Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Ylianthel était étendu au sol. Tout autour de lui, le monde n’était plus que brumes. Les couleurs avaient disparu pour laisser place au gris le plus terne. Cinq formes fantomatiques, à l’aspect vaguement humanoïde, se tenaient au-dessus de lui. Incapable de bouger, il se contentait de les fixer. Il les entendait parler entre eux, mais ne parvenait pas à saisir le moindre mot de la conversation.

 

La panique commença à envahir l’esprit d’Ylianthel alors que les créatures se rapprochaient de plus en plus. L’une d’elle se baissa et commença à le toucher à l’épaule. Bien que la douleur fût atroce, aucun cri ne parvint à sortir de la gorge de l’elfe. Sa tête bascula sur la droite, et, pour la première fois depuis quelques minutes, il distingua clairement quelque chose. Une femme s’approchait de lui. Les autres créatures ne l’apercevaient pas.

 

Lorsque la femme fut assez proche d’Ylianthel pour qu’il distingue nettement ses traits, la terreur prit la place de la panique dans le cœur de l’elfe. La femme n’en était pas une. Sa peau était couverte d’écailles arborant diverses teintes terreuses, ses cheveux étaient une multitude de serpents sifflants à son encontre, et ses yeux portaient un regard vert rempli de haine. Elle ouvrit la bouche, et il y distingua des crocs acérés à la place des canines. La créature poussa un terrible sifflement, puis Ylianthel perdit conscience.


Les brumes n’avaient pas disparu quand Ylianthel reprit connaissance. Au contraire, elles semblaient avoir pris encore plus de consistance. Elles formaient une voûte oppressante au-dessus de lui. Une sensation de mal-être s’empara de l’elfe. Lui qui n’avait pour l’instant vécu que dans le majestueux Gahnjus, aux goûts et aux couleurs multiples, devait affronter cet environnement terne et insipide. Une créature fantomatique, identique à celles qui se tenaient près de lui avant qu’il ne s’évanouisse, était agenouillée à quelques mètres de lui. Elle semblait s’occuper de quelque chose gisant à ses pieds, mais Ylianthel ne parvenait pas à distinguer les formes de ce monde de brumes. La créature se leva, et se dirigea vers lui, quelque chose à la main.

 

Encore une fois, Ylianthel était incapable de se mouvoir. Ses yeux étaient fixés vers ce fantôme quand, soudain, la femme à la peau reptilienne réapparut, en lieu et place du fantôme. Elle fixait l’elfe de ses yeux vert sombre. Ceux-ci ne portaient plus la haine qu’il y avait aperçue auparavant. Il s’agissait à présent de plaisir et de convoitise, ce qui ne plaisait guère plus à Ylianthel. Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, elle s’accroupit, et le fixa intensément de son regard maléfique. Il en était à présent sûr, il s’agissait de Mormo, qui le punissait d’avoir pénétré sur ses terres, et d’avoir essayé d’y requérir l’aide de Denev. En recherchant la bénédiction de la Terre-Mère dans ces lieux corrompus du sang de la Mère des Serpents, il n’avait réussi qu’à s’attirer les foudres de Mormo.

 

Ylianthel sentit un frisson parcourir son échine quand la créature commença à parcourir de son doigt son torse découvert. Il sentait parfaitement le contact froid et rugueux des écailles sur sa peau. Elle dirigeait inexorablement son doigt vers sa récente blessure à l’épaule gauche. Lorsqu’elle atteignit ce point, l’elfe ressentit une douleur atroce, comme lorsqu’il s’était scarifié le symbole du loup sur la poitrine à la suite sa première chasse, mais la douleur actuelle était accrue. La créature retira son index, et le porta à sa bouche. Une langue fourchue vint laper le sang qui coulait du doigt.

 

Ylianthel, toujours pétrifié, vit avec horreur un serpent se détacher de la chevelure de celle qui le tourmentait. Le serpent commença à descendre le bras, puis à s’enrouler autour de la main, alors que celle-ci redescendait vers la blessure de l’elfe. Il sentait le serpent ramper sur sa peau, jusqu’à la plaie ouverte.

 

Jamais Ylianthel n’avait connu une telle douleur. Même quand la licorne l’avait embroché, et que sa chair et ses os avaient été découpés, la douleur n’avait atteint un tel paroxysme. Le visage de la créature affichait un sourire sadique, alors qu’il sentait le serpent s’insinuer tout au fond de son être... Il sentait à nouveau ses membres ! Vif comme l’éclair, tentant d’ignorer la douleur, il se releva et empoigna la créature. Poussant de toutes ses forces, il parvint à la renverser, et s’apprêta à lui asséner un coup de poing, quand des vertiges soudains le prirent.

 

Sa vue se brouillait, la créature disparut, pour ne laisser sa place qu’à la brume. Celle-ci commença également à s’effacer, pour découvrir un visage inoffensif, mais terrifié. Ylianthel recula précipitamment, et essaya de reprendre ses esprits. Il se trouvait près d’un cours d’eau, au cœur d’une forêt, et il était entouré de chênes multicentenaires. Devant lui se trouvait une jeune elfe, dont les longs cheveux bruns contrastaient avec la pâleur de son visage. Elle portait une tunique de cuir qui laissait entrevoir ses tatouages rituels des bras, des jambes et du dos. Près d’elle finissait de se consumer un feu. Elle s’adressa à lui :

 

"Ca ira, où vaut-il mieux que je t’attache ?"

"Comment ça, m’attacher ?" lui répondit-il, d’un air interrogateur, toujours pas remis de sa surprise. "Et qui es-tu ?"

"On m’appelle Hentiana. Et comme tu viens de m’attaquer, j’aimerais savoir si cela risque de se reproduire..." dit-elle d’un air amusé.

 

Ylianthel distinguait à présent le séduisant visage de son interlocutrice. Elle avait des yeux d’un vert intense, et ses traits fins encadraient magnifiquement son sourire charmeur. Sous le charme, il se prit également à sourire.

 

"Notre hôte a enfin recouvert ses esprits ?"

 

Un elfe, plus âgé, venait d’entrer dans la clairière. Il était vêtu de la même façon qu’Hentiana, et portait une lame des Licornescies en bandoulière. Ses cheveux étaient du même brun que ceux de l’elfe assise en face d’Ylianthel, et étaient portés longs, en tresses qui retombaient sur chacune de ses épaules. Il avait également la même pâleur de peau. Ses bras arboraient aussi plusieurs tatouages rituels. Mais, contrairement à la jeune elfe, son visage ne montrait aucune joie. Son regard, bien que du même vert, ne recélait que rancœur et désespoir. Des scarifications impressionnantes s’étalaient sur son visage, représentant la gueule du féroce tigre à dents de sabre.

 

"Mon nom est Jeophra. Content de voir que tu as repris tes esprits." lui dit-il avant de se retourner vers Hentiana. "Nous devons partir dès que possible. Prépare les affaires. Je vais chercher nos montures."

 

Il quitta la clairière. Ylianthel n’avait pas eu le temps de lui adresser la parole. Il s’adressa à Hentiana :

 

"Est-il toujours aussi aimable, ou bien est-ce moi qui le met dans cet état ?"

"Ne t’inquiète pas, sous ses airs antipathiques, Jeophra est bon d’âme. Seulement, une mission nous attend, et nous ne devons pas traîner en route. Ta fièvre nous a beaucoup ralentis, et nous devons désormais retourner à Vera-Tre."

"Vera-Tre... Cela fait plusieurs mois que je n’y suis pas retourné. Que devons nous y faire ?"

"Jeophra a un ami là-bas qui saura forger rapidement ta Lame de Licornescies. Et j’ai besoin d’ingrédients introuvables ici pour te soulager de ton mal."

"Qu’ai-je ?"

"Je ne sais pas exactement comment s’est passé ton voyage dans la Grande Forêt, mais je sais que tu as été contaminé par le sang de Mormo. C’est ce qui te ronge. J’ai entendu les cris que tu poussais lors de ton sommeil. Des cauchemars terribles ?"

"En effet, terribles..."

"Dans quelques heures, nous serons à Vera-Tre, et j’aurai de quoi te préparer un remède temporaire."

"Quelques heures ?"

"Oui, nous avons chevauché sans problèmes pendant deux jours. Tu étais inconscient, et Jeophra et moi alternions pour te porter sur notre monture. Mais ce matin, tu as commencé à délirer, et à t’agiter. Nous avons alors mis pied à terre, et Jeophra est parti pour Vera-Tre, chercher de quoi te calmer, ainsi que des montures fraîches..."

"Que voici !" lança Jeophra, alors qu’il revenait en menant par la bride trois superbes étalons, taillés pour la vitesse, et sans doute capables de se mouvoir rapidement à travers la forêt. Il tendit les rênes d’un bel alezan à Ylianthel, pendant qu’Hentiana s’approchait et caressait l’encolure d’un cheval brun, en lui murmurant quelques mots à l’oreille. Les trois elfes quittèrent sans un mot la clairière, de nombreuses questions trottant encore dans la tête d’Ylianthel.


Pendant les quelques heures de chevauchée qui avaient précédé son retour à Vera-Tre, Ylianthel avait beaucoup parlé avec Hentiana, alors que Jeophra restait silencieux, en avant de la petite colonne. Il avait ainsi appris que les deux elfes étaient frère et sœur, ce qui expliquait leurs traits communs. Ils appartenaient à une petite communauté située au nord du Gahnjus, près du Lac de la Clarté et de la Forêt Broussailleuse. Ils avaient souvent à subir les attaques de nombreux titanides originaires des Plaines Grêlées ou des Bois Malades. C’est ce qui avait poussé Jeophra à vouer sa vie à la destruction de ces horreurs, et à devenir Disciple du Renouveau.

 

Hentiana et lui se séparèrent pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’un matin, il revienne vers sa sœur, grièvement blessé. Elle l’avait soigné, et appris qu’il chassait une terrible créature de Gaurak qui sévissait dans les environs. Elle décida alors de se joindre à lui dans sa bataille contre les forces des titans, en l’appuyant de ses talents de guérisseuses et de druide. C’est ainsi qu’il y a quelques jours, alors qu’ils prenaient la direction de la Forêt des Licornescies, un druide Jordeh, gardien et protecteur du savoir de la forêt, les informa qu’un prétendant Disciple du Renouveau venait de partir en quête des Licornescies. Accompagnés de trois autres Disciples, Jeophra et Hentiana étaient donc partis à la rencontre d’Ylianthel.

 

Ils le découvrirent à demi conscient, gravement blessé, et délirant à propos de brumes. Ils décidèrent alors de se séparer. Pendant qu’Hentiana et son frère ramenaient Ylianthel à Vera-Tre, les trois autres disciples continuaient leur route vers la Grande Forêt.

 

Ylianthel disposait ainsi de la réponse à la plupart de ses questions lorsqu’il redécouvrit la cité-arbre de Vera-Tre. Les arbres majestueux qui se dressaient ici formaient une forêt aux yeux des non-initiés, mais Ylianthel, alors qu’il chevauchait à travers la cité, pouvait aisément distinguer les différents secteurs. La lumière déclinante de l’astre solaire inondait pour la dernière fois de la journée une cascade de ses multiples couleurs, alors que les trois cavaliers croisaient une procession silencieuse de druides qui menait un des leurs vers la dernière demeure de son corps, avant que son âme ne recommence un nouveau cycle.

 

Son talent et son goût pour la chasse avaient conduit Ylianthel à quitter la paisible cité quelques années plus tôt, pour des contrées où les proies étaient plus nombreuses et plus dangereuses, et où ses compétences étaient mieux utilisées. Bien que la nature soit constamment changeante, Vera-Tre n’avait pas changé à ses yeux. Les saisons qui passaient changeaient les couleurs dominantes de sa forêt, mais l’elfe la percevait comme immortelle, figée dans le temps, mais également comme vivante, le cœur même de Scarn, où reposait Denev. La titane, qui avait combattu aux côtés des Dieux, ses enfants, pendant la Guerre des Titans, reposait sous Vera-Tre. Il en avait l’intime conviction, même si aucune preuve n’avait jamais été apportée.

 

Ylianthel circulait dans la cité en appréciant chaque instant passé, en se remémorant les endroits où il avait vécu. En levant le regard, il aperçut, à travers une éclaircie dans le dense feuillage de la forêt, le Siège Verdoyant. Ce chêne millénaire dominait la forêt de toute sa majesté. Il était visible depuis plusieurs kilomètres à la ronde, et sa hauteur était telle que presque toute la cité bénéficiait, à un moment ou à un autre de la journée, de son ombre. Olithtagard de l’Aile Ardente, l’Incarné le plus ancien de la cité, régnait depuis de le Siège Verdoyant. Il y tenait conseil dans un amphithéâtre pouvant accueillir des milliers de fils de Denev, et l’on racontait que, depuis son siège, façonné à même l’arbre, il pouvait entrer en contact avec Denev.

 

Ylianthel fut tiré de sa contemplation par Jeophra, qui s’était porté à sa hauteur. "Suis-moi." furent ses seuls mots, alors qu’il quittait l’axe principal pour suivre un chemin bordé de bouleaux. Hentiana ne les suivit pas, et continua sa route seule. Le crépuscule naissant fit qu’ils ne croisèrent que peu d’elfes avant d’aboutir à une clairière au cœur de laquelle se trouvait un hêtre d’une dizaine de mètres de circonférence.

 

Jeophra descendit de sa monture, la laissa à l’entrée de la clairière, et prit la direction de l’arbre. Ylianthel fit de même, et le suivit. Lorsqu’il parvint de l’autre côté du hêtre, deux autres elfes l’attendaient. Tous deux, comme Jeophra, portaient une lame des Licornescies. Ils saluèrent Jeophra, et se tournèrent vers Ylianthel.

 

"Une bien belle pièce que tu nous a ramenée là, mon frère." dit le plus âgé, un elfe borgne arborant de nombreuses cicatrices, ainsi que de terrifiants tatouages représentant pour la plupart des créatures reptiliennes. "Pourquoi as-tu accompli cela ?"

"Je souhaite servir Denev en effaçant la corruption qui sévit en ce monde."

"Cette créature ne servait-elle pas Denev ?"

"Le sang de la Mère des Serpents l’avait corrompue. Il était trop tard pour son enveloppe charnelle. Maintenant que son âme est libérée, un nouveau cycle commence pour elle. Qu’il lui soit plus réjouissant."

"Et toi, n’as-tu pas été corrompu par le sang de la Mère des Serpents ..."

 

Ylianthel conserva le silence quelques instants, déconcerté par cette question. Il savait qu’il était difficile d’entrer dans l’ordre, et que la sélection était impitoyable. Il s’était préparé à la plupart des questions, avait abattu la licorne, symbole de la traîtrise de Mormo et de sa corruption. Mais il n’avait pas envisagé qu’une blessure contaminée puisse le faire rejeter de ses frères.

 

"Alors, m’a-t-on mal informé, ou bien la licorne t’a-t-elle fait partager sa douleur ?"

"Mon âme est encore pure et fidèle à Denev, et mon corps a souffert, il est vrai. La Mère des Serpents a tenté de me corrompre, mais Denev m’a accordé sa bénédiction, sous la forme d’une de ses filles, qui m’a permis de recouvrer mes forces et de combattre le mal qui s’était tapi en moi."

"Alors, je pense que tu es en mesure d’accepter ceci..."

 

Le second elfe, plus jeune, mais dont le corps était encore plus marqué, s’approcha. Il tendit un paquet en cuir à Ylianthel, qui s’en saisit. Lorsqu’il le déplia, il découvrit une splendide lame des Licornescies, qui avait été façonnée à partir de la corne qu’il avait arrachée à l’issue de son douloureux combat. Le tranchant et la courbe naturelle de la corne avaient été conservés, mais l’artiste qui avait réalisé cette arme avait façonnée l’ivoire par magie, afin d’offrir à son utilisateur une prise en main parfaite. Alors qu’il s’en saisissait, Ylianthel put sentir toute la puissance et la rage contenues dans l’épée, mais également la lourde responsabilité qu’elle représentait. Une larme s’étira sur le visage encore vierge d’Ylianthel.

 

"Un nouveau frère vient de nous rejoindre, puisse-t-il nous aider à vaincre." Jeophra avait pris la parole pour la première fois depuis qu’il avait demandé à Ylianthel de le suivre.

"Il vous faut aller au nord. Une grande menace plane sur Scarn en ces lieux. Les adeptes de Mormo rôdent, et cela ne présage rien de bon en des lieux si éloignés de leurs contrées." Le vieil elfe s’était retourné vers Jeophra. "Suivez la Faveur Elfique jusqu’au Lac de la Clarté, et agissez comme Denev vous le dictera. Lenyshtan et moi allons regrouper nos frères, et nous vous rejoindrons dès que possible. A bientôt mes frères."

 

Sans dire un mot de plus, les deux elfes s’en allèrent, laissant Ylianthel et Jeophra seuls, dans la clairière. La nuit était tombée, de grandes lucioles volaient à travers Vera-Tre la nuit, éclairant de leur passage la forêt. Jeophra le premier prit la parole :

 

"Nous allons attendre Hentiana ici. Quand elle arrivera, nous partirons vers le nord, comme nous l’a demandé Gweyrthyl. En attendant, reposons-nous, nous en aurons besoin."

"Très bien."

"Mais avant, je voudrais savoir..."

"Oui ?"

"Pourquoi nous avoir rejoint ?"

Connectez-vous pour commenter