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LE LOUP-GARROU (Une esquisse) 3/4

 

 

 

Sur les coups de onze heures du soir, elle en avait fini avec le vacarme dans sa tête, faits de tous ses doutes, espérances et impatiences. Elle longeait depuis plusieurs minutes des ruelles obscures et étroites. Et son œil fouillait les ténèbres, tout comme son ouïe le silence, pour chercher un peu de vie. Quand enfin elle regagnerait ce monde noctambule, elle se sentirait proie autant que prédateur. Il suffisait pour cela de jouer avec ses yeux trop grands et qu’elle libère un peu de ce trop plein d’émotions qu’elle retenait en elle tout le reste de la journée. Et son visage deviendrait plus que jamais un spectacle mouvant. Et chacune de ces émotions libérerait en elle une couleur précise qui se fondrait immédiatement dans un tourbillon de gris prêt à se changer en tableau si elle en avait eu le talent. Un gris composé non pas de blanc et de noir, mais un gris lumineux qu’on obtient dès qu’on mélange les trois couleurs primaires et qui produit des teintes infinies. Un gris d’une beauté si pure qu’elle voulait en recouvrir la lune et le ciel et les étoiles pour qu’il se répande à son tour sur tout Paris.

Une pluie fine commença à tomber. Elle marcha encore quelques mètres mais la fraîcheur environnante l’envahissait de plus en plus. Et puis, les gouttes devinrent de plus en plus grosses et denses si bien qu’elle fut bientôt à son tour trempée. Elle accéléra le pas pour rentrer au plus vite, mais elle dut se résigner à s’abriter sous un porche. Et là, les ténèbres de la ville prirent une lumière encore plus rare et encore plus fantastique. Le sol reflétait magnifiquement la moindre parcelle de lumière à l’infini. Le monde basculait exactement vers ce qui remplissait son cœur.

A son tour, elle aurait voulu continuer de pleurer pour évacuer une bonne fois pour toute son ressentiment contre elle-même mais, à la place, elle se mit à jouer, avec les larmes aux yeux, dans la pluie comme l’aurait fait une enfant, la tête levée vers les noirs nuages invisible et les bras écartés pour accueillir cette pluie qui se mélangeait aux restes de ses larmes. Elle courait et ses chaussures étaient aussi tripées que ses vêtements. Bien que grelottante, elle se sentait heureuse, submergée de couleurs. Elle accéléra encore, tellement elle avait hâte de retrouver ses pinceaux. Elle avait tant de chose à exprimer que la tête lui tournait. Complètement essoufflée, elle se mit à marcher plus doucement, mais une image se dessinait en elle, aussi floue que ce que cachait la nuit, mais suffisamment précise pour y projeter sa nouvelle palette de gris lumineux dont elle avait déjà dans sa tête drapé tout l’univers.

 

Quand elle rentra dans sa chambre de bonne, le martèlement monotone de la pluie sur le toit emplissait encore toute la pièce en l’enfermant dans une sorte de cocon sonore propice à son inspiration. Alors elle se précipita pour changer ses vêtement dégoulinants, enveloppa ses épaules avec la couverture de lit et but une tisane bien chaude pour tenter de se réchauffer au plus vite. A nouveau elle se tenait face à sa toile. Elle voulait partir de son dernier tableau et pousser plus loin dans la direction d’un monde coloré. En même temps, elle voulait y retranscrire l’expérience qu’elle avait vécue lors de cette dernière nuit, cette impression d’un monde qui semblait aussi bien apparaître que disparaître. Elle commença à reprendre l’esquisse de la silhouette du précédent tableau en gardant cette fois les bonnes dimensions de sa bouche et de ses yeux. Au contraire, elle les agrandit encore à en remplir quasiment tout le visage. Puis, sur le bas droit du tableau, elle dessina une main aux doigts écartés. Elle voulait donner à la fois l’impression qu’elle tâtonnait pour avancer ou qu’elle transperçait le monde ou la toile. Pour cela, elle la remplit d’un gris bleu violacé comme une ombre, alors que tout le reste garderait la dominante du jaune comme pour former une sorte de brume tout autour qui façonnerait des formes et des ombres totalement abstraites.

Bien que loin d’être terminée, les choses prenaient place et déjà une harmonie s’en dégageait mais elle était loin d’être satisfaite. Elle voulait se confronter pour de bon à l’abstraction, or tout ce qu’elle avait peint autour du visage n’était pour l’instant que décoratif. Jusqu’à présent, cet immense vide que constituait cette direction artistique si radicale l’avait toujours effrayée. Et chacune de ses tentatives pour y parvenir s’étaient transformées en un exercice un peu vain. Aujourd’hui, elle avait une intuition très nette en elle sur ce qu’elle devait faire, mais sans arriver encore à la matérialiser. Elle commença à tracer des formes tout autour de la silhouette, un peu flottantes, sans être convaincue. Au bout d’un moment, elle ne sut plus quelle partie du tableau poursuivre. Devait-elle travailler le portrait pour en affiner l’expression ou creuser davantage la composante abstraite qui l’entourait pour jusqu’à parvenir à contaminer tout l’ensemble ? Pour l’instant, ces deux dimensions restaient à l’état d’esquisse et chacune lui donnait sa propre direction sans que rien ne les unifiât.

Alors, elle décida de tout arrêter pour cette nuit car son inspiration naissait de ce qu’elle voyait déjà sur la toile plus que de ce qu’elle avait en elle. Or, par expérience, elle avait appris que rien de bon ne naissait d’un tel état d’esprit. Peut-être que sa nuit de sommeil lui révèlerait la solution à son levée du lit ? Elle s’emmitoufla dans ses couvertures et ne tarda pas à trouver le sommeil, bercée par cette pluie qui continuait de tomber au dehors sur le toit au-dessus d’elle et le carreau de la mansarde.

 

Lorsqu’elle se réveilla, comme à chaque matin, elle se dirigea vers son chevalet pour examiner son travail de la nuit. A vrai dire, elle avait cru y avoir réalisé quelque chose de plus abouti. La composition d’ensemble lui convenait, mais les couleurs restaient ternes. Et puis, la main en bas à droite ne produisait pas du tout l’impression qu’elle voulait, sans doute parce que sa teinte était trop lourde pour l’ensemble, il aurait fallu soit l’éclaircir, soit foncer tout le reste. C’est alors qu’elle comprit qu’elle se trompait. Elle devait au contraire jouer de ce contraste pour obtenir ce qu’elle voulait. Elle n’allait pas peindre un énième autoportrait mais un véritable adieu au monde figuratif. Et cette main devait à la fois montrer ce geste et attirer l’œil vers le monde abstrait et tout son portrait était à retravailler en ce sens pour que lui-même ne fût pas qu’un simple visage. Ainsi l’œil qui regarderait le tableau devrait de lui-même unifier chaque élément du visage pour lui donner vraiment vie, en même temps qu’il devait être irrésistiblement attiré par les formes abstraites qui s’affirmeraient sur tout le reste. Alors, tout son travail sur ce visage consisterait à en faire autant un vestige d’un monde disparu qu’une nouvelle apparition. Le tableau en son entier était maintenant dans sa tête, il ne lui restait plus qu’à lui donner forme. Elle se mit à sourire en pensant qu’elle allait vivre exactement ce que son tableau allait représenter.

La composition s’affirmait au gré de son pinceau, mais le jeu des couleurs allait être encore plus prépondérant. De toutes ces subtiles interactions qu’elle avait à créer jailliraient le sens même du tableau. Et elle voulait conserver sa dominante claire quasiment partout pour que la main aux teintes plus foncées paraisse nous entrainer avec elle dans un monde différent, à moins justement qu’elle ne cherchât à s’en extraire.

Contrairement au travail qu’elle avait entreprit pendant la nuit, chaque décision qu’elle prenait renforçait son projet. Elle peignait avec une telle exaltation qu’elle oublia les heures. Lorsqu’elle remarqua qu’elle avait faim, la nuit commençait à tomber.

 

**

*

 

Elle avait passé toute la nuit à peindre et, sur le matin, bien qu’elle tombât de sommeil, elle avait cette hantise de savoir si le marchand avait accepté son tableau. Même si l’angoisse de la confrontation avec Chauffe-Noir commençait à monter, elle se disait qu’elle avait bien fait de lui confier son travail, car jamais elle n’aurait pu affronter toute seule Tanneur. Et encore moins récupérer son tableau s’il ne lui avait pas plu. Pourtant, au fond d’elle, elle savait qu’il ne pouvait être autrement puisqu’elle avait tout fait pour. Et même si elle avait voulu le rendre plus aimable en atténuant tout ce qui dans sa peinture pouvait déranger, elle avait fini par  y mettre autant d’elle-même, voire davantage pour compenser son petit mensonge. En fait, depuis, les perspectives sur son futur travail qu’ouvrait le tableau qu’elle venait de terminer avaient même excité son esprit. Elle était comme exaltée par l’idée de montrer à tous qu’elle avait trouvé sa propre voie loin de toutes les autres, comme si elle avait été seule contre tous. Ou, tout du moins, jamais elle n’avait senti à ce point qu’elle s’était approché d’un quelconque but. Elle décida d’emporter avec elle le nouveau tableau pour que le marchand ait une meilleure idée de ce qui l’attendrait si jamais il consentait à la suivre dans son œuvre.

Avant de partir, il lui fallait manger, sinon, avec sa nuit blanche, elle allait s’effondrer avant même d’être arrivée. Mais son appréhension ne cessait de monter si bien qu’elle eut beaucoup de mal à finir son pourtant maigre repas. Sur le chemin de chez Chauffe-Noir, l’enthousiasme se substitua en doute, si bien qu’une fois arrivée à bon port, elle s’attendait à voir son portrait là où elle l’avait laissé. Sur le pallier, il y avait déjà cette odeur caractéristique de café gardé au chaud trop longtemps. Le peintre exécutait un tableau immense. Autour de lui gisaient de multiples esquisses. Pour une fois, il ne travaillait pas sur des tons chaleureux ou pastels, mais principalement sur des déclinaisons d’ocres et de noirs. Une vaste vue d’ensemble d’une usine baignait dans une lumière d’hivers et terne. Sur la gauche, l’arrière d’un carrosse beige qu’on devinait luxueux créait un étrange mouvement de fuite que seule une percée de ciel sur le coin opposé contrebalançait. Il devait travailler sur ce tableau depuis des semaines. Pour sa part, en le découvrant, elle ne comprit pas ce qu’il recherchait. Pourquoi utiliser ainsi les teintes si ternes des cubistes et peindre dans ce style quasi académique ?

Le peintre prit le soin d’essuyer ses pinceaux avant de venir la saluer. Elle n’osait lui poser la question, alors elle lui parla de cet imposant tableau. Il lui avoua qu’il s’était lancé un défi et qu’il se sentait un peu dépassé. D’ailleurs, il trouvait que les cubistes allaient trop loin et qu’il fallait au contraire retrouver le sens du réel. Puis il lui prit la main en la regardant droit dans les yeux.

-     Je suis désolé. Il n’en a pas voulu. Pourtant, il lui plaisait, j’en suis sûr. Mais je crois que les couleurs l’indisposaient un peu. Mais tu verras, tu vas y arriver.

-     Je m’en doutais. C’est pas grave. En tout cas, merci.

-     De rien. Tu as amené une nouvelle toile ?

-     Oui. Mais je ne sais pas quoi en penser.

-     Tu me montres ?

-     Si tu veux…

Elle retira son vieux drap qu’elle utilisait pour transporter son travail et lui tendit son tableau. Il eut un léger froncement de sourcil, sans doute lié à la surprise, mais aussi parce que quelque chose l’avait perturbé. Puis, il le posa sur un chevalet pour le regarder avec plus de recul.

-     Toi, tu as trouvé quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais c’est vraiment intéressant.

Elle se doutait qu’en son fort intérieur, il le détestait. Pourtant, à côté, l’immense tableau semblait si terne, si quelconque. Au contraire, le petit tableau semblait puiser dans les imposantes formes que contenait son voisin pour s’animer davantage. Plus que jamais, il y avait dedans cet instant de vacillation du réel sans qu’on sache si le monde autour de lui s’effondrait ou s’il lui donnait vie. Pour la première fois, elle se sentit vraiment fière de son travail. Et tant pis si personne ne l’aimait.

-     Vraiment dommage que ce ne soit pas son genre. C’est un tocard de toute façon. Dis-toi qu’il ne cherche pas l’Art mais de quoi faire chauffer sa marmite. Et toi, tu vaux mieux qu’une marmite chaude, crois-moi.

-     Merci. Pourtant, je ne pourrai continuer indéfiniment si personne ne s’intéresse à moi.

-     Mais pense à Van Gogh !

-     Oui… Van Gogh. Mais je n’ai pas envie de finir comme lui !

Elle prit congé de lui et s’en retourna chez elle. Sur le chemin, elle se dit qu’il fallait quand même qu’elle tente sa chance. Après tout, elle proposait quelque chose de nouveau et, au moins, elle voulait entendre le point de vue du marchand. Certes, il aimait les tableaux modernes mais à la fois rassurants, même si, plus d’une fois, il avait su être audacieux avec des peintres inconnus.

Bientôt, elle arriva devant la vitrine du marchand. Et là, sur le côté, avec stupeur, elle découvrit une copie quasi conforme de son portrait. Les teintes avaient été pastelisées et le fond avait été travaillé à la manière impressionniste, mais le visage et la pose étaient identiques. Chauffe-noir l’avait trahie ! Au lieu de défendre son tableau, il l’avait copié ! A dire vrai, elle trouvait surtout qu’il l’avait enlaidi. L’expression du visage qui faisait tout le charme du sien avait disparu, il ne restait plus rien de vraiment personnel, juste un joli visage avec de jolies couleurs.

Tout d’abord, elle voulut rentrer pour dénoncer la supercherie et montrer l’original. Mais elle restait devant la porte et n’arrivait pas à la pousser. Et puis, elle se rappela combien le marchand était misogyne à l’égard des femmes artistes. Elle ne se sentait pas la force d’affronter encore une fois un homme, elle connaissait trop comment cela finissait. Alors, complètement découragée, elle traversa la rue pour rentrer.

Et là, à une centaine de mètres plus loin, il y avait une autre galerie. De l’extérieur, elle impressionnait moins. C’était la galerie La Motte. Les deux se faisaient concurrence et le père Tanneux l’emportait le plus souvent sur ces choix plus conformes aux attentes de son publique. A peine s’était-elle posée la question sur ce qu’elle devait faire qu’elle avait franchi la porte sans s’en rendre compte.

 

 

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