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Il y a une auberge au carrefour du Wartz, juste avant le gué du Bardweg. Les voyageurs ne s’arrêtent là, à contre cœur, que parce que toutes les autres ont brûlé à dix lieues à la ronde. Diebler le Long, l’hôte, est un ancien voleur de grand chemin qui a eu la sagesse de réinvestir ses gains dans une situation stable.

La vie d’un brigand est moins exaltante qu’on le dit souvent. L’attente interminable dans l’humidité des sous bois favorise le rhumatisme insidieux, développe les hémorroïdes. Il n’est pas rare que, refroidi par une trop longue immobilité, le bandit se froisse un muscle au moment de bondir sur sa proie. Si l’on ajoute la déprimante indigence des voyageurs vraiment sans défense, on comprend que l’artisan couvre rarement ses frais quand il lui faut en plus supporter l’entretien d’une bande, l’ambition des blanc becs. Et que dire du manque de reconnaissance de la clientèle ?

Les choses ne s’arrangent guère avec les années. A l’âge où le boutiquier peut, les pieds au chaud, regarder trimer un fils ou un gendre, plus d’un audacieux trompe la mort finit mendiant à la porte d’un couvent parce que le Guet a été trop maladroit pour le pendre à temps.

Plutôt que d’encourir l’incommodité d’un tel destin, Diebler avait opté pour la sécurité.

A l’auberge du Pigeon Plumé, les garçons ont des gueules à faire cailler le lait frais, et les prix pratiqués sont exorbitants. Mais comme Diebler aime à le faire remarquer à ses clients : vider sa bourse à l’auberge est presque la garantie qu’on ne s’en fera pas voler le contenu sur la route. Autant payer trop cher un mauvais vin que de se faire dérober son argent une lieue plus loin, sans avoir eu le plaisir d’une ivresse. Même en notre triste époque, quand se perdent les meilleures traditions, aucun brigand n’est encore assez rapace pour forcer le client à vomir son vin.

Pansedrue avait eu ses habitudes au Pigeon. Si le temps avait été sec, il aurait peut-être négligé l’étape par misanthropie, mais il pleuvait depuis trois jours et il ressentait le besoin d’un peu de chaleur. Il passa donc la porte. Il savait pouvoir rencontrer là des regards amis, peut-être même dénicher un emploi pour quelques temps. Dans les moments difficiles où l’estomac commande, nécessité fait loi, et l’honnête homme doit trouver des accommodements avec sa conscience. De fait il trouva du réconfort dans la salle commune. Les employés qui n’avaient pas l’habitude de se troubler quand un client avait l’agonie trop bruyante, étaient prêts à verser de chaudes larmes sur l’ourse. Ils se sentaient plus proche d’elle maintenant qu’elle était morte.

On n’est pas bateleur des années sans apprendre à évaluer le client du premier coup d’œil, et ce genre de talent était apprécié par Diebler. Pourtant, il arriva le second soir, à la nuit tombée, un groupe qui sembla énigmatique à tout le monde. L’homme, la cinquantaine sévère, était pauvrement vêtu mais respirait l’autorité. Les deux jeunes prêtres qui l’accompagnaient auraient aussi bien pu être des escrimeurs redoutables et la jeune femme était trop jolie pour parcourir la forêt avec une aussi faible escorte.

Aucun brigand n’aime l’imprévu, le groupe trop hétéroclite fut examiné avec une suspicion marquée. Seule la peur qui semblait les avoir suivis dans la salle avait quelque chose de rassurant.

L’excitation se mêlait donc au malaise quand on se réunit, après la veillée, dans la remise où dormait Pansedrue. Le maître de maison était prudent, ses acolytes plus enthousiastes. Il y eut une vive discussion. Le saltimbanque sentait quelque chose de familier dans ce groupe, un vague souvenir d’autant plus irritant qu’il était brumeux.

- J’ai eu trop de soucis et pas assez à boire, laissez moi le temps...

- Le temps ! avec du temps ces poulets trop gras seront loin !

- Rien que la montre vaut dix carolus !

Les commis tripotaient leurs poignards avec une impatience croissante. Certains s’étaient déjà levés C’est toujours l’effet que leur faisaient les débats de plus de cinq minutes...

- La pluie est installée, et demain le Bardweg sera trop fort pour être franchi, cela laissera vos oiseaux au nid une journée au moins : suivez mon conseil, laissez-moi le loisir de les approcher et vous saurez si c’est un gibier ou non, parole de Pansedrue...

Diebler se rangea à l’avis qui s’accordait à son caractère :

- On montera juste la garde aux gués pour cette nuit : Hans au carrefour et Belle Avoine au gué ! Allez !

Les garçons sortirent en maugréant, on les sentait prêts à désobéir, surtout ceux qui avaient pour perspective une nuit de veille sous la pluie. Cela les peinait aussi d’avoir sorti leurs lames pour rien. La discipline prévalut cependant et Pansedrue se trouva seul dans le foin poussiéreux. Seul avec le dégouttement de l’eau sur le chaume et un reste de doute dans l’esprit.

Il fut éveillé, quelques heures avant l’aube. On le secouait d’une main rude.

- Fuir... Faut fuir...

C’est ainsi qu’il retrouva le gobelin : une face indistincte éclairée par l’éclat rougeâtre des yeux. Quand Pansedrue se redressa, la bestiole eut un mouvement de recul, dressa les oreilles, mais ne s’enfuit pas. Elle hésitait on ne sait pourquoi. Tout aussi bizarrement, Pansedrue n’eut pas peur. Il était curieux.

- Qu’est-ce que tu veux encore ?

- Ssst ! Fuir vite !

Le gobelin paraissait terrifié, et pas pour s’être risqué seul à l’intérieur. Pansedrue savait reconnaître ce genre de sentiment : il se figea pour écouter. Ecouter quoi ? le bruit des gouttes ? Le craquement de la maison endormie ? Autre chose ? Un pas... Un cheval qui s’ébroue ? Les clients qui se font la belle ?

La peur est contagieuse, elle poussa soudain le bonhomme à se glisser par l’ouverture qui donnait sur le ruisseau : un lavoir ou une évacuation selon les besoins. La taverne avait grand usage des deux. Dehors, presque à genoux dans l’eau froide, il resta à l’écoute. Rien.

-Ssst !

Le gobelin était dans ses jambes. il tombèrent ensemble dans la boue.

Il entendait trop bien à présent tout ce qui l’avait mis en éveil : le grincement des harnais et le son gras des sabots dans la boue. Il rampa avec prudence suivant le fond du fossé vers le bois.

- Pourvu qu’ils n’aient pas de chiens...

L’instant d’après il était enfoui au milieu d’un bosquet de jeunes noisetiers. Il se pensait hors de danger, la nuit et la pluie sont des alliés fidèles. Derrière lui l’obscurité se piqua de flammes jaunes. Le gobelin avait disparu.

Pansedrue assista alors à une ronde étrange : les flambeaux semblaient tourner autour de la maison comme suspendu en l’air avant de s’envoler vers la toiture où les fenêtres. On ne voyait ni hommes ni chevaux. On les supposait aux ombres plus noires. Parfois un éclat déchirait l’obscurité, on entendait la détonation d’une arquebuse. Peu à peu ce fut la plainte des assiégés surpris dans leur sommeil.

C’est ainsi que revinrent l’aube et le silence. Chevaux et cavaliers semblaient avoir été avalés par le brume. il n’y avait plus de plaintes. Pansedrue restait immobile comme indifférent à la danse macabre qui s’était jouée à deux cents pas de lui : il ne pouvait plus rien pour ses compagnons et ne pensait pas qu’ils auraient exigé de lui qu’il vienne se pendre à leurs côtés. Il montait de la maison une fumée grasse plus lourde et plus noire que la nuit qui se défaisait.

Pansedrue songea qu’il n’avait peut-être pas eu une bonne idée en prenant la route du Dennewark.

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