9eme Portrait: LE LOUP-GARROU (Une esquisse) 1/4
PS : Bien qu’il soit présenté en 4 parties, ce texte a été écrit plutôt pour être lu comme un tout, l’ensemble prenant autour d’une heure pour être lu. Lecture sur internet oblige, il est diffusé en 4 parties après coup pour la faciliter.
Prologue
Il n’y avait longtemps qu’il n’y avait plus d’âmes qui vivent autour d’elle. Dans quelques heures, la nuit toucherait à sa fin et le long cauchemar de sa vie pourrait recommencer. Mais, avant, elle allait pouvoir libérer toute une partie de son être qu’elle emprisonnait au plus profond d’elle. Toutes ses émotions pourraient enfin revêtir son visage sans avoir peur et ses traits se transformeraient pour oser devenir elle-même. Bien qu’elle fut épuisée par son labeur nocturne et qu’elle mourut d’envie de se retrouver dans son tout petit chez elle, elle huma l’air autour d’elle à plein poumon. Cette indéfinissable partie d’elle qu’elle ne cessait de cacher, la seule qui compta vraiment, gonfla ses poumons, puis monta jusqu’à éclater enfin sur tout son visage. Seuls pendant ces quelques secondes, elle se sentait vraiment en harmonie avec elle-même.
Elle eut à peine le temps de le savourer qu’une affreuse quinte de toux interrompit ce bref moment d’infinie sérénité. Toute cette nicotine qu’elle ne pouvait s’empêcher de fumer s’acharnait sur elle. « Ça t’apprendra », se dit-elle en allumant une nouvelle cigarette pour apaiser sa gorge. “ Oui, le mal par le mal, il n’y a que ça de vrai ! ”. Pendant quelques instants, la lumière de l’allumette illumina son visage ainsi que tout autour d’elle. Une ruelle apparut furtivement, déserte et étroite, découpée par deux façades défraichies qui s’affrontaient. Puis, le noir reprit le dessus. Elle aimait tellement voir ce paysage urbain si fugitif au milieu de la nuit. Elle tira nerveusement sur sa cigarette une longue bouffée et se sentit plus que jamais vivante dans ce monde de ténèbres. Elle aimait agir à sa guise sur l’incandescence de sa cigarette qui brillait encore plus dans la nuit et sentir en elle cette fumée se diffuser au rythme de ses inspirations. Elle retira de sa bouche le mégot et souffla dans l’air. Sans pour autant les voir, elle devinait les formes aux contours d’abord fermes, puis chaotiques, qui émanaient de ses lèvres et de ses narines et qui finiraient par se perdre dans le néant. Finalement, même si elle ignorait qui elle était vraiment, à cet instant, elle le savourait comme jamais. Elle jeta négligemment sur le trottoir le peu de la cigarette qui lui restait entre les doigts puis l’écrasa du bout du pied. C’était également l’un de ces petits rituels qu’elle affectionnait, un peu comme un point de ponctuation d’une phrase qui lui disait “C’est le moment d’y aller ”.
Son regard était depuis longtemps familier de l’obscurité et le peu de lumière qui émanait du ciel étoilé lui suffisait pour se diriger. D’ici une dizaine de minutes, elle aurait regagné les grands boulevards et les becs de gaz diffuseraient cette lumière qu’elle redoutait car, à nouveau, elle aurait à affronter son visage. Elle bifurqua sur la gauche pour longer le plus longtemps possible ce boulevard et lui épargner cette lumière. Elle espérait surtout ne croiser personne. Elle n’avait aucune envie qu’on la voit telle qu’elle était vraiment pour ne pas lui arracher son ultime bonheur de cette journée. Au lointain, elle entendit le martellement caractéristique et régulier des sabots d’une calèche. Elle attendit qu’il s’éloigne pour enfin s’approcher et traverser le grand boulevard. A son grand soulagement, il était désert. Même si cette lumière l’effrayait, elle apprécia de quitter les ténèbres et de pouvoir marcher si librement, sans crainte d’être vue tout en restant elle-même. Généralement, cela ne durait pas, quand elle atteignait l’autre trottoir, elle se sentait plus que jamais souillée par tout ce qu’elle avait fait pendant cette première moitié de la nuit. Encore vingt minutes et elle serait loin de tout ça. Chez elle.
Elle habitait une toute petite chambre mansardée sur Montparnasse. A cette heure-ci, toute l’animation du quartier avait disparu, les cafés étaient fermés et les marchands dormaient depuis de longues heures. A nouveau, elle espéra croiser personne, et encore moins un homme. Elle avait son compte et elle n’aspirait qu’à une chose : se passer un peu d’eau fraiche sur le visage, boire un peu d’alcool et prendre ses pinceaux. Encore deux intersections et elle serait chez elle. Sans s’en rendre compte, elle avait accéléré le pas. Pourtant ses pieds lui faisaient mal d’avoir tant marché. Son cœur se mit soudain à battre. Deux voix qu’elles connaissaient par cœur s’approchaient d’elle, avec leur volonté de défier l’univers et surtout ceux qui dormaient. Des voix grasses et mal assurés d’ivrognes. “ Mais où tu coures comme ça, ma jolie ! ”. Ne pas se retourner et garder la tête courbée. Plus que deux pâtés de maison. “ Eh, on te parle ! ”. C’était l’autre voix, et elle contenait plus d’agressivité. Elle avait ses clés à la main. Et la porte se tenait maintenant à quinze mètres à peine, sauf qu’avant, elle allait devoir les croiser. Elle hésita à faire demi-tour et à contourner tout l’immeuble, mais ils n’étaient pas assez saouls pour ne pas pouvoir lui courir après. “ Mais regarde-là qui nous snobe et qui ne veut pas nous montrer son… ”. Elle savait exactement ce qu’allait dire cette voix. Et elle savait parfaitement la réaction qu’ils auraient lorsqu’elle lèverait la tête.
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Partie 1
Enfin, elle était rentrée chez elle. A peine eut-elle reposé les clés sur la table qu’elle se saisit de la bouteille d’alcool de menthe pour en boire une longue rasade, comme si elle pouvait effacer le goût que lui laissait cette longue nuit à arpenter les trottoirs de Paris. A défaut, elle lui ôterait juste ce qui lui restait dans la bouche et qui l’écœurait et que, jusqu’au dernier moment, elle avait dû subir. A tâtons, elle chercha sa lampe, puis craqua une allumette. C’était une toute petite chambre de bonne et pourtant, elle peinait à payer le loyer. Un lit. Une table en bois, collée au mur pour prendre moins de place, avec un quignon de pain dessus. Et surtout un chevalet qui prenait l’essentiel de la place et qui faisait face à la mansarde. Et c’était tout. Le reste était composé d’un fouillis de feuilles et de toiles, de bocaux entiers de pinceaux, déposés un peu partout contre les murs ou à même le sol. Seul un passage avait été dégagé pour aller de la porte à la table, de la table au chevalet et du chevalet au lit. Elle déversa une poignée de pièces dans un bocal grisâtre qui lui servait de tirelire et qui contenait également quelques pinceaux.
Elle approcha la lampe de la toile qu’elle avait commencée dans l’après-midi et grimaça en voyant le résultat. Pourtant, cela n’avait rien à voir avec l’image que le tableau renvoyait. Au contraire, il était parfaitement fidèle de ce qu’elle avait voulu y jeter dessus. Seulement, elle avait justement espéré ne plus voir ce que, elle, elle y voyait, comme si toute son errance nocturne aurait eu le pouvoir de l’effacer. Pourtant, il était beau, elle le savait. D’une beauté très pure, beaucoup plus pure que tout ce qu’on pouvait voir chez les marchands ou même dans tous ces musées pour les bourgeois. Mais d’une beauté effrayante, parce que nue, parce que sans subterfuge. Il disait tout ce qu’elle n’avait jamais su dire avec des mots, tout ce qu’elle s’interdisait d’exprimer avec son visage et surtout tout ce qu’on lui interdisait d’exprimer avec ce même visage.
Alors, elle prit sa palette, ses tubes de peinture et deux pinceaux. Il y avait sur son visage un drôle de sourire, le genre de sourire, mélange de détresse et de résignation, qui fait peur autant qu’il fait mal. Elle effectua quelques mélanges en barbouillant un coin de la palette puis approcha la pointe du pinceau des yeux. D’abord, elle retravailla les contours avec un bleu presque noir de manière à les réduire, puis lia la couleur avec le reste. Ensuite, elle redessina également les sourcils en les réduisant quasiment de moitié. Quelque chose de plus gracieux commençait à recouvrir ces traits grotesques qu’on avait pu y voir il y a quelques instants encore. Restait la bouche. Cette bouche énorme. Si énorme qu’on ignorait si elle pouvait faire autre chose que sourire ou grimacer. Alors, à nouveau, elle redessina les lignes de manière à lui donner des lèvres plus fines et plus étroites. Indiscutablement, le résultat devint plus harmonieux. Indiscutablement, ce visage était beau. Indiscutablement, ces traits auraient pu susciter amour et tendresse infinis. Elle se saisit de la lampe et recula d’un pas en arrière. “ Regarde donc ce beau monstre que tu renfermes ! Heureusement que personne ne l’a trouvé celui-là. Non, personne ne lui ferait du mal à elle ! ”. Il y avait une bouteille de vin au trois-quarts plein au pied de son lit. Elle s’en saisit et y but longuement au goulot. Puis elle s’assit au bord de son lit. Les premières lueurs de l’aube traversaient la fenêtre. Un léger frisson la parcourut comme si, à cet instant, elle ressentait elle-même le froid si perçant du dehors. Elle reprit une rasade et essuya ses lèvres du revers de sa manche. Le bout de ses doigts était maculé de peinture. Puis, elle se laissa tomber sur son lit, le bras ballant avec la bouteille au poignet. Quelques minutes plus tard, cette dernière tombait à son tour par terre, déversant sur le sol le peu de trop plein qu’il lui restait.
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Lorsqu’elle se réveilla sur les coups de 14h, comme à son habitude, elle se retrouva nez à nez avec son travail de la nuit. Et avant même de le regarder, elle savait qu’elle allait le détester. Cependant, quelque chose dans le tableau lui faisait trop mal au cœur pour qu’elle éprouve un tel sentiment. Décidément, on ne pouvait vouloir du mal à un tel visage. Peut-être que Chauffe-noir arriverait à le refourguer au père Tanneux, le marchand d’art. Elle n’appréciait pas vraiment ce peintre, et encore moins son travail, un mélange de sous-Renoir mâtiné de Bonnard, mais, qu’importe, de la bande, c’était celui qui arrivait le mieux à vendre ses tableaux. Elle se changea, se coiffa soigneusement et attacha ses cheveux de manière à dissimuler du mieux qu’elle pouvait toutes les ressemblances avec le portrait qu’elle avait terminé. En refaisant sommairement son lit, elle butta contre la bouteille qui roula contre le mur sous le lit. Comme elle ignorait si elle reviendrait d’ici cette nuit, elle préféra la chercher pour la remettre à sa place. De toute façon, il faudrait qu’elle en rachète une autre, mais elle pouvait encore dépanner. De toute façon, elle avait plusieurs possibilités pour ça en revenant de chez Chauffe-noir.
Elle sortit pour aller aux toilettes de l’étage du bas pour se laver un peu. A cette heure-ci, elle était rarement dérangée. Elle se regarda dans le miroir du dessus du lavabo pour se comparer au tableau. Sa mère disait d’elle qu’elle avait les yeux de la Grand-tante Huguette et la bouche de son grand-père. Comme personne ne les avait vus, on voulait bien la croire, même si cela n’empêchait personne de penser qu’elle avait surtout les yeux du facteur. Depuis toute petite, elle avait appris à se méfier de ses yeux. Non qu’ils fussent laids, mais ils étaient immensément grands. Et lorsqu’elle les plongeait dans ceux des autres, ils y voyaient son âme autant que la leur. Puis elle avait grandi, ses yeux encore plus, mais de longs sourcils foncés surlignaient à qui mieux mieux la moindre de leurs expressions. Ils étaient alors devenus littéralement le gouffre de son âme. La moindre vibration d’émotion étaient amplifiée jusqu’à faire de son visage un grand livre ouvert. Que ce soit de la peur, de la joie ou, pire, de l’amour, la terre entière l’apprenait en la regardant. Il y avait tant d’impudeur dans son immense regard qu’il mettait constamment les gens autour d’elle mal à l’aise. Et si jamais elle voulait se rapprocher d’eux et s’intéresser à leur sort, alors ils se sentaient immédiatement agressés comme si à son tour elle voulait fouiller dans les recoins les plus cachés de leur âme.
Mais il y avait pour ainsi dire pire sur ce visage : une bouche trop grande, du genre à vous transformer en grimace le moindre sourire. Tous ceux qui voulaient fuir son regard tombaient irrémédiablement dessus. Et il fallait se forcer pour ne pas la fixer et se dire en soi-même que cette bouche avait ce je ne sais quoi d’obscène. Et les hommes avaient très vite compris à quoi pouvait servir une telle bouche. Pas pour parler, en tout cas.
C’est pourquoi aussi le reste du visage n’existait pas. Personne n’avait envie de s’y attarder davantage, de peur de se faire dévorer par ce qu’il voyait. Pourtant, il était loin d’être laid. Avec le temps, elle avait appris à le revêtir d’une infinie douceur, à le rendre le plus neutre possible. Elle s’était également habituée à baisser les yeux, voire même la tête entière, dès qu’on la regardait ou qu’elle sentait une émotion monter en elle. En groupe, elle était toujours dans la hantise qu’on puisse la remarquer, car elle n’avait pas envie d’entendre ces railleries qu’elle connaissait par cœur ou de voir ces expressions tantôt gênées tantôt plaintives. Elle aurait tant voulu qu’on la regarde pour ce qu’elle était et non pour ce qu’elle projetait sur les autres. Mais quoiqu’elle fît, on y voyait toujours quelque chose de vulgaire et de grossier.
Avec l’âge, elle avait appris à se renfermer sur elle, à s’isoler dès qu’elle le pouvait et à vivre un supplice dès qu’on l’obligeait en classe à affronter le regard des autres quand elle devait passer au tableau. Elle préférait se plonger dans les livres. Des livres de n’importe quoi, des sur l’histoire, des sur la science, des romans, voire même de la poésie. Elle dévorait tout ce qui lui passait sous la main du moment qu’elle pouvait fuir le monde qui l’entourait. Puis, assez jeune, elle avait pris l’habitude de fumer pour oublier ses angoisses et sa peur d’être parmi les autres. Les garçons se moquait de sa manie, parce qu’elle ne savait pas tenir ses cigarettes. De toute façon, chercher à être élégant avec une telle bouche et de tels yeux finissait toujours par se retourner contre elle. Alors autant avoir l’air de l’air qu’elle avait. Et, au fil des années, le tabac avait cassé sa jolie voix de petite fille pour la rendre rauque et désagréable au possible. Elle avait appris à en rire car, comme ça, elle était synchrone avec le reste, au pire, elle décourageait les dernières personnes qui auraient voulu s’approcher d’elle.
Et puis, il y avait eu la fameuse histoire. Une histoire dont personne n’avait entendu parler parce qu’elle n’avait pu que se taire. Alors elle décida de la fuir et de tout quitter pour monter sur Paris. Là-bas, personne ne la connaitrait, on se moquerait bien de son passé, des quolibets qu’on lui donnait, de toute façon on lui en retrouverait certainement d’autres, mais c’était ça ou mourir de honte et affronter chaque jour un visage qu’elle avait toujours connu et qui soudain était devenu encore plus effrayant que le sien.
Pourtant, en dégrafant son corsage pour se laver et se préparer pour voir Chauffe-noir, elle se disait que son corps n’était pas si mal et qu’il pouvait encore donner envie. Certes, un peu maigre, mais ses formes avaient de quoi attirer l’œil, et puis, elle était encore jeune. Et d’ailleurs, c’est parmi les peintres qu’elle s’en était rendu compte. Pour eux, elle n’était pas qu’une paire d’yeux trop grands avec une bouche encore plus grande mais un corps tout entier à peindre. Et même plus que ça, un mystère à capturer. Après avoir été blanchisseuse pendant quelque temps, elle était tombée un peu par hasard sur toute une bande d’artistes en poussant la porte du Café de la Rotonde. Elle s’y était tout de suite plu. A chaque fois qu’elle rentrait du travail le soir, elle y passait devant. Il s’en dégageait souvent une chaleur bon enfant, avec des voix de toutes les nationalités. Le premier jour où elle osa y rentrer, elle eut la preuve que la vie pouvait offrir quelque chose d’autre que sa morne existence. Et on y parlait de tout : peinture, bien entendu, de femmes, mais aussi de politique et de rêves. Elle ignorait pourquoi, mais elle aimait s’assoir à une table dans un coin et écouter ces hommes parler.
Un jour, l’un d’eux lui proposa de poser pour lui. Elle refusa parce qu’elle se levait tôt. Deux jours plus tard, c’est elle qui le lui demandait. Elle n’avait aucune idée qu’on puisse gagner quoique ce fût en posant. Pour la première fois de sa vie, on la regardait vraiment. Du moins, on la regardait autrement, sans ces prunelles braquées sur elle et lourdes de sens comme le faisaient d’habitude les hommes. Certes, de rester des heures sans bouger l’avait un peu ennuyé mais elle en avait l’habitude. Son esprit aimait vagabonder, et cette fois-ci, vers des contrées plus joyeuses. Une fois la séance terminée, elle demanda si elle pouvait regarder.
- Tu sais, ce n’est pas fini, mais je suis fatigué… Et je n’aime pas peindre à la bougie. Moi, j’aime la lumière naturelle !
- Je peux ?
- C’est la première fois que tu poses ?
- Oui.
Pour la peindre, il lui avait demandé de se tenir, en jupon, le torse nu, assise sur le bord du lit, penchée en avant avec les mains croisées sur ses genoux. Lentement, elle s’approcha en s’étant enroulée dans la couverture sur laquelle elle était restée assise une bonne partie de la journée, espérant y trouver quelque chose qu’elle ne connaissait pas comme une autre image d’elle-même. La première chose qu’elle se dit, c’est qu’il n’avait pas su peindre ses yeux et sa bouche. Aucun des deux n’était vraiment ressemblant. Mais l’ensemble lui plaisait. Elle se sentait presque belle.
- Tu veux une cigarette ?
- Oui, je veux bien.
- Alors, t’en penses quoi ?
- C’est moi ? J’en reviens pas !
Il se mit à rire devant tant de naïveté. Le tableau était effectivement loin d’être terminé mais on voyait déjà tout, et surtout, on devinait les zones qui l’avaient le plus intéressé, les mains, le contour des hanches et l’inclinaison de la tête. Et également ce qu’il appréhendait à peindre, notamment le visage qui restait pour l’essentiel à l’état d’esquisse. Et c’est peut-être pourquoi elle aima l’image qu’elle y découvrait d’elle, elle n’était pas encore ce qu’elle était, il y avait encore une place au rêve.
Puis, elle traina de plus en plus en compagnie des peintres. De fil en aiguille, elle avait même fini par abandonner son poste de blanchisseuse pour vivre au jour le jour parmi eux. Elle n’était pas un modèle très courtisée, mais comme elle n’était pas chère... Et parfois, elle ne rechignait pas à rester la nuit. En leur compagnie, elle avait également pris confiance en parlant des livres qu’elle avait lus. Certains lui en donnèrent encore d’autres, notamment sur ces nouveaux poètes qui révolutionnaient tout comme eux leur art. Elle finit par être une habituée d’un mystérieux endroit qu’on avait surnommé la Ruche. C’était un pavillon en plein Paris qu’un artiste prospère avait mis à la disposition des peintres infortunés et déracinés pour leur offrir le gîte et des ateliers pour créer cet art nouveau qui frémissait dans toute la ville. On y parlait toutes les langues et on y découvrait toutes sortes de styles, des plus terrifiants au plus fascinants. Même si partout on y sentait la misère, il y régnait une étrange fraternité au milieu de ce véritable bouillonnement créatif où se propageaient les idées les plus nouvelles en matière de peinture.
Puis, peu à peu, elle voulut se mettre à son tour à la peinture. Alors, régulièrement, elle posait des questions autour d’elle à tous ces peintres qu’elle côtoyait. On lui expliqua quelques techniques, les différents matériels à utiliser, et certains lui en donnèrent mêmes. D’abord, elle travailla son dessin dans des carnets. A son tour, elle croqua un peu tout ce qui lui passait sous la main. Puis un jour, elle investit dans des peintures, des pinceaux et quelques toiles. Les premiers résultats furent catastrophiques. Alors, elle regarda partout ces toiles qui jonchaient partout sur le sol et sur les murs des ateliers, surtout que, parfois, pour une bouchée de pain, vous pouviez repartir avec. La cuisinière, surtout, avait un tableau qu’elle adorait. Elle apprit qu’il était d’un certain Chagall, un pensionnaire russe qui, depuis, avait quitté la Ruche. Elle aimait la façon dont il avait agencé les personnages et les couleurs, et puis, même si elle ne voulait pas vraiment se l’avouer, il y avait également comme la naissance du sentiment amoureux, là où précisément le regard sur le monde se remplit soudain de tendresse. On aurait même dit que le tableau racontait une histoire rien qu’à celui qui le regardait, comme un chuchotement à l’oreille. Il y avait là tout l’enchantement de la naissance de l’amour sur moins de surface qu’une fenêtre. L’amour, un sujet qu’elle connaissait un peu et qui, même ici à Paris, lui avait joué un vilain tour.
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Comme à son habitude, elle avait fait tout le trajet à pieds pour se rendre chez le peintre. Elle avait pris son tableau sous le bras et avait dû traverser trois arrondissements. Peut-être que son idée était un peu folle, mais elle croyait au potentiel de sa toile. Après tout, elle avait rendu son portrait le plus aimable possible, alors pourquoi le refuser ?
Lorsqu’elle se présenta à lui, il faisait du gringue à l’une de ses modèles. Dans ces moments-là, Chauffe-noir était une caricature du coq gaulois dans toute sa splendeur et elle le détestait. Visiblement, la jeune femme se forçait à lui sourire, ne sachant trop comment s’en débarrasser et éloigner ses mains un peu trop pressantes. Lorsqu’elle la vit arriver dans la pièce, elle en profita pour s’esquiver dans la précipitation, avec son paquet de vêtements sous les bras. “ Il faut que j’y aille ! Je reprendrai la pause demain ! ”. Chauffe-noir la fusilla du regard. On l’appelait ainsi parce qu’il ne cessait de boire du café qu’il laissait chauffer toute la journée sur le poêle et qu’il fût bouillu ou pas.
- Qu’est-ce que tu m’veux ?
- Rien. Je passais. C’est tout.
- Mais non, tu passais pas là par hasard.
Il n’était pas vraiment en colère. Dans le fond, c’était même un bon bougre. Seulement, il aimait la compagnie des femmes plus que tout alors qu’il n’était pas particulièrement beau. Déjà, il aurait taillé cette affreuse grosse barbe qui lui donnait l’air d’un vieil ours… Elle tenait son petit tableau enveloppé dans un vieux drap découpé.
- Fais voir…
- Mais non, je te dis que je passais par hasard.
- Eh bien, c’est pas grave, si tu passais par hasard, alors tu peux quand même me montrer ça.
Il s’approcha d’elle et se saisit du petit tableau. Chauffe-Noir peignait des toiles beaucoup plus grandes que les siennes parce qu’il possédait plus de technique et plus d’argent.
- Alors, t’as fait comme je t’ai dit ?
- C’est-à-dire que c’est un vieux tableau que j’ai repris, lui mentit-elle.
- Hum… Pas mal… Pour une fois que tu ne me fais pas un de tes affreux autoportraits, c’est pas mal…
- Tu crois que Tanneux l’achèterait ?
- Non, je ne crois pas. Tu sais, les peintres femmes, il n’y croit pas.
- Je sais, mais si c’est toi qui…
- Ah, tu veux dire si… En le baratinant, oui, je pourrais essayer de lui refourguer. Quoiqu’un peu petit. Mais il a du charme. Oui, je crois que son joli minois lui plaira. Il faudra que tu me la présentes !
- Qui ça ?
- Le modèle, pardi !
- Ah oui, le modèle…
- J’ignorais qu’il t’arrivait de peindre d’après modèle.
- A dire vrai, c’en est pas une. Juste une cousine d’une voisine. Pas sûr qu’elle repasse…
Cette discussion la mettait mal à l’aise, l’entrain que suscitait le tableau sur Chauffe-noir également, car, pour elle, ce tableau n’était qu’un énorme mensonge pour plaire.
- Tu crois qu’il m’en donnera pour cher ?
- Sur ce format-là, non. Si tu en as pour 20 francs, c’est déjà bien. Mais si tu en veux pour plus cher, fais donc à la place un nu, je suis sûr qu’il en garde pour lui, ce vieux porc ! Tu veux un café ?
- Non, je dois y aller.
“ Son café, tu penses ! Il veut surtout que je remplace l’autre femme ! ” Elle reprit son bout de drap dans laquelle elle avait enroulé la toile et partit en convenant de repasser. Elle se retrouva alors au milieu de la foule en plein jour. Et son calvaire allait recommencer. A nouveau, elle lirait ce dégoût ou ces regards de prédateurs sur elle. Et surtout, elle devait retrouver cet air impassible, neutre, alors que son esprit bouillonnait de rêves et de frustrations. Il y avait aussi de plus en plus de colère. Pourquoi on n’autorisait pas à une femme comme elle à vivre sa vie comme elle l’entendait ? Pourquoi devait-elle cacher sa peinture ? Aucun marchand n’avait jamais fait mine de la regarder. Une femme qui peint, pas assez vendeur, et surtout avec un tel physique. Pourtant, elle connaissait des peintres bien plus laids et crasseux qu’elle. Prenez Soutine, par exemple. D’un autre côté, lui aussi ne vendait rien. Elle avait même une fois accepté de poser pour lui. Sa peinture la fascinait. C’était… Comment dire… Si violent… Si… saisissant. Ca faisait plusieurs mois qu’il le lui avait demandé. A l’époque, il parlait à peine français et il la répugnait. Mais elle avait vu ce qu’il avait fait de certains portraits de femmes. Peut-être que lui arriverait à lui révéler le secret de son visage ? Alors elle avait posé, assise sur une chaise. Il l’avait représentée en train de fumer. Et elle détesta l’image qu’elle vit d’elle. C’était si… troublant. C’était indéniablement elle, mais il y avait autre chose. Une fêlure qu’elle ne se connaissait pas. Ce jour-là, elle se dit que cette fêlure appartenait plus à Soutine qu’à elle. Mais au-delà de la représentation, elle était fascinée par ces superpositions sinueuses de couleurs et la vivacité fougueuse du trait jusqu’à transformer la réalité en un champ de bataille. Et surtout cette émotion partout palpable qui vous sautait à la gorge.
- Toi le vouloir ?
- Oui. Je veux bien.
- Moi pas avoir argent pour toi, alors, prends. Sinon moi le détruire à coup de couteaux. Tableau loupé.
A défaut d’aimer le tableau comme elle l’avait espéré, elle essaya d’en apprendre la technique. A cette époque, elle commençait à avoir un bon coup de crayon. Ses carnets étaient pleins d’esquisses et de croquis. Mais elle laissait la plupart tels quels et elle continuait de peindre tantôt sa petite chambre, tantôt son propre portrait. En fait, elle n’arrivait pas à capter la lumière du dehors sur une toile. Les impressionnistes faisaient ça bien mieux qu’elle, et elle n’arrivait pas non plus à tordre ce qu’elle voyait pour en donner une vision personnelle, alors qu’avec son petit intérieur et son visage, elle n’avait aucun complexe à le détruire et à explorer ce qu’elle cachait à tous. Seulement, il lui fallait vivre, et comme personne ne voulait vraiment d’elle…