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LE LOUP-GARROU (Une esquisse) 2/4

 

 

Partie 2-

 

Les rues qu’elle empruntait devinrent moins animées. C’était là qu’il y avait le plus de risque de se faire remarquer. Elle avait pris l’habitude de ne pas redoubler le pas car cela attirait encore plus l’attention sur elle. De tout temps, elle avait craint l’attitude des hommes à son égard. Elle provoquait malgré elle des réactions si étranges et extrêmes… Et même quand on était gentil avec elle. A vrai dire surtout quand on était trop gentil avec elle. Un jour, c’était au tout début où elle peignait, elle était au café à boire un peu de blanc et la discussion en était venue à parler de révolution. Avec tous ces russes exilés qui avaient fui la misère, le discours prenait parfois des tournures extrêmes. Oui, on pouvait refaire le monde, mais pour ça, il fallait le vouloir vraiment très fort ! Et pas de compromis ! Et les bourgeois allaient cracher au bassinet ! Qu’ils tremblent ! Et leurs enfants aussi ! Ces petits chérubins, ils auraient le droit de se salir les mains comme les autres !

Sans doute un peu portée par l’ivresse, elle se plaisait à rêver ce monde idéal qu’il n’y avait qu’à imaginer. Faire table rase de tout et, pierre par pierre, le rebâtir pour que chacun y trouve le bonheur. Elle se rappela soudain avoir voulu se joindre à la discussion. Mais à chaque fois qu’elle voulait intervenir, une voix plus forte que la sienne faisait rebondir le débat dans une autre direction. Alors, elle se taisait et rêvait avec eux de bon cœur. Puis, chacun leva son verre à cette révolution qui viendrait bientôt. Chacun lança un rêve dans les airs, si bien qu’elle prit son courage à deux mains pour lancer le sien : “ Et dans ce monde, toutes les femmes auraient les mêmes droits que les hommes. Et je pourrais vendre mes tableaux ! ” Tout le monde se mit à rire comme si c’était une boutade. A vrai dire, bien qu’ils fussent des hommes, tous rêvaient également de vendre leurs toiles et d’être enfin reconnus. Puis on parla de gloire. D’éduquer le peuple par l’Art. De brûler tout ce qui était académique pour que seul importe l’envie de créer et que l’art pousse à changer ce monde vieillissant. Le rôle du peintre était alors de donner vie à un nouveau qui rechercherait avant tout la Beauté. Plus personne ne prêtait attention à elle, à l’exception d’un homme jusqu’à présent silencieux. Elle le connaissait un peu de réputation. On lui avait d’ailleurs dit de s’en méfier, une certain Augustin. Seulement, Augustin, lui, osait fixer son visage sans se détourner et il était des plus plaisants à regarder, très bien mis sur lui, avec une casquette sur la tête et une jolie paire de moustaches qui lui donnait un air rieur. Il se leva et s’assit à sa table. Il commanda un verre de blanc.

-     T’as faim ?

-     Oui. Je n’ai rien mangé à midi, alors…

-     Viens, on va tacher de trouver de quoi nous remplir l’estomac dans un coin plus calme.

Elle n’avait pas l’habitude qu’on lui porte autant d’attentions. De toute façon, elle rangeait les hommes dans deux catégories : Ceux qui n’osaient regarder ses yeux, mais qui les regardaient quand même ; et ceux qui se forçaient à ne pas regarder sa bouche et qui finissait par ne regarder que ça. Augustin était clairement de la seconde catégorie, ce qui aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. On ne dit pas de si gentils mots sans avoir une idée derrière la tête sur une si grande bouche. Mais cela n’avait pas d’importance. Qu’un homme en eut envie faisait partie de sa vie et ce ne serait pas le premier ni le dernier à y penser.

Pendant deux semaines, cet homme fut doux avec elle et c’était plus qu’on ne lui avait jamais donné. Elle vivait avec lui au jour le jour et en savourait chaque miette comme si ce devait se terminer le lendemain... En sa compagnie, soudain, elle ne savait plus comment se comporter. Il regardait ses yeux et lui disait qu’ils étaient merveilleux et qu’il aimait y voir le monde briller dedans. Il regardait sa bouche et il lui disait que ses lèvres étaient faites pour l’amour et être embrassées. Et elle faisait mine de le croire. Mieux, quand le soir tombait, elle se sentait heureuse, convaincue qu’elle avait enfin découvert un homme capable de voir en elle sa beauté. Et elle laissa alors ses émotions envahir son visage. A dire vrai, elle n’arrivait plus à les cacher, l’effort aurait été trop fort et le mensonge trop grand, et qu’importe qu’il put y avoir quelques traces d’amour ou de je ne sais quoi d’autre et que cela puisse se retourner contre elle pour lui faire mal. A cet instant, elle voulait juste vivre sans avoir besoin de cacher qui elle était.

Et puis, il y eut les premières disputes. Des disputes idiotes qu’elle s’empressait de minimiser. Et dans la foulée, il y eut le fameux soir où il rentra très tard et un peu ivre. Quand elle le vit franchir la porte, elle sentit que la soirée finirait mal. Aussi, elle tacha de tout faire pour qu’il se couche au plus vite avant que ça ne bascule. Seulement, dans ses yeux, elle crut voir la lueur d’un fantôme qu’elle avait fui. Pourtant, il lui souriait, mais rien dans ce sourire ne la rassurait. Sans trop savoir pourquoi, elle recula de quelques pas plutôt que de rester trop près de lui. Bientôt, derrière elle, il n’y eut que le mur. Et lui, lentement, il s’approchait d’elle, toujours à fixer sa bouche. Elle était prête à la lui donner, s’il le voulait. Elle s’agenouilla déjà en signe de soumission. Deux yeux se plantèrent alors dans les siens et le sourire qui les accompagnait lui faisait de plus en plus peur.

-     Tes yeux sont décidément un grand livre ouvert. Je pourrais dire que je ne me lasserai jamais de les regarder et d’y chercher chacun de tes secrets mais ce serait faux.

-     Pourquoi dis-tu ça ?

-     Parce que ce visage, tu sais pertinemment à quoi il ressemble, hein ?

Elle le savait, mais elle était terrifiée par cet autre visage qui lui faisait face.

-     Moi, je vais te le dire, c’est à un visage de pute qu’il ressemble ! Et à rien d’autre !

Elle ne pouvait même pas le contredire tant elle le savait. Un jour, elle avait essayé le maquillage de sa mère pour essayer de se faire plus belle. Et chaque garçon du village l’avait appelé ainsi. A l’époque, elle ignorait le sens du mot, mais l’intonation lourde pleine de mépris qui sortait de ces bouches lui avait suffi. Le rouge à lèvres et le mascara n’avaient fait que ressortir ce que tout le monde projetait déjà à cet âge sur son visage. Elle était rentrée en larmes, les yeux déformés et noircis par le maquillage, et sa mère l’avait consolée longuement. Pour la première fois de sa vie, elle eut peur de ce que contenait son propre visage.

-     Ne dis pas ça. Je serais encore plus gentille que les autres fois. Je ferais même tout ce que tu veux…

-     Ah bon ? En es-tu sûre ?

La peur scella ses lèvres pour lui répondre. Et elle luttait pour ne pas fondre en larmes. Alors il eut ce geste qu’elle sentait venir. Il défit son ceinturon et leva la main dans les airs. Et quand elle s’abattit sur elle, elle eut à peine le temps de se protéger avec ses bras. Comme un petit animal, elle se blottit contre le mur tout recroquevillée, à lui promettre qu’elle ferait tout ce qu’il voudrait, le temps que l’orage passe sur elle.

Elle avait passé le reste de la nuit, prostrée contre ce mur, ne sachant que faire et priant que tout ne fut pas déjà fini. Le lendemain, il n’était plus le même. Toute sa douceur des jours d’avant s’était évanouie. A la place, il était devenu un petit despote qui se faisait obéir au doigt et à l’œil. Et, depuis, la nuit, elle avait appris à errer le long des trottoirs pour lui ramener quelques pièces des hommes qui voudraient d’elle. La première fois qu’elle rentra, elle n’eut pas un merci, juste l’exigence de faire mieux car il y avait le loyer à payer la semaine suivante. Au fil des jours, il avait pris l’habitude de la martyriser et l’effrayer, juste ce qu’il fallait pour qu’elle rentre d’elle-même. Il lui avait fait cette promesse, les yeux dans les yeux, avec cette voix froide et terrible, de la retrouver où qu’elle aille et de lui faire payer au centuple si jamais elle avait l’idée de s’enfuir.

Cela dura deux mois. Deux longs mois. Chaque nuit, elle attirait toutes sortes d’hommes, mais aucun d’eux ne s’intéressaient vraiment à elle, juste à ce visage si grotesque et fascinant le temps qu’elle leur donne ce qu’ils attendaient. Et à chaque fois qu’elle laissait les derniers passants noctambules l’aborder, elle espérait que l’un d’eux l’aide un jour à sortir de ce piège qui l’enfermait et avait tué chacun de ses derniers rêves d’échapper à la malédiction de son visage. Pourtant, au fil des jours, alors qu’elle ne cessait d’arpenter la rue, quelque chose en elle changea. Elle apprit non plus à se cacher mais à attirer sur elle les regards, malgré ces yeux trop grands, malgré cette bouche qui grimaçait à moitié même quand elle souriait. Elle n’avait plus à cacher ses émotions mais à en donner, ou plutôt à suggérer celles que ces hommes voulaient y voir. Ces deux yeux et cette bouche si disproportionnés devinrent des atouts dès qu’elle comprit leurs attentes. Et finalement, elle avait à peine se forcer, son visage faisait tout le reste. Au milieu de la nuit, tant à la lumière qu’aux ombres des lampes à gaz, le moindre de ses sourires devenait soudain évocateur et le moindre de ses regards qui se voyaient de si loin une invitation. Elle n’était peut-être pas belle mais elle avait découvert en elle une autre personne, qui n’était pas tout à fait en elle mais bien en chacun de ses hommes qui soudain la désiraient et projetaient sur elle leurs plus basses pensées. Pourtant, quand il n’y avait plus personne, quand la nuit ne durait que pour elle, elle devenait encore une autre créature qui ressentait le besoin de sortir d’elle tout ce qu’elle avait été pendant cette première moitié de nuit. Alors, puisque plus personne ne pouvait la voir, elle laissait enfin toutes ces émotions l’envahir et transparaitre sans avoir peur de les cacher. Elle devenait une autre femme qu’elle avait toujours pris soin de cacher à tout le monde. Et puisqu’elle n’avait plus rien à vendre, ni personne à qui plaire, elle se moquait de faire peur ou qu’on puisse se moquer d’elle. Et pour elle, l’univers tout entier changeait soudain en même temps. Et c’était ce monde qu’elle voulait un jour parvenir à peindre.

 

Comme d’habitude, le chemin du retour de chez Brûle-Noir lui était paru plus court. L’après-midi était déjà bien avancé et elle avait fini par fumer sa dernière cigarette sans s’en rendre compte. Juste avant de remonter chez elle, elle avait acheté un autre paquet et une bouteille de vin. Elle habitait au troisième étage sous une mansarde. Elle jeta un œil sur la toile vierge, mais elle avait maintenant besoin de vivre la nuit pour se lancer dessus. Tant qu’elle n’avait pu se salir au contact des hommes, puis vivre si fort ces instants de solitude et d’oubli avant de rentrer ici, elle sentait un vide affreux en elle qui l’empêchait souvent de peindre quoi que ce fût. Elle passait une bonne partie de la journée et de la nuit à attendre cet instant car alors elle n’attendait plus rien du monde. Et c’était justement là qu’il lui donnait le plus. Mais là, elle attendait la réponse du marchand dans son coin, en espérant que le peintre arriverait à le convaincre.

Elle prit les restes de son repas de la veille avec un peu de pain et but de longues gorgées de vin. Dans une demi-heure, elle serait prête pour redescendre et plonger au cœur de la nuit, hantée par ce qu’elle serait devenue. Avec Augustin, pendant deux longs mois, elle avait pour lui vendu la nuit son corps et vécu un pire cauchemar le jour à ses côtés. Pourtant, un matin, alors qu’elle devait faire des courses, elle avait pris son courage à deux mains pour rentrer dans la blanchisserie où elle avait travaillé. C’était il y a à peine six mois.

Ce fameux jour, rien qu’aux regards qui s’étaient fixées sur elle, elle avait compris quelle sale mine elle avait et que rien n’aurait pu cacher sa détresse. La patronne l’avait accueilli un peu sèchement, avec une once visible de dédain pour ce qu’elle était devenue à ses yeux, mais ses anciennes collègues voulurent savoir ce qui lui était arrivé, sans doute autant pour faire la pause que par véritable curiosité. Comment leur raconter… Elle était au milieu de ce petit groupe de femmes qui était suspendu à ses lèvres et s’était sentie encore plus mal à l’aise que, lorsqu’enfant, elle devait réciter sa leçon à la classe. Elle s’était imaginée réclamer de l’aide sans avoir à se justifier. Face à la réalité, elle s’était rendu compte qu’elle n’aurait rien pu leur dire. Seulement, il le fallait, sinon… Soudain, elle prit la main de Joséphine et l’entraina en courant hors de la boutique. C’était la seule qui aurait pu peut-être la comprendre à mi-mots.

-     J’ai besoin de toi comme tu ne peux pas l’imaginer !

-     Qu’est-ce qui t’arrive ?

-     Je… Je te raconterai. Tu pourrais faire quelque chose pour moi ? Quelque chose qui sauverait ma vie ?

-     Dis, je t’écoute.

Les autres continuaient de les regarder sur le seuil du magasin, épiant le moindre indice sur ce qu’elle pourrait dire qui fût susceptible de percer son secret. Alors, elle lui avait expliqué qu’elle vivait avec un homme et combien il était mauvais avec elle. “ Mauvais comme tu ne peux pas l’imaginer. J’ai peur, Joséphine. J’ai peur toute la journée, toute la nuit ”. Puis, en lui taisant tout le reste, elle lui avait demandé d’aller à la Ruche en la préparant sur la nature de l’endroit et sur le gendre de personnes qu’elle allait croiser.

-     N’aie pas peur d’eux... Une fois là-bas, demande Amedeo Modigliani. Tu verras, c’est un grand gaillard et il est beau et très gentil. Et il t’aidera. Dis-lui que je vis avec Augustin, qu’il me garde prisonnière et me maltraite. Et s’il n’est pas là, demande Soutine ou Belkero, mais ces deux-là font un peu peur… Et demande de venir à plusieurs pour qu’ils lui fassent payer pour tout le mal qu’il me fait.

Elle n’avait pas ressenti le besoin d’en dire plus. Les yeux qui lui faisaient face avaient d’ailleurs tout compris. Même si elle n’avait pas forcément de liens importants avec tous ces hommes, elle comptait sur leur fraternité. Et si Modigliani était là, alors tout se passerait bien, il était généreux et aimait les gens. Il saurait qui prendre avec lui. Elle avait à peine pris le temps de la remercier et s’était enfuie pour finir ses courses au plus vite avant qu’Augustin n’ait pu se douter de quelque chose.

Quand elle fut rentée chez lui, elle avait espéré qu’il ne fût pas là car elle aurait eu trop peur d’être trahie par ce qu’il aurait pu lire sur son visage. Il l’attendait, en grillant sa cigarette. La tête basse, elle avait rangé le plus calmement possible ses courses. Heureusement, quelques minutes plus tard, il partait faire un tour. Elle se souvenait encore comment elle ne cessait de se tordre les mains et de tressaillir au moindre bruit. Il avait fallu qu’elle se calme, qu’elle retrouve ce visage neutre d’autant que personne ne serait venu avant la fin de soirée ou même le lendemain. Quelle longue journée elle avait passée ! Quand elle s’était couchée, bizarrement, elle n’avait même pas pris garde à ses ronflements et sombra immédiatement dans le sommeil, comme une enfant qui n’avait aucune peur du lendemain. Quand elle s’était réveillée, il se tenait déjà dans la pièce d’à côté et lisait le journal.

-     Alors la nuit a été bonne ?

-     Oui, assez. 30 francs.

Au fil des nuits, elle avait appris à mieux connaître ses “ clients ” et pratiquait deux prix. Ceux qui convoitaient sa bouche payaient plus cher, car elle avait découvert qu’elle les attirait d’une façon quasi maladive. Ils voulaient connaître le secret de cette bouche et, à la longue, elle connaissait exactement ce qu’ils attendaient d’elle pour leur argent, si bien qu’elle avait fini par avoir quelques fidèles.

-     Au fait, il n’y a plus de lait.

-     Oui, je sais, je me prépare et j’y vais.

Tout s’était passé si vite. Elle n’avait pas eu envie de quitter l’endroit de peur qu’ils n’arrivent pendant qu’elle serait partie et que tout tombe à l’eau. Alors, elle s’était empressée à l’épicerie pour revenir au plus tôt. Quand elle rentra, tout était resté calme. Rien n’avait changé. Elle se rappelait encore précisément combien ses signes de nervosité avaient commencé à se montrer. Il avait fallu qu’elle s’occupe l’esprit. Alors elle s’était mise à cuisiner le repas. Soudain, elle avait entendu des voix. La porte s’était ouverte. Ils étaient apparus. Là, devant elle, six hommes. Avec des couteaux et des bâtons.  Augustin s’était levé d’un bond pour s’enfermer dans la chambre, mais ils avaient réussi à bloquer la fermeture de la porte en coinçant le bout d’un pied. Alors ils s’étaient saisis de lui à deux tandis que les autres l’avaient tabassé à tour de rôle. Et il avait gueulé, supplié, fait toutes sortes de promesses. Mais rien ne les avait arrêtés. A dire vrai, elle n’avait jamais vu Modigliani autant en colère. Tous s’en étaient donnés à cœur joie. Et à chaque coup qu’ils donnaient, elle s’était sentie un peu davantage des leurs. Elle avait aimé être protégée par tous ces hommes comme si elle eut compté vraiment pour eux. On avait laissé Augustin à moitié mort sur le lit plein de sang. Il geignait en faisant de drôles de bruit. Son visage salement boursouflé n’était qu’une caricature de ce qu’il avait été quelques minutes avant.

Quand tous avaient descendu les marches pour regagner le dehors, elle s’était sentie comme le centre de l’univers. Il n’y avait alors plus de bouche ni d’yeux trop grands, elle était comme une petite sœur pour eux qu’il avait fallu protéger. Ce jour-là, ils firent une fête en son honneur. Le temps de cette soirée, elle avait été la reine des abeilles dans leur Ruche. Cependant, deux jours plus tard, elle avait quitté l’endroit pour se retrouver chez elle. Cela restait un milieu d’hommes et elle avait besoin de se sentir seule pour vivre. Elle était retournée dans sa petite chambre de bonne, moyennant les deux mois de loyer qu’elle devait et avait commencé une nouvelle vie pour elle, celle d’artiste peintre. Depuis, six mois s’étaient écoulés et comme elle n’arrivait pas vendre ses toiles, alors, à la place, elle avait continué de vendre son corps pour gagner le droit de disposer de son temps pour peindre comme elle le voulait.

 

Voilà, c’était un bout de son existence. Elle aurait voulu l’oublier, comme elle avait oublié le reste, mais elle n’y parvenait pas. Elle se sentait souillée et pour faire disparaitre cette impression, elle but encore de longues gorgées. En quelques minutes, l’alcool brilla dans ses yeux. Elle était prête pour descendre dehors dans cette nuit noire qui l’entourerait bientôt.

Tout était alors calme, un calme que beaucoup trouvaient effrayant parce qu’on aurait voulu tant y retrouver l’animation de la vie pour se rassurer. Or c’était au contraire cette animation qui, à elle, lui faisait peur. A la place, elle aimait la façon avec lesquelles les formes devenaient floues pour disparaitre ou, au contraire, renaissaient progressivement des ténèbres en se fondant dans ce monde et cette lumière nocturnes qui l’entouraient. Pour elle, il y avait là comme le mystère de deux mondes qui cohabitaient. Et c’était cet instant précis où tout devient visible ou tout disparaît qu’elle recherchait. Il y avait alors tant à voir. De nouvelles formes. De nouvelles possibilités. Un monde à reconstruire ou à détruire, c’était selon.

Et puis, son visage lui-même usait du même spectacle, tantôt à disparaître aux yeux des autres avant qu’ils n’aient pu comprendre ce qu’il renfermait ou tantôt à les surprendre de sa fugitive beauté que sa bouche déformait avec son regard aussi vaste que la nuit elle-même. A cet instant, tout son être pouvait se relâcher et les émotions qui la submergeaient alors n’en étaient que plus fortes et violentes. Et sans trop savoir pourquoi, elle voulait sortir d’elle-même cette violence et la retourner contre elle. Elle avait besoin de l’évacuer pour se faire mal, devenir un bourreau pour elle-même pour que tout ce mal en elle se mette à exister plus fort.

D’habitude, quand elle rentrait tard la nuit, après avoir erré seule dans les ténèbres pour se sentir vivante, elle ne se couchait pas immédiatement. Avant, elle prenait le pinceau et fixait sur la toile son visage pour y reproduire au mieux tout ce qu’elle avait ressenti alors si fort en elle. Elle déformait les proportions et les couleurs jusqu’à sentir l’exacte vibration qui l’animait. Pour cela, elle travaillait tout particulièrement les expressions en usant librement des couleurs et jouait avec sa bouche et ses yeux en simplifiant les formes et les traits tout comme le faisaient les enfants. Et lorsqu’elle se couchait, elle espérait toujours découvrir à son levée ce qui se cachait en elle pendant ces instants où elle osait vraiment être elle-même. C’est ainsi qu’elle avait peint cette toile qu’elle avait laissée à Chauffe-noir et qu’elle avait fini par retoucher.

Or cette nuit-là, elle n’était pas descendue pour répondre à l’appel de la nuit qu’elle sentait d’habitude vibrer en elle, mais pour lutter contre son impatience d’être à demain. Elle avait eu ce besoin soudain d’être encore plus épuisée pour oublier que quelqu’un, peut-être, voudrait enfin acquérir son travail.

 

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