LE LOUP-GARROU (Une esquisse) 4/4
Derrière un bureau se tenait un homme avec de petites lunettes rondes, les cheveux légèrement bouclés, le visage à la fois grave et accueillant. Il était assez difficile de lui donner un âge dans la mesure où il prenait visiblement soin de se vieillir quelque peu pour se donner une forme de contenance pleine de sagesse.
- Bonjour. Que puis-je donc pour vous ?
- Euh…Rien. Je voulais regarder ce tableau.
Même si elle venait de mentir éhontément, la salle contenait des toiles d’un goût certain, avec de vraies audaces. Plusieurs l’intriguèrent. Derrière lui devaient se tenir deux Belkero, dont un qu’elle avait même déjà vu à la Ruche. Au centre, trônaient deux statuettes influencées par l’art nègre. Il avait l’air si habitué de ce type de face à face qu’elle se sentait ridicule. Elle s’efforçait d’être crédible à décrypter le tableau, sauf que plus le silence durait et plus elle perdait d’assurance.
- Vraiment, vous avez là de jolies choses.
- Et vous, je suppose que vous n’en avez pas moins sous votre bras ?
- Non, non… Ce n’est rien… Je vous assure que…
- Mais si ! Puisque vous êtes rentrée et qu’il n’y a personne, montrez-moi donc ça. Je me présente, Bartolomé La Motte.
Il s’approchait d’elle en voulant se saisir de son paquet sous le bras. Soudain, elle fut prise de panique. Elle ne voulait surtout pas qu’il voit son petit portrait pour ne pas paraître comme un imposteur. Alors, elle prit soin de le cacher et sortit son autre tableau, celui dont elle était la plus fière mais pour lequel elle n’aurait jamais eu l’arrogance de le montrer en temps normal, et encore moins à un marchand d’art.
Il s’en saisit avec soin et eut immédiatement l’air surpris de découvrir une telle approche. Elle se rendit compte à nouveau que son utilisation du jaune la démarquait profondément des autres œuvres présentes, dont plusieurs développaient une approche cubiste.
- Intéressant. On dirait que vous connaissez les nouveaux peintres allemands…
- J’en ai seulement entendu parler. Le Bauhaus, l’abstraction lyrique et tout ça ?
- Oui, mais je pensais à Paul Klee notamment.
- Alors, vous prenez ?
Sa question avait quelque chose de grossier, mais elle se sentait tellement mal à l’aise dans cette pièce. Pourtant, Bartolomé était plutôt chaleureux et sa voix très agréable, avec une intonation très posée et courtoise. Mais elle avait hâte de sortir, car elle se sentait jugée par chaque tableau de la salle.
- Il faut que je réfléchisse. L’idéal serait que vous me montriez d’autres choses de vous.
Il avait fait un signe de la tête vers le petit tableau qu’elle continuait de cacher.
- Celui-ci est déjà réservé. C’est un portrait…
- D’une personne, je suppose, qui veut garder l’anonymat ?
La question avait été prononcée avec un drôle de ton, à la fois léger et taquin, comme s’il avait cherché à la mettre en confiance ou s’il comprenait sa réticence.
- Ecoutez, je vous propose de revenir demain, si possible avec d’autres tableaux. Et je vous dirais.
- Si vous voulez, je vous le laisse pendant ce temps. C’est un style assez nouveau pour moi… Pas sûr que vous aimiez le reste.
- Je vous promets de lui laisser sa chance. Revenez demain.
- Mais…
- Allez, on fait comme ça, n’est-ce pas ? Et je vous dis alors à demain.
La prise de congés avait été brutale mais un vieux monsieur venait de rentrer qu’il salua de son nom. Il posa le tableau qu’il tenait encore dans les mains sur le côté de son bureau et entama une nouvelle discussion. Lorsqu’elle se retrouva au dehors, ses joues étaient brûlantes et son cœur battait très fort. Elle commençait à paniquer. Il était hors de question qu’elle lui montrât l’un de ses autoportraits. Il lui fallait peindre un nouveau tableau et, cette fois, il serait entièrement abstrait.
**
*
Lorsqu’elle revint le lendemain après-midi pour savoir ce que Bartolomé La Motte avait décidé, il ne sut pas quoi lui répondre. A dire vrai, il avait laissé toute la journée le tableau face visible, un peu à l’écart pour que les clients ne le voient pas vraiment, sans arriver à comprendre son sens. Pourtant, régulièrement, il y jetait un œil, et, parfois, c’était comme si le tableau l’appelait, si bien que lorsqu'il se coucha, il avait encore son image dans un coin de sa tête. Lorsqu’il le trouva à sa place le lendemain, il décida de le mettre de côté plutôt qu’au milieu de la collection qu’il vendait. En fait, il n’allait pas avec les autres. D’abord, sa dominante jaune avait quelque chose d’écœurant, à moins que ce ne fut les autres tableaux qui le rendissent ainsi. Un peu par dépit, il l'accrocha à l'arrière-boutique histoire de le juger une bonne fois pour toute. Il le contempla ainsi plusieurs minutes sans qu’il ne sache pas plus quoi en penser. L’éclatement de ce visage surtout l’importunait, la marchand y voyait une maladresse inexplicable, comme si la peintre n’avait pas voulu l’achever ou rendre ses traits acceptables. Puis, des clients entrèrent et il finit par l’oublier. La journée était sur le point de se terminer quand elle rentra dans la boutique, avec, sous le bras, un autre tableau empaqueté dans son drap. Bien entendu, elle voulut savoir s’il allait lui acheter le premier.
- Il y a des choses intéressantes, mais je ne crois pas que je vais le prendre.
- Bien entendu, je comprends…
Il connaissait cette résignation par cœur. De ces peintres qui tantôt imaginaient bouleverser la terre entière par leur génie, tantôt doutaient de tout, parfois à quelques minutes d’intervalle, Bartolomé en avait une authentique compassion dès le moment où leur quête était sincère. C’était visiblement le cas ici. Il chercha un moyen de lui redonner le moral, même s’il se contentait de lui déballer les phrases habituelles. C’était la première fois qu’elle les entendait, aussi elle lui lança un joli regard attendrissant qui voulait dire tellement de choses, qu’il fut à deux doigts de lui dire qu’il le lui achetait juste pour essayer. Mais il était là pour faire des affaires et ne pouvait se permettre de telles fantaisies. Alors il chercha dans la pièce voisine le tableau pour le lui rendre. Et là, au milieu de son arrière pièce, tout ce jaune, avec son étrange arrière-plan, lui sembla contaminer tout l’espace autour de lui. Il regarda le tableau puis la pièce, et chacun ne sembla plus exactement pareil. Troublé, il revint dans la boutique les mains vides.
- Je vois que vous avez un autre tableau. Peut-être accepteriez-vous de me le montrer également ?
- Si vous le voulez… Mais, même moi, je ne sais quoi penser de celui-là…
On retrouvait cette dominante jaune mais les formes géométriques avaient disparu et, surtout, il n’y avait plus aucune trace de visage. Elle avait osé basculer dans l’abstraction la plus totale et le tableau ne ressemblait effectivement à rien. Difficile pour lui de cacher sa perplexité. A nouveau, il le regardait, mais tout semblait se dérober à lui. En même temps, il regrettait de ne pas retrouver les traces du visage de l’autre. Elle voyait son embarras et fit mine de vouloir le reprendre.
- Vous avez raison, c’est un peu trop…
- Oui. Un peu trop… Comment dire… Expérimental ?
- On peut dire ça. J’ai essayé de traduire ce que je ressentais sur le moment.
- Et pourquoi tout ce jaune ?
- Je ne sais pas. C’est un peu la lumière qui illumine mes ténèbres.
- Je peux le garder avec l’autre encore une journée ? Et promis, demain, je vous donnerai sans faute ma réponse définitive.
Elle le regarda, interloquée, comme si son attitude n’avait aucun sens pour elle. Alors, tout juste après avoir prononcé un furtif et timide au revoir, elle repartit sans qu’il soit sûr qu’elle ait compris la sincérité de sa demande. Il avait voulu garder le nouveau tableau parce qu’à son contact, il lui avait semblé que le premier s’éclairait davantage à ses yeux. Il retourna à l’arrière-boutique et l’accrocha presque côte à côte. Il était irrémédiablement attiré par le visage que contenait le premier. Son absence dans l’autre lui donnait une dimension plus tragique, comme s’il était le dernier vestige d’un monde sur le point de disparaître. Peu à peu, à force de le contempler, les yeux étrangement grands et cette bouche immense semblaient même contenir le monde tout entier. Ce n’étaient pas eux qui disparaissaient dans les motifs de l’arrière-plan mais le monde entier en eux. Et ce ne fut qu’à cette pensée qu’il comprit à qui appartenait ce visage. Et tandis qu’il regardait le second tableau, il ne pouvait s’empêcher de l’y projeter. Un monde abstrait dans lequel il fallait se plonger pour le comprendre. Le visage devenait ainsi comme le centre du monde, y compris par son absence. Et cette idée le bouleversa. C’était comme si elle avait peint le concept même de Dieu. Le lendemain, lorsqu’elle revint les chercher, il ne voulait plus les vendre mais les garder pour lui.
Alors, après les deux premiers tableaux, il y eut les autres. Cette femme finit par le fasciner. Il se mit à exposer quelques une de ses toiles, qui créaient de plus en plus un monde si à part, loin de tout repère qu’elles intriguaient mais sans jamais trouver d’acheteur. A dire vrai, elles provoquaient dans le spectateur un besoin de comprendre qu’elles se refusaient de combler. Et lui-même était incapable de vraiment les expliquer, et s’il le pouvait, il aurait fallu dévoiler de lui des choses bien trop personnelles.
Au fil du temps, il l’invita pour discuter avec elle de son travail et de ce qu’elle cherchait à exprimer. Mais il trouva en face de lui une artiste qui ne cherchait pas à comprendre son travail mais à exorciser des émotions. Et même si ses tableaux semblaient contenir en eux une forme de dessein supérieur, il accepta sa frustration de ne pas avoir toutes les clés de ce qu’il ressentait lui-même, comme si chaque tableau gagnait ainsi un mystère supplémentaire à percer.
Au bout de quelques mois, ils se mirent même par vivre ensemble. Après le sixième mois, ils finirent par se marier. Ni l’un ni l’autre ne savaient ce que cela allait changer à leur vie, mais ils avaient besoin de faire une place plus grande à l’autre. Et, d’ailleurs, rien ne changea vraiment. Quand le soir tombait, il voyait celle qui était devenue sa femme, sortir de leur couche entre 10H et minuit pour gagner l’atelier qu’il lui avait fait installer. Et parfois même, il l’entendait sortir dehors. Au début, il voulut savoir ce qu’elle faisait. Pendant plusieurs mois, il avait imaginé la suivre, sauf qu’à chaque matin il y avait une nouvelle toile sur le chevalet. Parfois non terminée. Parfois en lambeau. Parfois entouré d’une dizaine d’esquisses. Mais tout ce travail qu’il voyait et dont souvent il contemplait le résultat ne pouvait être le fruit d’une vie normale, d’un être qui se lève et se couche comme tout le monde. Pour faire apparaître de telles créations, il fallait une fêlure et l’alimenter sans cesse. Le plus souvent, il la retrouvait endormie dans le canapé qu’il avait fini par lui installer dans son atelier. Et là, il la regardait dormir dans son profond sommeil, si loin de lui. Il aimait la contempler ainsi. Elle paraissait dans cet instant si vulnérable qu’il aurait tout fait pour la protéger. Il avait très vite deviné que jamais elle ne lui raconterait son passé et ce qui l’avait à ce point marquée un jour. Il ne lui restait qu’à contempler son travail sur le chevalet en espérant peut-être percer ses secrets.
Au début de leur relation, elle s’était mise dans un tel état d’infériorité à son égard, si bien qu’il n’avait cessé de l’encourager et de la valoriser. Elle ne comprenait pas qu’il ait pu s’intéresser à elle et l’aimer. Si elle avait accepté le confort de la vie qu’il lui proposait, elle avait pourtant toujours refusé toute forme de cadeaux. Et elle prenait soin de lui du mieux qu’elle pouvait, lui cuisinait de bons repas et s’occupait de tout ce que leur servante n’avait pas le temps de faire.
Par contre, elle n’avait pas abandonné ses mystérieuses balades nocturnes et se levait à point d’heure, si bien qu’il ne connaissait d’elle qu’une petite facette. Et dès qu’il cherchait à fouiller un peu trop dans ses zones d’ombres, elle le rejetait avec cette incroyable douceur dont elle était capable, sauf que parfois elle disparaissait plusieurs jours dans la foulée. Il avait fini par accepter son mystère. Et à dire vrai, il ne l’en aimait que davantage. Et si, au tout début, il avait voulu se marier pour mieux pouvoir la protéger, il se rendit très vite compte que c’était elle qui lui avait fait une faveur et non lui. Elle avait tant à lui donner et à lui faire découvrir de cette vie qui avait été pour lui si facile que c’est lui qui avait fini par la vénérer sans pour autant pouvoir le lui montrer. Et malgré tous ses efforts pour la valoriser, elle ne cessait se sentir juger par lui et avait même besoin qu’il porte sur elle et son travail un regard le plus sévère et implacable possible, comme si rien n’avait changé depuis le jour où elle lui avait confié sa première toile.
Peu à peu, elle accepta que d’autres que Bartolomé puissent regarder son visage, ce qui permit à leur vie sociale de s’enrichir. Il lui présenta d’autres peintres, des collectionneurs, des notables. Depuis, ils dînaient ou recevaient plusieurs fois par semaine. Et c’est dans ces mondanités qu’elle avait les plus changé. Elle, si craintive à leur tout début, avait très vite pris de l’assurance et montrait une réelle indépendance dans ses opinions que dans sa vie de tous les jours. Beaucoup la prirent pour une opportuniste qui voulait vendre ses toiles, sauf que personne ne les avait vraiment vues. Elle ne les montrait qu’à des autres peintres. Et peu à peu, une rumeur enfla. On disait d’elle qu’elle avait un vrai talent et que son mari n’était qu’un imbécile à ne pas l’avoir remarqué, sauf qu’ils avaient fait un pacte. Tant qu’il ne vendrait pas la première toile qu’elle lui avait apportée, il ne pourrait pas vendre les peintures qu’elle avait peintes depuis. Or il avait fini par le subjuguer. Pas une journée ne se passait sans qu’il ne le regardât un instant. Il n’avait plus de prix pour lui parce qu’il avait deviné qu’il était comme la première pièce d’un immense puzzle. Chaque tableau qu’elle peignait découlait du précédent et pour comprendre cette créature qui partageait sa vie, il lui fallait percer chacune de ces toiles et comprendre ce qui, en elle, avait pu changer entre temps, car jamais elle ne se confiait vraiment à lui.
Puis, un jour, il tomba par hasard sur le vieil autoportrait sur lequel elle avait retouché les yeux et la bouche. Il fut instantanément saisi par le charme qui s’en dégageait et, en même temps, il y trouvait comme l’écho lointain du premier tableau qu’elle lui avait montré lorsqu’elle avait osé entrer dans sa galerie. Un nouveau monde qu’il connaissait depuis si bien avait mystérieusement jailli de lui sur la toile.
Lorsqu’elle se réveilla comme à son habitude en début d’après-midi, il le lui montra.
- Tu ne me l’avais jamais montré celui-là…
- Oui, tu as raison et tu vas rire car, sans lui, jamais tu ne m’aurais rencontrée. Je l’avais également sous le bras la première fois que je suis rentrée dans ta boutique.
Alors, elle lui raconta sa petite anecdote. Il en profita qu’elle se dévoilait un peu à lui pour lui demander si c’était le genre de toiles qu’elle peignait avant qu’il ne se rencontre. Elle fut surprise de le voir à ce point sourire, comme s’il avait une idée derrière la tête..
- Tu le trouves à ce point ridicule ? Pourtant, je l’aime beaucoup.
- Mais moi aussi, je l’aime beaucoup. Mais je me dis juste que, s’il existe, alors il y a peut-être d’autres toiles de toi qui existent d’avant notre rencontre ?
- Oui, je crois qu’il y en a plusieurs à la cave avec mon matériel. Et peut-être qu’il en reste même à la Ruche… Si on ne les a pas réutilisées…
- Donc, puisqu’ils ont été réalisés avant mon premier tableau de toi, tu n’auras pas d’objection que j’en fasse une exposition !
Il se voyait la lancer d’abord sous un prête-nom tant pour la protéger des éventuelles railleries que pour préserver leur couple si le succès voulait venir. Ils descendirent les chercher. Il y en avait une dizaine et tous formaient effectivement une série d’autoportraits. Quand il regarda le premier, il fut saisi de retrouver les mêmes impressions qui l’avaient envahi la première fois qu’elle avait débarqué dans sa galerie avec ses yeux immenses et sa bouche trop grande. Le tableau semblait le dévisager autant qu’il délivrait une puissante émotion à nue et inconnue. C’était comme si le portrait invitait à se projeter en lui pour connaître son mystère, à moins qu’il ne se projetait en vous pour contaminer le monde tout entier. Puis, il regarda les autres. Impossible de garder son anonymat devant de telles représentations de son visage. Il y avait tant d'impudeur à chaque fois qu’il ressentait comme une douleur à pouvoir plonger son regard dans cet être qu’il chérissait plus que tout dorénavant. Et à chaque fois, il vivait cette expérience de plus en plus forte. Alors qu’il vivait depuis des mois à ses côtés, pour la première fois, il eut l’impression de comprendre ce qu’elle lui avait toujours caché.
Il les remonta tous chez eux et les disposa en cercle dans leur salon. Il se dégageait de l’ensemble quelque chose d’encore plus fort. Il ignorait si la pièce s’emplissait d’amour ou si c’était lui qui devenait encore plus fou d’amour pour elle.
- Alors, tu veux vraiment les exposer ?
- Ils sont vraiment…magnifiques. Je les aime tellement.
- Oh non ! Ne me dis pas que tu vas encore les garder. A quoi te serviraient-ils ? Tu as l’original à tes côtés !
Elle le fixait, les mains sur les hanches, le menton en l’air en guise de défi, avec un sourire taquin. Il fut surpris de voir un tel détachement à l’égard de son travail, elle qui détestait l’idée de partager ses toiles. Et la boutade qu’elle lui avait lancée avait été prononcée avec une telle arrogance ironique que lui aussi se mit à rire. Pourtant, effectivement, il aurait tant voulu les garder à lui pour pouvoir les regarder lorsqu’elle disparaissait la nuit. Mais il exposerait ces toiles autant pour qu’enfin d’autres que lui puissent découvrir quelle artiste elle était devenue, que pour se prouver aussi qu’il n’était pas aveuglé par ses sentiments…
**
*
Epilogue
Le soir même, comme à son habitude, elle quitta leur couche à minuit. Quelques minutes plus tard, Bartolomé entendait la grande porte du dehors se refermer. A son tour, il sortit du lit et gagna l’atelier pour retrouver le petit autoportrait avec la bouche et les yeux retouchés. Il s’approcha de la fenêtre pour mieux le regarder. Dehors, on devinait la pleine lune. Bien que seuls des dégradés de gris dessinait ce visage compte tenu de la faible lumière de la nuit, il aimait la douceur qui s’en dégageait et qui contrastait si fort avec tous ses plus anciens autoportraits. Il s’assit sur le canapé pour l’attendre. Il avait tant de choses à lui dire, qu’il espérait la convaincre de se confier enfin à lui.
Les heures défilèrent. Et plus la nuit avançait, et plus il sentait un autre monde envahir la pièce. Le désordre le long des murs avec les toiles disposées un peu partout à même le sol et sur les tables et chaises de l’atelier avec leur multitude de pots et de palettes et de feuilles posées un peu partout dans tous les sens contrastaient avec l’impeccable rangement autour du grand chevalet. La toile était encore quasi blanche. Quelques coups de pinceaux avaient été jetés dessus comme à la hâte pour former une étrange calligraphie. Il n’avait aucune idée de ce qui aurait pu en jaillir. Il se mit à rêver de ce qu’il allait retrouver au lendemain. Il se demanda même si elle ne peignerait pas un autoportrait. A dire vrai, il aurait tant voulu qu’elle le fasse juste pour qu’il découvre si elle avait changé à ses côtés et si elle était plus heureuse. Puis il finit par s’endormir en s’écroulant à son tour sur le canapé.
Lorsqu’il se réveilla, elle s’était assise par terre à ses pieds, la tête calée sur le bord du canapé. Elle avait trouvé le sommeil dans cette position. Il fut touché par tant d’attention. A son tour, il se leva en prenant garde de ne pas la réveiller. Le parquet grinça malgré lui sans pour autant indisposer son profond sommeil. Elle avait dû travailler très tard et lui aussi n’avait rien entendu.
Le tableau était achevé au milieu de la pièce. La lumière était déjà presque au zénith. Il s’approcha. Il n’y avait aucune trace de visage. Elle avait continué son exploration de l’abstraction, mais elle avait repris cette dominante jaune qu’elle avait depuis longtemps abandonnée. Cela lui fit étrangement tout chaud au cœur de le découvrir. Peut-être avait-elle voulu y replonger par nostalgie ? Comme à son habitude, il recherchait les traces de la précédente toile dont elle aurait pu se servir pour bâtir ce nouveau tableau. Etrangement, les signes qu’il y avait découverts la veille avait à ce point disparu qu’il douta même qu’il s’agisse du même tableau. Peu à peu, il devinait les choix qu’elle avait faits, certains repentirs ici ou là, mais tout ce qu’il déchiffrait ne servait à rien si on ne laissait pas l’émotion prendre le dessus. Alors, devant tous ces tons, ces formes et ces couleurs, il devinait combien le monde qui les entourait n’était que leurre et ténèbres. Pas forcément des ténèbres maléfiques, mais une nuit noire qui nous empêche de le voir tel qu’il est dans son infinie complexité ou dans sa lumineuse simplicité pour qui savait véritablement le regarder. Tel avait été également le message que ce visage si unique qu’elle portait comme une malédiction lui avait un jour divulgué.
Après avoir été, comme les autres, perturbé par ses traits si grotesques, il aimait maintenant follement le contempler car il découvrait chaque jour de quoi comprendre davantage le monde qui l’entourait, autant que dans l’ensemble des tableaux qu’il avait collectionné ou vendu si ce n’était davantage. Ainsi, depuis qu’il l’avait rencontrée, il savait que tout n’y était pas visible et que, sur la surface lisse ou troublée, chacun y projetait ce que bon lui semble quitte à s’aveugler soi-même. Ce visage était autant une porte d’entrée, qu’un voile ou un miroir qui changeait autant en pleine lumière qu’au cœur de la nuit. Et percer le secret de ce visage revenait à comprendre tout ce que cachait la surface des choses, des mondes si ensevelis en chacun de nous que seule cette femme devant lui savait dévoiler. Et pour comprendre celui dans lequel il vivait, il avait désormais besoin de ses peintures pour s’extraire des ténèbres. Et elle, chaque matin, sur ses toiles, lui délivrait quelques parcelles de lumières pour l’éclairer.
Il reprit sa place sur le canapé. Elle dormait toujours. Elle paraissait si impassible et ses grands yeux fermés renforçaient l’impénétrabilité de son visage. Il avait appris à en découvrir chaque recoin et il y avait longtemps que, de son côté, il avait découvert la beauté qu’il contenait, bien avant qu’il découvre ce petit autoportrait si coloré dont elle avait retouché les traits. Ce geste qu’il avait juste découvert la veille l’avait profondément touché. Il ne cessait d’imaginer ce qu’elle avait dû vivre pour modifier ainsi son propre visage. Pour lui, c’était un geste qui montrait son besoin d’être aimé ou un authentique cri de détresse autant qu’un profond dégoût de soi. Mais lui, il l’aimait en son entier. Heureusement, rien ne perturbait ce visage en train de dormir. Elle était si paisible, si immobile qu’il se fit même la réflexion qu’il ne la voyait même pas respirer. Pendant l’espace d’une seconde, il se dit qu’elle pouvait être morte. D’un geste ridicule, il approcha la main de son front pour la toucher. Il sursauta. Il était froid.
Pendant quelques secondes, il ne sut plus où il était. Il réalisa qu’il s’était juste rendormi et qu’elle respirait toujours, profondément, avec un visage si merveilleusement détendu. En se redressant, il se sentit capable de déchiffrer tous ses tableaux. Il retourna vers celui qu’elle avait terminé pendant la nuit. A sa grande surprise, il n’était pas jaune mais violet. La réalité devenait toute confuse dans sa tête, sauf que, cette fois-ci, il était persuadé d’être réveillé. Il sentait parfaitement l’air circuler dans ses poumons, le frais de l’atelier sur ses épaules et cette lumière de la fenêtre se déverser dans la pièce. C’était certainement son inconscient, avec la découverte des anciens autoportraits de sa femme, qui avait dû lui jouer un tour en voulant retrouver une toile jaune. Il n’y avait guère cette forme dessinée vaguement comme une étoile de mer dans le coin à gauche qui reprenait cette teinte. Tout le reste était dans des teintes violette ou bleu nuit.
On y trouvait également comme deux colonnes évasées et très sombres, à moins que ce ne soit des sortes de rideau de théâtre, qui laissaient au milieu un espace ovale légèrement plus clair. L’idée du théâtre lui plut, car il pouvait y avoir comme deux lueurs de bougies disposées symétriquement au deux-tiers du tableau. En s’approchant des deux cercles mauves très clairs, on pouvait y voir de subtils dessins, minuscules, à peine esquissés, représentant plus ou moins une scène de rue. Puis, au niveau du premier tiers, il y avait un double trait épais, tirant vers le marron, étrangement incliné et qui semblait même déséquilibrer l’ensemble pour attirer l’œil vers l’étoile. Tout le travail de l’artiste avait été de recréer une harmonie avec les teintes et les formes abstraites plus floues qui parcouraient comme des ombres tout l’ensemble et qui créait comme un mouvement ascensionnel sur la droite pour contrebalancer le mouvement du trait.
Depuis plusieurs minutes, Bartolomé contemplait le tableau avec la certitude qu’il lui parlait, mais à la manière d’une langue encore étrangère, qui l’empêchait de vraiment pénétrer son secret. C’était comme si sa femme avait glissé pour lui un ultime indice pour l’aider. Il s’approcha encore davantage de lui. Alors, en scrutant avec les yeux grands ouverts le tableau pour chercher le moindre indice sur la toile, Bartolomé se sentit comme aspiré dans les ténèbres. Pour lui, il n’y avait soudain qu’une seule issue à ce monde si sombre qu’il décrivait et elle était dans cette vague petite étoile à gauche et si claire. D’un geste un peu ridicule, il s’en approcha pour toucher la toile à cet endroit, comme pour se prouver qu’il ne dormait pas, comme si en la pressant ici, il avait eu aussi le pouvoir d’éclairer tout l’ensemble.
Derrière lui, Estelle se réveilla doucement en clignant fort des yeux, comme si, après sa longue nuit de travail, elle aussi devait faire des efforts infinis pour revenir parmi le monde des vivants et elle souriait, heureuse d’y retrouver son mari. En le voyant devant le chevalet, elle espéra très fort qu’il comprenne ce tableau qu’elle n’avait peint que pour lui, avec l’espoir qu’il trouve la force de l’aider à sortir de sa nuit.