**
*