Portraits des Jours Anciens : Le Lecteur face au mystérieux Chapitre 3
Raconter une histoire de renard n’est rien si on vous raconte la fin. Et pourtant, c’est ce que je vais faire. A la toute fin, quoi que pense ou fasse mon lecteur, je devrais avoir gagné. En tout cas, tel est le défi que je me fixe cette fois-ci pour écrire cette histoire. Et c’est bien pourquoi je fais appel à vous pour ne pas me retrouver dans la même situation que dans le Chapitre 2 où je perdais à la fin quoi que pensait ou faisait mon lecteur. Et cette fois-ci, pour réussir, j’en ai besoin d’un qui soit suffisamment affuté pour déjouer tous mes pièges de manière à vraiment donner vie à ce mystérieux Chapitre 3 qui débute. D’ailleurs, de vous à moi, l’histoire importera finalement assez peu, car seul compte véritablement la présence de ce renard et de tout ce qu’il fera pour piéger son petit monde.
Pour réussir une vraie histoire de renard, nous avons à créer entre le lecteur et moi toute sorte de paradoxes pour l’attirer jusqu’à la fin pour savoir qui de lui ou de moi l’emportera. Par conséquent, le premier de ces enjeux consistera non pas à écrire une simple histoire de renard mais bien un véritable Chapitre 3 qui serait à la fois un début et une fin. Pour cela, j’ai l’intention d’écrire une histoire que vous connaissiez peut-être puisqu’elle a déjà été écrite deux fois. Rassurez-vous, rien de bien palpitant puisqu’il s’agit de repartir de la trame du Renard au Harnais qu’a écrite Vuld Eldone ici à partir d’une image banale qu’il avait trouvée et que j’avais tenté d’exploiter à mon tour dans un Chapitre 2.
Pour camper le décor, je dirais que rien n’a changé depuis le chapitre 1. On a toujours un renard, une oie et un pont à traverser, et que c’est, ma foi, plutôt maigre comme histoire. Ah oui, j’oubliais de préciser pour ceux qui n’auraient pas lu les précédents chapitres que le renard est harnaché et tire un carrosse et que l’Oie se tient derrière lui sur le carrosse avec un journal et un fouet à la main. Et que le pont mène droit sur une forêt. Voilà présenté en quelques mots tout le décor et toute l’histoire. Avouez que c’est plutôt maigre pour qu’un lecteur y trouve son compte. Et moi aussi, j’avoue que, si jamais je devais à être à votre place, je rentrerais dans tout ça à reculons.
Pour commencer, partons de mon échec du chapitre 2. Même si ma volonté était de perdre volontairement en piégeant mon lecteur, en soi, je minorais la portée de cet échec. En fait, il m’a surtout révélé que j’existe non pas parce que j’écris mais bien parce qu’un lecteur me lit. Même si écrire est une sorte de jeu avec lui dont le but final serait de lui dire « Ceci est mon monde et soyez le bienvenu! », jamais je ne dois le perdre en chemin. Par conséquent, la réussite de cette histoire dépendra de ma faculté à donner naissance à un monde dans lequel chacun plongerait à la fin qu’il en ait envie ou pas. Et j’aimerais vraiment que chacun reste un peu avec moi, même après que tout soit terminé. Pour y parvenir, oublions un instant que je suis un renard et que je cherche à piéger notre lecteur, et focalisons-nous uniquement sur celui qui me lit à cet instant précis. C’est ici que j’ai plus que jamais besoin de sa présence, discrète, rassurante, avec son regard fixe pointé sur moi, un regard d’ailleurs si perçant que j’aimerais sentir en moi la vie naître et palpiter au moment même où nous nous regarderions enfin, l’un et l’autre, les yeux dans les yeux.
Dès lors, comment parvenir à écrire un vrai Chapitre 3 en racontant ni plus ni moins la même histoire que les deux précédents chapitres tout en donnant au lecteur un rôle à sa mesure? Voici donc le second paradoxe. Pour que chacun y trouve un intérêt à l’écrire et moi à le lire, il va bien falloir que nous y mettions quelque chose dedans qui n’ait pas été exploité ni dans le Chapitre 1 et ni dans le Chapitre 2… Et pas question de mentir à qui que ce soit une nouvelle fois… Mais pourquoi au fait ? Parce que nous ne nous adresserons évidemment plus au même lecteur. Et aussi parce que, moi aussi, je ne suis plus le même auteur. L’un comme l’autre nous avons changé avec le poids de l’expérience de nos deux précédents chapitres et, en même temps, nous nous connaissons mieux et nous savons de quoi nous sommes l’un et l’autre capables. Sauf que, tout comme lui, j’ai appris ma leçon et que, cette fois, je veux qu’il sache qu’à la toute fin, quoi qu’il découvre, j’aurai gagné. Et cela, quoi qu’il dise et quoi qu’il pense, puisque tel est le défi que nous nous sommes fixés dès le départ.
Seulement, pour parvenir à mon tour à donner vie à mon histoire, il me reste une étape à franchir. J’ai bien peur qu’il me faille moi aussi aller plus loin dans mon écriture. Parce qu’elle doit créer un monde à moi alors que tout m’est imposé : un renard, une oie, un carrosse et tout ce qui gravite autour, impassible et opaque et qui contient presque tout l’univers, la pierre du pont, l’eau qui coule dessous, la terre de part et d’autre avec, bien sûr, cette forêt qui nous fait face. Ecrire ce mystérieux chapitre 3 alors que je n’ai toujours pas trouvé pourquoi le lecteur me lirait jusqu’au bout. Le fait est que, pour l’écrire, je dois moi aussi plonger avec mon lecteur dans l’inconnu, franchir en quelque sorte le pont tout en restant strictement dessus.
Ce sera, à mon sens, le dernier paradoxe de ce chapitre. Et c’est pour moi le plus effrayant d’entre tous. Il s’agit de trouver le tour de magie qui me lierait au lecteur à chaque mot qu’il lira, parce que les mots ne se métamorphoseront en images, et les images en vie, que grâce à lui, sous sa seule impulsion. Alors, quand viendra la fin de ce chapitre 3, au moment où on s’attend normalement à ce que ce lien qui nous unissait ne meure aussitôt, j’aimerais que l’histoire perdure d’une manière si forte que le lecteur plongerait dans un même élan dans le monde que j’aurai créé et qui sera dorénavant le mien. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, je crois que nous avons sans doute cerné le véritable enjeu du texte qu’il nous reste à écrire.
Voilà, du moins en gros, comment je vois les choses pour que je gagne quoi qu’il arrive. Enfin, tout ça, c’est si tout se passe bien et que notre lecteur veuille lui aussi bien jouer son rôle. Et ce ne sera possible que s’il prend part à mon histoire pour s’en sortir dans ce que jamais je ne pourrait écrire à sa place Et si, au moment clé de l’histoire, il refuse de jouer son rôle ? Alors, je te l’ai dit, je dois trouver le moyen de gagner quand même… Et maintenant, que se passe-t-il si personne ne tombe dans le piège ? Alors je dirais qu’il s’agit du rêve de tout auteur que de rencontrer un tel lecteur. Mais même s’il mériterait des bravos, il découvrira malgré tout que j’aurai gagné à la toute fin. Mais alors, pourquoi jouer avec moi si c’est pour perdre ? Je ne sais pas, moi. Peut-être, tout comme moi dans le chapitre 2, pour tout ce qu’il y a à gagner lorsque nous perdons? Ou peut-être pour le plaisir d’être au cœur de l’univers ? Ou pour chercher quel est le cœur qui bat très fort dans cette histoire ? Ou mieux encore, pour découvrir tout simplement ce qui se cache derrière le masque du renard ? A moins que tout ceci ne soit faux et que tu ne doives juste sauver ta peau. Va savoir. Cela reste un texte de renard et il ne se dévoilera à toi qu’en allant jusqu’au bout.
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Maintenant que nous avons vraiment fait le tour des rôles de chacun, revenons un instant au cœur de la réalité. Et puisque nous sommes bien dans un chapitre 3 et non dans un premier chapitre, oublions un instant que je scrute le moindre de tes faits et gestes pour te piéger, et que toi aussi tu cherches à tout prix ce qui se cache dans ma tête, et partons simplement du principe que, l’un comme l’autre, nous nous connaissons. Grâce aux deux précédents chapitres, je me connais davantage et je connais davantage le lecteur. Pareil pour le lecteur qui, lui aussi, se connait davantage et cerne davantage qui je suis. On dira que, sur ce plan-là, l’un et l’autre sommes guère différents sauf que, bien entendu, aucun de nous n’est plus tout à fait ce qu’il était au chapitre 1. Comme un lecteur averti en vaut deux, je sais déjà qu’il est inutile de te servir les mêmes pièges, tout comme tu es en mesure de deviner les ruses qu’un renard comme moi est capable de commettre et combien il t’appartiendra d’être vigilant pour échapper au sort qui nous attend inexorablement à la fin.
Dorénavant, tout lecteur connait le rituel : comme pour les deux précédents chapitres, l’histoire commence toujours à partir de cette même image. Elle est toujours pareille : il y aura cette oie avec le fouet grimée en noble ; entre les deux, il y aura ce carrosse ; et il y a ce renard harnaché au carrosse qui doit déployer toutes ses forces pour le tirer et lui faire traverser le pont. Et tout autour, il y a toujours, de part et d’autre, une forêt. Nous savons que la forêt sur l’autre rive est sombre, peu accueillante, même pour un renard, car elle peut tout à fait dissimuler un chasseur ou pire encore. Et dessous le pont, il y a le vide, puis la rivière dont le courant heurte les fondations en pierre et qui fait que tout est lié sur cette image. Et cette fois-ci, si je te dis que tout est pareil, il faut me croire car je ne peux mentir une seconde fois. Pourtant, comment me croire alors qu’au fond de chacun de nous, nous savons pertinemment que ce n'est pas possible puisqu’il s’agit d’un chapitre 3 ? Si rien n’est pareil, c’est bien parce que le regard de chacun à changer alors même que, encore une fois, les séquences resteront, comme il se doit, immuablement identiques.
Le carrosse approche du pont, puis s’arrête. Puis l’oie donne son coup de fouet et le renard tire de toutes ses forces et hisse, petit à petit, ce carrosse sur les premières pierres du pont pour le traverser. Et c’est tout. Comment écrire quelque chose de nouveau avec cette même matière ? Qu’est-ce qui a changé ? Rien. Et pourtant, qu’est-ce qui est pareil ? Rien non plus. Oui, l’un et l’autre, nous portons le poids des expériences passées. Ecrire et réécrire ne sont pas la même chose, tout comme lire et relire. Or je ne dois pas réécrire mais écrire, tout comme il ne faut pas relire cette histoire mais la lire à nouveau comme si on ne la connaissait pas par cœur... Il nous faut scruter ce qu’on n’avait pas vu les autres fois, jauger son adversaire et être prêt à tout pour ne pas succomber. C’est la seule chose qui me permettra de gagner. Oui, et ne jamais oublier que nous sommes dans une histoire de renard. Un renard rusé qui sait d'avance comment se terminera l’histoire et qui, cette fois-ci, fera tout pour gagner.
C’est donc toujours la même scène puisqu’il le faut. Mais maintenant, le lecteur sait ce qu’on voit quand retentit le fouet. Non, pas exactement. Il saura ce qu’il va soudain voir juste avant qu’il ne claque dans l’air. Car ce n’est pas pareil…Il y a le mouvement dans l’air du fouet qui se déroule et se déploie et, comme pour l’éclair, le bruit vient juste après, suspendu indéfiniment au-dessus de nos tête, sans savoir exactement où et quand il va claquer à nos tympans. Comme dans le chapitre 2, la vérité qui apparait à ce moment précis laisse la place à deux mondes qui s’affrontent : celui du renard et celui de l’oie avec pour enjeu qui des deux survivra. Et maintenant, je l’espère, un œil expérimenté et perçant saura voir plus que ça, car chacune de nous a appris comment se déplacer avec agilité dans ce monde dont nous faisons soudain partie. Ce monde est toujours aussi nu et toujours aussi cruel. Et si on est tombé dans le piège la fois d’avant, on se dit qu’il sera d’autant plus simple d’éviter les autres. A chacun de comprendre ce qui, en nous, a changé.
A ce stade, comme la fois précédente, il n’y a rien d’autre à voir qu’un renard affamé et une oie qui veut survivre. Tant que le fouet n’a pas claqué, l’histoire ne raconte rien d’autre qu’un affrontement et que de nous deux, un seul survivra. Et si le blanc plumage de l’oie attire davantage l’œil, c’est surtout à cause de tous ces caquètements agaçants. L’un et l’autre nous comprenons alors combien il est difficile de se déplacer avec deux pattes palmées... Oui, combien on doit être gauche à se déplacer par terre avec. Décidément, je m’étais vraiment donné le bon rôle. Et puis ce cou, je le sais, reste toujours aussi appétissant... A cet instant précis, je comprends soudain combien il est difficile de s’enfuir pour un volatile s’il n’a ni le temps ni l’espace pour prendre son envol... Le monde dans lequel on vit reste définitivement cruel pour qui n’a pas de crocs aiguisés pour mordre et où seul compte l’instinct de survie de chacun. Tout est permis du moment qu’on survive à la fin. C’est certainement la principale leçon qu’il faut retenir du précédent chapitre. Mais cette fois, il est rassurant de savoir que, l’un comme l’autre, nous connaissons précisément le monde du renard et le monde de l’oie, tout comme chacun sait normalement ce qu’il se passe lorsque les deux se rencontrent. Chacun s’observe et le combat à mort commence. Et ce serait sans doute abuser de dire que, dans cette histoire, il faut juste savoir choisir le bon camp. Disons que, si les chapitres précédents ont servi à quelque chose, on dira que c’est pour permettre à certains d’avoir un peu moins peur dans ce monde si cruel. Seulement tout ceci s’efface déjà car, dans l'air, retentit le claquement sec du fouet d’une violence soudaine à vous en faire frémir le poil.
Alors la réalité réapparait et l’histoire reprend son fil avec toujours ce renard harnaché et cette oie grimée. Et comme la dernière fois, l’image a été contaminée par ce que nous avons vu pendant cet infime instant. Notre renard mobilise ses forces pour avancer. Ses pattes griffent la pierre, et il est difficile, douloureux même pour lui de hisser les roues du carrosse sur le pont. Il n’a quasiment pas de prise car ses griffes, dans un crissement affreux, ricochent sur la surface lisse et dure des pavés. Et le poids qu’il tire maintenant est bien trop lourd pour ses frêles épaules, à tel point que tout son équilibre en est affecté. Pour qui peut le voir à cet instant, c’est une vraie souffrance sans nom et silencieuse. Et même l’écrire ne suffit pas pour la transcrire. Et même pour moi qui écrit, ce qu’on peut imaginer n’est rien comparé à ce que lui endure à cet instant et encore moins à ce qui tire sur tout son dos à le faire parfois reculer alors même qu’il venait de déployer des efforts inimaginables pour faire avancer ce carrosse. A cet instant, on devine que la bête n’a plus qu’une idée : trouver le moyen d’arrêter son calvaire. Derrière lui, il sent la présence de l’oie confortablement assise sur son siège en train de lire son journal, et il n’y a qu’à jeter un coup d’œil derrière soi pour deviner qu’elle n’en comprend pas un traitre mot.
« Inutile de me regarder, car nous ne sommes pas pareils », semble dire l’oie. Du coup, quand les roues recommencent à marteler la pierre, il réalise combien l’oie est consciente du danger. Elle tient fermement son fouet. Et ce fouet dans sa main a tout le poids du réel. Il est parfaitement acéré pour rentrer dans la chair; et, inutile de le préciser, mais un pelage, aussi fourni et luisant soit-il, n’a jamais été une bonne armure. Et c’est à nouveau un monde de peur qui s’ouvre face à nous. A tout moment, la lanière peut surgir tout près de l’oreille et déchirer le tympan et si ce n’est pire... Au fait, qu’est-ce qui est pire, être asservi avec ce harnais pour éviter ce fouet ou se rebeller et sentir alors sa propre chair lacérée de ce geste sec et violent jusqu’au sang?
Devant nous, il y a plus que jamais la forêt sombre qui s’approche. Elle grandit, et à chaque pas que mon renard arrache péniblement aux pierres du pont, elle se dresse et son ombre recouvre peu à peu le spectacle d’un léger voile, comme pour atténuer l’horreur de ce qui bondira sur l’un de nous dès que nous serons sous son emprise. Tout autour, un calme immobile pourrait nous tromper, sauf qu’aucun de nous n’a envie de rire cette fois-ci, car nous devrons aller jusqu’au bout. Oui, parce que j’ai oublié de le dire, mais dans ce chapitre 3, je ne mettrai dedans ni farce ni humour, aussi noir fut-il, car nous sommes dans le monde réel et rien n’y atténue nos peurs quand elles viennent s’abattre sur nous.
Pourtant, au fur et à mesure que le carrosse avance sur le pont, le piège se referme sur chacun de nous. On se dit qu’il doit bien y avoir une autre issu. J’en vois bien une, mais pour l’instant elle est tellement si improbable qu’il ne vaut mieux ne pas y penser. Elle viendra le moment venu, comme une évidence. Ce que nous savons à ce stade, c’est que jamais ce carrosse ne se transformera en citrouille et que jamais l’oie n’abandonnera ce fouet, car, elle, elle sait ce qui va se passer. Je l’ai déjà dit mais l’instinct de survie est puissant. Cette oie est prête à lutter jusqu’à la mort. Parce qu’ici, le renard et l’oie ne sont plus les mêmes que la dernière fois. Eux aussi ont franchi plusieurs épreuves et ont appris à se jauger. Ils se sont enrichis de chacune d’elles. Mais cette fois, il faut aller plus loin sur le pont. Il faudra aller jusque dans la forêt. Et pourtant, personne ici n’a envie d’y plonger. Cette forêt n’a jamais inspiré confiance à qui que ce soit. Elle cache certainement dans ses feuillages quelque chose, comme si ces feuillages eux-mêmes avaient le pouvoir, l’un comme l’autre, de nous dévorer tout cru. Quelque chose qui, bien que sans nom, sans visage, serait à ce point vorace que même la douleur stridente du fouet nous apparaitrait comme un baume apaisant. Une menace qui viendrait pourtant d’un monde qu’on se refuse de voir et que nous connaitrions pourtant parfaitement et qui serait prête à surgir sur nous, maintenant, à tout moment parce que, en soi, renard ou oie importe peu quand on doit y faire face.
Voilà le cœur de ce chapitre 3. Et l’histoire peut s’arrêter ici, cela n’a plus d’importance car, à ce stade, tout est déjà écrit. C’est inexorable. Mais je crois avoir dit qu’il y avait une autre issu. En fait, j’aimerais plutôt qu’il y en ait deux : l’une est au fond de moi, c’est celle qui m'est venu à l’esprit en pensant pour la troisième fois à ce renard et cette oie sur un pont face à une telle forêt ; la seconde flotte dans l’air et se savoure à l’avance pour le renard que je suis. A vrai dire, elle porte l’espoir, notre seul espoir de sortie. Pour cela, il faut prendre une décision sauf que jamais ce ne sera à moi de la prendre, car je n’ai pas oublié que, cette fois-ci, quoi qu’il arrive, je devrai gagner, même si c’est moi qui perds. Après tout, moi, il ne me reste plus qu’à laisser filer le carrosse pour respecter le cahier de charge de cette histoire si simple et si banale de Renard harnaché et d’Oie ridiculement grimée, car même s’il s’agit d’un chapitre 3, certaines choses ne peuvent changer. Certes, nous avons tous les deux dans notre ventre, dans notre chair, les deux précédents chapitres. Mais que cela peut-il bien changer pour cette histoire ? Rien. Tout.
Par exemple, à ce stade, on peut très bien humer l’un et l’autre, et qui flotte maintenant dans l’air, une féroce envie de se mordre. C’est si simple de croire que c’est facile. Seulement, plus que jamais, il y a entre nous la fugace image d’avant le claquement du fouet pour se rendre compte que rien n’est aussi simple dans ce monde impitoyablement cruel. Il y a une oie et un renard. Même si on se dit qu’il suffit de s’approcher du cou et de faire bondir sa mâchoire pour que les crocs s’enfoncent et déchirent la chair et que le sang arrose nos babines, c’est impossible parce que, dans cette histoire, vois-tu, il n’y a de place que pour un seul renard. Et pour le devenir, il ne s’agit plus de l’imaginer mais de déjouer tous les pièges et d’oublier qui on est pour passer aux actes. Et cette fois-ci, inutile de te dire qu’avec un harnais sur les épaules, je ne donnerais pas cher de ta peau. Surtout que je ne lâcherai pas le fouet derrière toi, tu peux compter sur moi. Mais une chose est sûre, si tu ne fais rien, la forêt nous engloutira tous les deux. Et je n’ai pas envie de perdre une seconde fois, car tu as toutes les cartes en main, surtout que, moi, je vais au plus court sur la forêt.
Regarde comme les feuillages frémissent vu d’ici. Désormais, la pente du pont pousse le carrosse et nous entraîne droit devant, alors que, là, en face de nous, quelque chose vit, bouge et nous attend, impatient. Voici donc l’heure de finir ensemble cette histoire, sauf qu’il ne te reste plus guère de temps avant que le fouet ne claque et transperce à nouveau la chair à vif. Quant à moi, même si les roues s’emballent, tout n’est pas encore fini. Maintenant que la forêt s’entrouvre férocement devant nous, je n’ai plus qu’à écrire les derniers mots avant que nous ne soyons tous les deux engloutis: Voici mon monde et soyez le bienvenu !