En se réveillant, il tenta sans y parvenir d’ouvrir les yeux ; il demeura longuement dans un demi-sommeil enrobé d’attente et de visions ; un demi-sommeil sec et doux, toilé d’une lumière diffuse qui n’éblouissait pas mais pénétrait, lentement, à l’intérieur, dans les entrailles, dans le profond, comme une aiguille stérilisée à l’eau forte. Il se sentait vivre tout à la fois la mort d’un monde et la naissance d’un autre ; il se sentait vivre l’effacement et la recomposition.

Agratius

Le soleil lui semblait lointain, qui filtrait à travers ses yeux fermés en une lumière pâle de grotte à découvert. Le ressenti des parois imprimait sur la peau d’anciennes traces de cuivre et de zinc tatouées en circuit inversé, posées mais creusées, sans douleur. Il avait chuté sur une douceur solide et duveteuse en même temps dont il ne voulait pas se relever tant qu’autour de lui la voix faisait écho.

Agratius. La Vérité.

Il n’arrivait pas à ouvrir les yeux, et alors sut qu’il n’était pas absolument réveillé. Quelque chose le retenait entre les parois de velours bronze et or. Le soleil, à moins que ce ne fut quelque lumière artificielle, se rapprochait toujours davantage au centre de la grotte d’or ; un soleil éblouissant non par l’intensité de sa lumière mais par la puissance de sa clarté envahissante, dans tout l’être, dans tous les membres brûlants des traînes d’un même acide s’enfonçant en circuit ferreux le long des parois, s’écoulant en veines digitales l’encerclant maintenant sans qu’il ne puisse de lui-même s’échapper, confiant, serein, accompli comme se rapprochait l’invasion de la lumière au cœur de l’entour sec de la grotte. Quelque chose le retenait à présent de l’intérieur.

La Vérité. Agratius. Cherche la Vérité Agratius

Il évacua son premier sentiment instinctif, qui était la peur, pour la félicité. Qu’il fut mort ou vivant n’avait pas d’importance ici. Il ne voulut se débattre contre l’inconnu et la lumière et se laissa fondre à son tour dans les parois, au milieu du liquide chaud et doux. Autour de lui, tout n’était plus que lumière désormais, la couleur même des parois s’était mue du plus doux des bronze au plus perçant des blancs. Du ciel, les éclats des obus paraissaient des échos lointains, très lointains dans ce brouillard d’éclats.

Reprenons l’ensemble. Agratius cherche la Vérité.

Des parois les obus disparurent tout en éclatant. Il les voyait lointains. Il ne les voyait plus déjà au rythme de la voix. Les brises de la lande faisaient vaciller la matité de l’or dégoulinant des parois. Il vit le vent souffler, le souffle s’éloigner aussi et se fondre aussi en tourbillon à l’intérieur de lui-même.

Dans cette zone il n’y a pas de logique interne à l’ensemble des interactions des acteurs. La quête est circulaire. L’absence de logique interne dans l’interaction des acteurs rend la quête circulaire.

Il vit les tourbillons devenir les empreintes d’un de ses souvenirs du front, les empreintes digitales des maçons dans la brique sèche du cachot creusé. Il posa l’extrémité de ses propres doigts dans les traces sinueuses, en suivant le chemin tracé par leurs anfractuosités. Il se brûla à la paroi d’or lisse. Et le cachot se vida, s’éloigna, se perdit dans les traces des doigts entrelacés. Une image encore fuyait.

L’interaction ci-présente est un « stratagème de cour de récréation ». Elle ne mène à rien. Elle ne contient pas de Vérité. Dans cette zone il y a impasse. Il est nécessaire de redémarrer. Retrouver le point de contact le plus efficace.

Derrière le cachot déjà oublié le visage simiesque, le visage aux traits graves et légers à la fois. Le visage milles fois éclaté au milieu du champ de bataille par l’obus tombé là.

S’y ajoute l’inutilité des acteurs rencontrés. Les acteurs rencontrés ne s’avèrent d’aucune aide dans la quête de la Vérité. N’étant d’aucune aide, les acteurs rencontrés sont inutiles.

Mais le visage de Sapiens résistait sur la paroi comme résistait l’esprit d’Agratius. En vain. Il rejoignit de nouveau les obus mêmes qui l’avaient effacé une première fois. Il n’était plus qu’un visage, des traits, un halo.

Poursuivre. Poursuivre. Poursuivre.

Quelques bicyclettes pédalent dans un brouillard d’or.

Poursuivre.

Des visages dégoulinent. Rosa. Johannes. Minium. Linus. Saturne.

Poursuivre.

Quelques idiots s’assemblent sur la place d’un village.

Le Chevalier. Quintus a choisi la Mort. Poursuivre.

Lucius. Lucius découvrit les jumeaux d’outre espace.

« au milieu de la nuit, sous les rayons froids de la Lune, Lucius avait aperçu des flashs succincts mais nets provenant d'une vieille mare asséchée, ou d'un bois endormi, ou d'une cabane effondrée sur elle-même, et s'était approché vaillamment pour découvrir dans l'habitacle les deux corps étendus, blessés par la chute ou, plus sûrement (car une chute de cette hauteur laissait bien improbablement en vie) en train de se régénérer grâce au fluide guérisseur parcourant leurs veines. ». L’interaction sus-décrite est fausse. Elle ne contient aucune Vérité. Extraterrestres en paix. Extraterrestres en guerre. Il y a là une incohérence. Pas de crédibilité. Pas de Vérité. L’interaction est une impasse. Poursuivre.

Un visage. Donatien.

P… Pou… Poursuivre

Alors sur la paroi, la paroi d’où s’effaçaient progressivement l’ensemble des souvenirs d’Agratius depuis… Sur la paroi apparut l’orphelinat en feu. L’orphelinat brûlait sur les parois glacées de la grotte, il brûlait des plus belles flammes restaurées dans cette fin même en surimpression, dans cette extrémité du souvenir, dans ce dernier écho des éclats passés. Le robot V. L’évasion de l’orphelinat.

Ici. Reprenons ici. Le robot V. L’évasion de l’orphelinat. Mais l’orphelinat n’est pas un orphelinat. L’orphelinat qui n’en est pas un est en feu. Pourquoi est-il en feu ? Le robot V. construit par Agratius et Ophélia l’a mis en feu.

Reprenons ici. Un faux orphelinat en feu. Sur fond de neige. Contact.

Dans la lumière intense de l’orphelinat en feu réfléchi sur fond de neige, Agratius distinguait de l’autre côté du miroir de glace la silhouette blonde d’Ophélia, plus claire cette fois que toutes les autres apparitions. Si nette qu’elle repoussait le brouillard d’or. Ses lèvres bougeaient en silence décalé de sa voix, ou rompu par le bruit bas des flammes.

Contact.

Ophélia leva le bras par à-coups vers la paroi lisse du miroir à son tour la leva Agratius. La paume d’Agratius toucha le froid de la glace. De l’orphelinat déjà il ne restait que des flammes, qui changeaient de formes.

Exactement Agratius, les flammes changent la forme de l’orphelinat. L’orphelinat n’est plus un orphelinat. Tu commences à comprendre.

A cet instant Ophélia l’envahit, abruptement.

Reprenons Agratius. Reprenons à l’orphelinat. Reprenons l’histoire. Reprenons la bonne histoire. Reprenons la bonne histoire à l’orphelinat.

La lumière s’éteignit. Une lueur encore.

Bon courage.

Puis plus rien.



« Agratius »

Alors Agratius ouvrit les yeux pour de bon.

« Agratius ! »

Autour du lit l'agitation des draps, des ressorts sous le bois de lit dans le vestibule froid et bondé. Les cris, quelques cris inconnus et l'appel à nouveau.

« Agratius ! »

Johannes posa sa main sur l'épaule agitée du garçon. Agratius se calma avant d'ouvrir les yeux, puis retrouva sa contenance grave, ses traits d'adultes déjà tirés à l'extrême.

« Agratius, vous êtes enfin parmi nous. Cessez de vous agiter. Tout va bien. »

Johannes retira sa main.

« Vous lui apporterez un habit neuf avec un veston et des chaussures en cuir. Que les chaussures soient cirées. L’apparence compte. Qu'il vienne à mon bureau dès qu'il est prêt. »

Le regard d'Agratius s'était déjà déporté sur la foule des infirmiers peureux qui murmuraient entre leurs dents et maniaient les serviettes humides de coton comme s'il s'était s'agit de scalpels. L'un d'entre eux répétait toujours le même geste incompréhensible, de boutonner et reboutonner sa manche. L'ivoire crissait contre la kératine des ongles. Le bruit sembla tonner dans le crâne d'Agratius. Revenait amplifiée l'hyperperception, sans contrôle pourtant. Mais il se rendit compte qu'un mal de crâne l'empêchait d'agir avec l'ensemble de ses facultés mentales. Au bout de quelques minutes il allait mieux. Tous les infirmiers, sauf un, étaient partis. La pièce était vaste, bordée de lits sur toute sa largeur, et s'y agitaient un nombreux personnel déguisé en vastes blouses de toiles blanches, passant comme des fantômes peureux d'un lit à l'autre. Tous les lits étaient vides, mais défaits. Le bois crissait des pas parlaient les talons contre les planches, en dansant d'un bout à l'autre, en fermant des fenêtres, en ouvrant des portes, en parlant pour ne rien dire. Parfois des chaises ralentissaient les courses mais elles étaient aussitôt transportées dans le coin opposé, jusqu'à leur nouvelle translation. Les fenêtres étaient très hautes, et longues, car le plafond s'étendait sur plusieurs mètres inhabités, sinon par les poussières invisibles à l'oeil nu révélées par les rais du soleil la fenêtre ouverte. Agratius fut rassuré de la perception retrouvée, sans le brouillard d’or qui jusqu’ici avait envahi ses rêves pour en faire un nid d’illusions abjectes. Le réveil dans la réalité avait été, comme toujours, salutaire.

Quand on vint lui apporter l'habit et les chaussures, il s'assit sur le rebord du lit, s'assura qu'il touchait terre, et posa minutieusement chacune des pièces d'habillement qu'on lui confiait à sa droite, contre les draps. Il en tâtait la texture un peu rêche par endroits, en testa les coutures avec l'habileté d'un tailleur. Les infirmiers d'abord oisifs l'observaient et commentaient à voix basse ses gestes, et la perfection de son visage marmoréen, qui leur rappelait vaguement des héros antiques entraperçus sur les façades des vieux théâtres. Puis leurs discussions se firent plus enthousiastes et comme fascinées. La tension revenait petit à petit, et avec elle la confiance et la puissance. Agratius laissa tourner plusieurs minutes avant de s'habiller complètement.

« Je suis prêt. »

Ce ne fut qu'à prononcer cette phrase qu'il réalisa son oubli.

Ophélia n'était pas dans la pièce. Il savait où elle était. Il était inutile de demander aux infirmiers.

« Emmenez-moi dans le bureau de monsieur Johannes. »

On lui dit qu'il l'attendait, et ils furent plusieurs à le précéder à tour de rôle lors de la traversée de la pièce. La semelle travaillée de ses nouveaux souliers et son pas ne laissaient rien résonner d'autres que son regard. On ouvrait les fenêtres à mesure qu'il passait, on lui indiquait le chemin de quelques signes du doigt, de quelques mots, on hésitait à s'engager avant lui dans le couloir qui devait mener au bureau attendu. Enfin il fut au bureau, décidé à demander ce que leur ennemi, qui en toute apparence les retenait désormais prisonniers, avait fait d'Ophélia.

Le bureau de Johannes était vaste et décoré d'alcôves secrètes d'où semblaient s'échapper des processions de livres emmanchés les uns dans les autres, page contre reliure, debout sur le tapis. Ils formaient une procession infinie au regard d’Agratius, qui ne voyait pas derrière le rideau lourd la fin de la file indienne. Il n'y avait pas de boiseries, du cabinet au secrétaire, de l'armoire de laque au guéridon sous la dentelle, qui ne furent gravées. Les motifs géométriques masquaient des têtes d'animaux, et tantôt d'hommes ; sous l’abstraction savante et pure se dissimulait une figuration grotesque faite de saynètes carnavalesques sans plus de sens que les losanges attenants, répétées en frise aux bordages colorés. Et répétées jusqu’aux sièges faisant faces faisant face au bureau.

« Asseyez-vous, Agratius. »

Le garçon peina à monter dans le fauteuil qui le réduisait de deux fois sa taille tant il était confortable. Agratius se redressa dans une posture délicate qui l'obligea à appuyer ses coudes contre le large bureau pour être à hauteur d'yeux de Johannes. Il admira le métal ouvragé qui servait de pattes au meuble, du coin de l'oeil, puis s'annonça.

« Je ne suis pas venu répondre à vos questions mais entendre votre explication. Dites-moi où est Ophélia. »

« Je vais vous la montrer, même. »

Johannes avança de sa main un long et large tuyau de cuivre qui coulissait de droite à gauche et supportait une surface vitrée. Il approcha une bougie. Le visage d'Ophélia apparut à l'intérieur.

« Un habile jeu de miroirs. Ophélia est dans une autre pièce, juste à côté de ce bureau, n'est-ce pas ? »

« Regardez, elle s'en va. »

Et le visage disparut. Agratius en fut troublé.

« Ophélia est aussi libre que vous de circuler où elle en a l'envie. Elle est libre de mon emprise autant que de la vôtre.»

« Voulez-vous dire que nous pouvons partir ? »

« Oui. »

Agratius avisa. Jusqu’ici la fuite vers la frontière avait été un lamentable échec, il devait à la Vérité de l’avouer, et en cela le rêve confus dans sa forme détenait quelque fond de justesse. Le plus urgent était de retrouver Ophélia, et avec elle de convenir de la marche à suivre pour poursuivre leur quête au cœur même du mensonge. Il entrevoyait légèrement que cela pouvait être une chance, mais la brume l’empêchait encore de réfléchir proprement. Il lui manquait quelques synapses supplémentaires. Il lui manquait, s’avoua-t-il, Ophélia. Le plus sage était d’approuver jusqu’à ce qu’il retrouve la petite fille. Mais il n’était pas question d’avouer à l’ennemi toute reddition momentanée. Il fallait continuer de démontrer parole après parole la supériorité de la voix de la Vérité.

Johannes ne regardait déjà plus Agratius comme il s'était tourné dans un livre dont il détachait les cahiers. Des duvets de page s'amoncelaient, de part et d'autre.

« Ophélia et moi savons très exactement ce que vous voulez de nous. Vous voulez nous utiliser comme pantins pour attiser la colère de votre peuple, et justifier la guerre. Nous savons tout cela. »

Le sourire inattendu, franc et honnête de Johannes surprit Agratius, et le perturba plus que toute autre réaction. Il en fut de même pour la tonalité douce avec laquelle il énonça sa réplique :

« Je connais vos pouvoirs, à votre soeur et à vous. Elle possède le don de lire dans les esprits et, mieux encore, d'y pénétrer pour provoquer de formidables hallucinations. Je le sais pour en avoir été victime, dans la lande, près du jeu de la guerre, il y a quelques jours de cela. Il m'a fallu du temps pour m'en remettre. Quant à vous, vous ne savez que lire de son esprit à elle, ce qui est bien limité, finalement, à son bon vouloir. »

Et ajoutant :

« Ophélia m'a déjà raconté votre dessein. Enfin... Elle me l'a montré. »

« Que vous a-t-elle montré d’autre ? »

Il avait placé ses deux mains en auréole autour de son crâne en prononçant les derniers mots. Comme Agratius se taisait, pour temporiser et préparer la prochaine offensive, il continua :

« Vous devez déjà savoir que je suis le chef du service des Instances Narratives au ministère de l’Imagination du gouvernement de la Firme. Ce service conçoit à leur origine les spectacles déployés dans tout le pays et l’ensemble des scénarios et intrigues sous-tendant les divertissements. C'est bien malgré moi que je me suis retrouvé sur le champ de bataille. Je n'appartiens pas au service des Jeux de Guerres, et je n'aime pas bien les méthodes grossières et bien peu poétiques que ces rustres ont de divertir le peuple à coup de sang et de larmes. Mon arme est plutôt la plume, et mon terrain de jeu le papier. Tout cela est plus subtil que quelques effets pyrotechniques. Même je répugne un peu à ces machines à écrire qui me font perdre tout le plaisir du crissement. Si j'ai donné aux quelques infirmiers la mission de vous sauver et de vous soigner, c'est que j'ai une mission à vous confier. »

« Et quelle mission ! Vous ne voulez rien d'autre que de faire de nous des ennemis publics, des suppôts de vos soi-disants extraterrestres, alors même qu'il n'y a pas d'ennemis, et que vous faites combattre les soldats contre vos propres machines de guerre. Notre exécution publique sera le clou du spectacle, et qui sait si vous n'avez pas l'intention de manipuler vous-même la guillotine ! Mais les mensonges ne durent pas, il n'est rien de plus friable que les fabulations, et c'est finalement en héros que l'histoire retiendra notre nom. Vous n'y serez pour rien. Vous n'y serez qu'un pion. »

Et en guise d'envoi, Agratius ajouta :

« Enfin je tiens à vous rappeler que le pouvoir d'Ophélia ne propose pas de vulgaires hallucinations, mais des émanations de la Vérité. »

Johannes eut un mouvement raide, de se toucher les cheveux de l'index, puis reprit son même visage souriant qui parut à Agratius de la dernière condescendance.

« Vous ne croyez pas si bien dire, Agratius, quand vous vous rêvez en héros. Mes plans ont changé. Désormais je veux faire de vous deux les sauveurs du pays, rien de moins. »

Johannes rassembla des feuillets autour de lui, autour d'Agratius, sur la surface cirée du large bureau de chêne. Il rangea quelques livres qui gênaient sa recherche. Il chaussa une paire de lorgnons sans branches.

« Laissez-moi vous raconter une histoire, jeune Agratius. »

Le garçon se méfia, mais la curiosité l'emportait. Il y a un temps pour l'action, et il y a un temps pour l'écoute, se dit-il. Il se cala dans les profondeurs moelleuses du fauteuil, ce qui eut pour effet de réduire sa taille, mais aussi de lui mettre à portée d'oreille le feu qui crépitait dans une des alcôves, dans une cheminée pleine et vivace.



« Parfois, c'est quand tout semble perdu que le caractère miraculeux de certains actes, de certains hommes, retentit le mieux. Ce jour-là l'état-major était en ébullition. Imaginez un peu : les extraterrestres avaient anéanti un bataillon entier de soldats à l'aide d'une arme mystérieuse ! Sans survivant, il était impossible de savoir de quoi il en retournait. L'avancée des ennemis était inexorable et on craignait le pire. Quel désastre ! se disait le général Pompius.

Les signaux télégraphiques arrivaient des quatre coins du champ de bataille. Les extraterrestres tentaient une contre-offensive depuis l'Est, où l'armée était dégarnie. La bravoure des hommes ne suffirait pas à contenir la haine des créatures d'outre-espace...

« Des nouvelles de l'armée du Sud ?

« Rien mon général, répondit l'ordonnance

« Alors nous sommes perdus...

Et l'attitude du général Pompius, d'ordinaire si héroïque, répandait chez les hommes un net parfum de désespoir : n'y avait-il véritablement aucune issue ? La guerre était-elle déjà terminée ? Si la force et le courage sont les qualités indispensables du combattant, la fourberie de l'ennemi est le seul Mal capable de les corrompre.

Ce fut exactement dans le silence qui suivi sa déclaration que l'aiguille du télégraphe vibra fébrilement.

« L'armée du Sud, annonça l'ordonnance. Ils nous répondent enfin !

Que disaient-ils donc, ces hommes du Sud que l'on croyait morts ?

« Ils parlent... Ils parlent de deux enfants... D'une Arme secrète...

« Deux enfants ?

Le général était perplexe. Autour de lui, l'état-major ne comprenait guère mieux le message télégraphique.

« C'est un peu confus mon général, mais ils parlent d'un espoir ! Ils ont envoyé un messager.

« Un espoir ?

Le front Sud était dégagé, comment pouvaient-ils parler d'espoir quand ils étaient si loin de la réalité des combats ? Le général s'interrogea. Mais déjà, autour de lui d'autres commandants prenaient la parole et, répétaient leur antienne défaitiste : il faut se rendre plutôt que de risquer un massacre général. Les populations seraient en danger ! La reddition vaut mieux que l'anéantissement ! Il n'y a pas d'espoir !

Si vous connaissiez le général Pompius, vous sauriez qu'il n'est pas du genre à partager de telles opinions toutes faites ! Mais dans son indulgence il en comprenait la logique : les hommes craignaient pour leur famille, pour leurs enfants. L'égoïsme et l'individualisme sont des sentiments bien humains, qu'il faut connaître pour mieux les combattre.

« Mes amis, tant que j'entends le mot d'espoir, je préfère rêver au meilleur plutôt que de craindre le pire.

Et il enchaîna sur un de ces discours dont il avait le secret. Vous l'auriez vu admonester ses commandants ! Chacune de ses paroles les renvoyait à leur propre lâcheté, tandis que l'espoir, le petit mot d'espoir, faisait écho à leur courage.

Et si le général Pompius agissait ainsi, ce n'était pas par simple témérité malvenue. Non, car voyez-vous, le message du télégraphe avait fait résonner en lui un souvenir...

Il était arrivé au front quelques jours de cela. Sur le chemin menant de la ville jusqu'au champ de bataille, il avait pris la peine d'écouter les conversations des badauds. On parlait de la guerre. Tout le monde parlait de la guerre. Tout le pays vibrait au rythme des exploits guerriers. Mais une conversation le captiva plus que les autres... Il y était question d'espoir – vous comprenez maintenant pourquoi ces mêmes mots, transmis par un instrument tout rationnel plutôt que par la voix humaine, lui parlait : la raison confortait l'instinct. Il y était question aussi de deux enfants, un garçon et une fille, qui parcouraient le pays en diffusant un message d'espoir : la guerre serait bientôt terminée, disaient-ils. Qui étaient ces deux enfants ? Nul ne le savait... Mais on les appelait déjà les Enfants de la Dernière Chance.

Revenons dans la tente de l'état-major... Les débats faisaient rage, entre ceux qui préconisaient l'abandon et ceux qui croyaient en l'espoir. Seul au milieu de ce tumulte : le général Pompius, silencieux. Il repensait aux rumeurs du chemin. Fallait-il leur faire confiance ? Deux enfants, deux simples enfants, pouvaient-ils renverser le cours de la guerre ?

C'est alors qu'entra dans la tente un messager. Son souffle était court. Son sourire contrastait avec les expressions de peur et de fureur des hommes de l'état-major. Il venait de l'armée du Sud, évidemment !

« Mon général... Je vous apporte des nouvelles du Sud... Il y a un espoir !

« Parle, dit le général Pompius.

« Nous attendions l'ennemi, lorsque nous avons vu arriver deux enfants. Ce sont deux petits enfants, pas plus haut que trois pommes, un garçon et une fille. Au début, nous avons pensé à des orphelins : il y en a tant, que les extraterrestres laissent en vie par pure cruauté. Mais dès qu'on s'est approché d'eux, le garçon s'est mis à parler. Il nous a dit qu'ils sont là pour nous aider, Il nous a dit que tout espoir n'est pas perdu : ils connaissent le point faible des extraterrestres. Et ils ont construit un robot tout exprès pour les combattre. C'est une machine gigantesque, haute de vingt pieds ! Nous sommes sauvés, mon général !

Ah... Le fol espoir, le bon espoir qui s'empara de l'état-major ! Il leur suffisait d'une preuve, bien sûr, une simple preuve pour évacuer toutes leurs craintes.

« Merci, messager... Mon ordonnance va te préparer un vin chaud et quelque tambouille.

Et, c'est maintenant le regard triomphant que le général Pompius se tourne vers ses hommes.

« A présent que ces enfants nous ont donné l'espoir, c'est à nous d'être à la hauteur... Faites prévenir tous les bataillons : nous avons aussi notre Arme Secrète. Il faut tout faire pour qu'elle arrive à bon port. D'après les renseignements du messager, ces « Enfants de la Dernière Chance » arrivent du sud-ouest. Forcez les extraterrestres de ce côté du champ de bataille... Nous leur réservons une bien heureuse surprise !

Et la tente de l'état-major trembla de nouveau, mais pas de peur, cette fois-ci, non, bien plutôt de joie ! Une nouvelle aventure commençait, et elle commençait sous les meilleurs auspices ! »



Agratius ne dit rien. Il laissa infuser l'histoire qu'il venait entendre, en comblait les vides, en relevait les erreurs et les approximations, mais sans pouvoir les exprimer pleinement au milieu de tous ces livres, et de tous ces papiers.

« Mon histoire ne vous a pas plus, jeune Agratius ? »

« C'est une belle histoire. Mais une belle histoire ne sauve pas une guerre. »

« Dans ce cas précis, elle la sauve. Les extraterrestres se sont repliés vers leur vaisseau, et les premières célébrations de la victoire ont commencé. Vous les verrez si vous vous penchez à la fenêtre. On parle du rovot géant des Enfants de la Dernière Chance. La population s'abreuve et se félicite. Dans quelques jours, elle reprendra ses activités habituelles, mais nous pouvons leur laisser cette licence momentanée. »

« Et la mission, en quoi consiste-t-elle ? »

« Très simple. La victoire repose presque entièrement sur vos épaules. Vous êtes les nouveaux héros. Vous allez devenir les personnages de chansons, de comptines, de romans, de pièces du théâtre mécanique. Cela ne suffit pas si nous voulons profiter au maximum de l'élan donné par la guerre, et rentabiliser vos hauts faits. J'ai en charge la coordination de toutes ces nouvelles festivités, de l'exploitation par la Firme de la franchise des « deux Enfants de la Dernière Chance ». J'ai besoin de vous avoir en chair et en os, de vous montrer au balcon et aux parades. Je pourrais très bien prendre mes deux sosies, mais cela durerait moins longtemps que si je possède... les originaux. »

Agratius sentit son esprit vaciller, non pas de sommeil mais d'hyperaction. Il sentait comme une seconde présence au fond de ses pensées, comme une force brutale. Il se concentra sur le crépitement formidable du feu qui engloutissait les dernières bûches. Johannes se leva et fit le tour de son bureau jusqu'à la porte.

« Agratius, je crois que quelqu'un nous écoute depuis le début... »

Ophélia était derrière la porte, Agratius le sut immédiatement, sans même que Johannes eut à ouvrir elle était parmi eux, discrète mais influente, consumant les pensées et avec elles les paroles. Ses paroles à lui, plus précisément. Mais le plus urgent n’était-il pas de retrouver Ophélia ?

« Alors, Agratius, que pensez-vous de ma proposition ? »


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