Tout passe : la pluie, la jeunesse, le souvenir des nuits de meurtre.
Pansedrue n’avait pas eu le cœur de retourner aux ruines du Pigeon. Il savait assez ce qu’il y trouverait et n’avait pas l’âme d’un détrousseur de cadavres. Il s’était donc enfoncé dans la forêt le plus vite possible.
Il avait peur aussi : de simples preneurs de larrons auraient été moins décidés que ces tueurs-là, on sentait dans le massacre un relent de fanatisme : Au gué, il avait trouvé Belle Avoine pendu. Un signe tracé au charbon de bois sur sa veste achevait de s’effacer sous la pluie, mais on lui avait laissé sa bourse...
Les affaires de Dennewark n’étaient pas celle d’un Pansedrue...
Et puis il avait trouvé une sorte d’ami.
Dés le premier soir, le gobelin était revenu, pliant sous un baluchon grotesque. Depuis, il était resté dans les environs, un peu plus proche chaque soir, jusqu’à ce qu’il ose s’endormir prés du feu. Pansedrue avait observé son manège avec une espèce de sympathie : au moins celui-là ne lui avait fait aucun mal et lui avait peut-être même sauvé la vie. C’était mieux que beaucoup d’humains ! Quand le bonhomme y pensait, il lui venait un rire de dérision qui semblait rebondir sous les branches des arbres.
Difficile de savoir d’où venait la créature : elle ne le disait pas. On s’accorde pour croire les gobelins plus intelligents que les orques, mais ils n’ont pas plus que leurs cousins cette passion des hommes, des elfes ou des nains pour les chroniques filandreuses. Si on avait fouillé sa mémoire, on y aurait trouvé la faim, la peur, le souvenir confus d’une bande de pilleurs de fermes.
Pour l’heure, la peur était la plus vivace : celle des hommes qui avaient décimé son groupe trop imprudent, avant de s’en prendre à une ourse de carnaval.
Par hasard, il avait trouvé le salut dans un terrier de renard éboulé. Par hasard, un homme avait choisi le même refuge. Peut-être le gobelin ne l’avait-il pas reconnu tout de suite pour ce qu’il était : il était apeuré et l’odeur de Pansedrue, vin, bile, terre et sang mêlés, l’avait peut-être égaré. En tout cas le formidable coup sur la tête et le croûton de pain qui avait suivi l’avaient rassuré : cela rappelait une bande, un vrai boss qui veille sur votre santé.
On ignore souvent ce trait de la physiologie des peaux vertes : naturellement, les os de leur crâne se soudent trop vite pendant la croissance, comprimant le cerveau et provoquant d’abominables migraines. Dans les cas les plus graves, il vient même à ces malheureux des pouvoirs magiques : l’énergie comprimée dans leur crâne s’échappe par les yeux et les oreilles avec des effets incontrôlables. Heureusement pour celui qui vit bien au chaud dans une bande, le coup de casse-tête quotidien d’un vrai chef suffit d’ordinaire à maintenir des sutures crâniennes mobiles et à éviter ces désagréments. Mais les isolés vivent un martyr.
Cette faiblesse peu connue explique sans doute que les gobelins sont grégaires. Seul et terrifié celui-là avait suivi le saltimbanque faute de mieux. Quand il avait senti le danger, l’instinct de la bande s’était imposé : il avait donné l’alerte.
Maintenant les éclats rire du bonhomme lui apparaissaient comme de terrifiantes manifestations de puissance.
Il se scella donc une sorte d’alliance entre les deux errants. Les jours où Pansedrue marchait sur la route, le gobelin le suivait dans le bois, hors de vue. Quand il fallait dormir à la belle étoile, le peau verte montait la garde. Le soir ils dînaient ensemble des lapins ou des oiseaux qu’il avait chassés pour deux. L’homme n’était pas méchant : il partageait sans façon la nourriture qu’il gagnait en contant des histoires ou en faisant des tours dans les salles d’auberge.
D’instinct, Pansedrue appliquait au gobelin les techniques qui permettent d’apprivoiser un animal sauvage, Comme il était irascible et l’autre peu docile, il y avait beaucoup de coups de pieds, de pierres jetées de loin avec une précision douloureuse, mais le gobelin ne faisait pas mine de partir. Les coups semblaient même l’attacher à son compagnon de route. Peu à peu ils se parlèrent, d’abord dans une langue à eux qui rappelait celle que Pansedrue employait avec l’ourse, puis dans une caricature de dialectes humains.
Le gobelin s’appelait Snaga, il n’était pas très grand pour son espèce, avec des membres tordus et une tête trop lourde. Il larmoyait dans la lumière de midi mais rien ne lui échappait. Ses mains aux griffes cassées étaient étonnamment habiles quand il s’agissait de saisir, de tordre ou de crocheter.
Au total une créature assez effrayante : aussi forte qu’un homme, retorse et dissimulée. Pansedrue songeait parfois qu’en s’endormant, il jouait tous les soirs sa vie à pile ou face, mais la mort de mam’zelle l’avait rendu philosophe. Il n’avait pas peur et soupçonnait que c’était sa meilleure assurance vie. De son côté, Snaga se plaisait visiblement à imiter l’homme : sa manière de marmonner, sa façon de s’asseoir devant le feu. Il avait quelque chose de pathétique dans sa volonté évidente de plaire. Il courait au devant de l’homme, lui ramenait fièrement des charognes puantes trouvées au hasard de ses furetages dans les bois. Mais rien ne le fascinait comme de voir le bateleur s’entraîner à jongler.
Une balle, deux, cinq... Rouge, jaune, bleu… Devant, derrière...
- Saleté de boulot !
Pansedrue maugréait en reprenant ces exercices de sa jeunesse. Ses articulations étaient raides, ses réflexes engourdis : il n’en avait guère eu besoin aussi longtemps que mam’zelle avait fait le travail.
- Saleté de boulot !
Snaga ne manquait pas une séance. Il possédait un sixième sens qui le faisait resurgir du plus profond des fourrés au moment même où Pansedrue saisissait sa besace.
Immédiatement hypnotisé par les balles qui bondissaient, il restait figé, tête penchée de côté, la lippe pendante. Un filet de bave coulait bientôt du croc jaunâtre qui dépassait de sa mâchoire. Cela lui donnait une mimique vaguement narquoise qui irritait l’homme.
Un jour que le troppo du perchoir ne lui revenait décidément pas dans les doigts, Pansedrue jeta avec rage, une balle à la figure du gobelin. Snaga poussa un couinement de joie en la rattrapant, puis il la relança en l’air.
- Sssaleté d’boulot ?
Il fixait l’homme avec impatience, la gueule ouverte, tremblant comme un chien qui veut jouer. Etonné, Pansedrue lui en jeta une seconde qui fut rattrapée également.
A la troisième, elles s’éparpillèrent sur l’herbe et Snaga baissa la tête.
Par principe, Pansedrue lui lança un coup de pied, mais il était devenu pensif.
- Tu crois qu’on pourrait faire quelque chose de toi ?
Le lendemain il reprit l’exercice avec le gobelin, puis chaque jour ensuite. Il est moins fatigant de punir un apprenti maladroit que de faire soi-même l’ouvrage. D’ailleurs Snaga apprenait vite : la ronde gallienne, toute simple, l’oriendaise, plus subtile... En une semaine il abordait la sizelle à huit balles. Le peau verte était enragé de la sssaleté d’boulot au point que Pansedrue devait l’envoyer à la chasse à coups de pieds et que même ainsi convaincu, il n’était pas sûr que l’ahuri ne jonglait pas avec les lapins ou les grives.
Du coup l’idée prenait forme dans la tête du bonhomme : il y avait matière à un bon spectacle pour peu qu’on trouve la manière de l’amener... En tous les cas nul n’avait jamais entendu parler d’un montreur de gobelin !
Orienter l’entraînement dans le sens d’un vrai spectacle n’était pas bien difficile, par contre il fallait des accessoires. Pansedrue était désargenté mais pas sans ressource : dans un hameau il obtint une chaîne à vache en échange d’une excellente potion contre les rages de dents qu’il tira d’une flaque d’eau boueuse de la forêt.
Le plus dur fut de la faire accepter à Snaga :
- C’est obligatoire, tête de bouc ! Il faut que le chaland frissonne, mais pas qu’il fiche camp en courant ! Pas de chaîne, pas de saleté de boulot !
L’apprenti renâclait : il sifflait entre ses dents en secouant la tête.
- En plus tu auras le chapeau jaune !
Le gobelin fronça le nez : le raisonnement devenait complexe.
- Avec la plume !
En cas de doute, l’instinct conseille s’en remettre au chef. Snaga accepta la chaîne. Dans son élan, il céda même à Pansedrue le trésor de haillons gardé dans son balluchon : une culotte à crevés de bonne coupe, une chemise à jabot et un cotillon de laine fine : de quoi tailler, à grands coups de ciseaux, un vrai costume de cour. Le bonhomme se mit à l’ouvrage pour compléter son œuvre.
Et c’est en défaisant l’ourlet de la jupe qu’il trouva la bague.