Un jeune garçon accompagnait son père. Sans voir de combat, il comprit l’horreur de la guerre.
La carriole cheminait doucement à travers la forêt, le tendre murmure de ses roues, doux et reposant ronronnement incessant, n’était troublé que par de rares cahots sur des cailloux un peu plus volumineux que les autres. Les arbres se dessinaient doucement sur le bois peint, ombres chinoises projetées par l’incandescente grandeur de l’astre solaire qui ne souffrait aucun nuage en ce jour d’hiver.
- « Alors, père, quand reverrais-je mon oncle ? » questionna un petit garçon d’une dizaine d’années.
- « Je l’ignore », répondit un vieil homme au visage buriné, une épaisse moustache blanchâtre soulignant son nez fendu, juste au dessus de ses lèvres craquelées. « En vérité, je n’en sais rien, Gaston. La nouvelle d’une attaque Elfe sur les côtes de Brionne ne m’est arrivée qu’avant-hier, et cela fait deux jours que nous parcourons les routes. Lui doit déjà être au front, nous devrions arriver ce soir, demain matin dans le pire des cas.
- « Et là, on le verra ? » s’enthousiasma le garçon.
- « Sûrement, Gaston, sûrement. Cependant... »
Le silence dura. Un nuage fugitif vint temporairement masquer la lumière solaire, répandant l’ombre sur les voyageurs.
- « Qu’y a-t-il, père ? » s’enquit l’enfant.
- « Tu sais Gaston... c’est une guerre que nous livrons.
Ton oncle va combattre, il devra tuer, car les Elfes nous ont tué des hommes en premier. Je ne devrais pas t’amener là, d’ailleurs, mais je n’avais pas le choix. En vérité, ton oncle sera sans doute... peut-être... blessé. »
- « Il ne pourra pas alors me donner ma leçon de combat ? » s’inquiéta soudain Gaston.
- « il n’est jamais trop tard pour bien faire », répondit le vieux chevalier, en souriant.
- « Qu’est-ce que ça veut dire ? »
- « Ca signifie que tu as tout ton temps, Gaston. Qu’importe si tu ne peux prendre ta leçon demain, tu la prendras après demain, ou dans une semaine. Tu comprends ? »
- « Oui, père »
Plus personne n’eut le cœur à parler. De lourds nuages chargés de pluie s’amoncelaient à l’horizon.
- « Il pleuvra demain. »
Grégoire cracha de mécontentement. Sa salive éclaboussa le sol mou, puis se perdit dans les flaques d’eau de pluie. Le jour se levait, et il pleuvait toujours, cela durait depuis la veille au soir. Tout le paysage était détrempé. Les feuilles des arbres ruisselaient d’eau, telles de petites rigoles d’irrigation qui, goutte à goutte, dispensaient leurs bienfaits. Pas une tente n’était sèche. Grégoire lui-même était trempé jusqu’aux os, et il se demandait si la corde de son arc tiendrait le coup en cas d’attaque. Alors, il crachait. Il perçut soudain un bruit de roues se distinguer du vent. Il ne prit même pas la peine de bander son arc. Il avait décidé que la corde ne tiendrait pas. Et si c’était encore ces saletés d’Elfes, il lui suffirait de crier. Les épées des chevaliers ne craignent pas l’humidité.
Ce n’étaient pas des Elfes, mais précisément des chevaliers. Un Baron et son rejeton, escortés de six chevaliers, dont les armures ruisselaient de pluie. Ils devaient être complètement trempés à l’intérieur. Le Baron mit pied à terre. Ou plutôt à flaque, pensa Grégoire.
- « Holà, paysan. Peux tu me dire où en sont mes hommes ? »
- « Vous devez être le baron qui doit venir diriger les chevaliers, vous ! »
- « Oui, c’est cela », siffla le père de Thomas, un brin de colère et d’impatience dans la voix. « Réponds à ma question : Où en sont les troupes ? »
- « Il y a eu deux batailles, Sire, une défaite, puis une victoire. »
- « Chouette ! » s’écria Gaston, brandissant dans sa main droite le glaive que son oncle lui avait offert. « Je vais tous les tuer et on va gagner »,
- « Calme-toi, Gaston. Toi, tu resteras dans la tente. Mais je te promets que je te raconterai tout le soir venu, d’accord ? »
- « Mais je veux me battre ! Je veux me battre et je me battrai ! »
Et, sans même laisser à son père le temps de réagir, le garçon courut tout droit, vers le campement Elfe, sans s’arrêter ni se retourner.
- « Gaston, Attends ! »
Trop tard...
Le jeune homme n’eut pas à courir longtemps à travers bois avant de découvrir le champ de bataille. C’était une grande clairière perdue au milieu de la forêt. Nullement dérangés par la pluie battant, les corbeaux s’arrachaient les restes. Gaston se mit à marcher parmi les cadavres recouverts de boue et de sang. Juste à sa droite se trouvait un chevalier en rouge et noir, le chevalier d’Annecy. Il avait promis à sa fiancée de se marier le lendemain de sa déclaration. Il était parti le soir même pour intercepter les Elfes. Sa belle le cherchera pendant trois ans, avant de se donner la mort. Un peu plus loin, le Duc de Couriz. Il tenait fermement dans son poing un petit scarabée en argent qu’il comptait offrir à son fils en rentrant du Royaume des Morts. Il s’en est servi comme fétiche durant la bataille, mais cela n’a pas suffit à le protéger des traits Elfiques. Un peu à gauche de Gaston, un corbeau arrachait son oeil à un archer Elfique. On l’appelait « Oeil de Dragon ». Ses amis avaient embarqué avec lui pour les terres humaines. Il est le premier à mourir, mais ils tomberont les uns après les autres...
Gaston avait peur, les coassements des corbeaux et la pluie battante ne faisaient qu’augmenter son anxiété. Serrant bien fort son glaive, il continua à marcher. A sa droite, un des oiseaux picorait le cou, nu et ensanglanté, du seigneur de Richebois. Il était ami avec le Duc de Couriz. Ils sont restés ensembles jusque dans la mort. Encore un peu plus loin, un Elfe était empalé sur un pieu. Elthraën de Lonthern. C’était un pauvre paysan. Il s’était embarqué avec cette expédition afin d’avoir assez d’argent pour nourrir sa famille. A présent, tous ses enfants mourront de faim. Sa femme subira le même sort. Et Gaston courait, courait à travers ce tapis de corps. Là, un Elfe de Crace, ici, un pauvre paysan sans famille, et là encore, un chevalier sans femme. Son fils est maintenant orphelin.
Gaston courait, courait, il ne faisait même plus attention aux chevaliers. La pluie se mêlait à ses larmes, il courait, glissait et tombait dans la boue, se relevait et courait, toujours, courait.
Finalement, il s’effondra, et tomba à genoux, implorant le ciel de ces yeux bouffis et rougis par les larmes. Et il eut le malheur de baisser les yeux, pour découvrir avec épouvante le blême visage de son oncle. Du sang coulait de ses narines. Ses yeux, vides et froid, n’exprimaient plus rien.
- « Papa ? »
- « Oui, Gaston, »
- « il faut que tu aille voir les Elfes, et que tu leur dise de rentrer chez eux et de faire la paix. Ce n’est pas bien, de tuer. »
- « Je suis d’accord, Gaston, mais c’est trop tard. La guerre est engagée, nous ne pouvons... GASTON ! »
Le jeune garçon franchit à nouveau la forêt, mais en prenant soin cette fois-ci d’éviter le sinistre charnier. Son intuition était bonne, car, au bout d’une demi-heure, sortant des bois, il aperçut le campement Elfique. La pluie avait cessé, mais les nuages gris restaient, enveloppant ce morne paysage d’une froide humidité.
Gaston s’avança, le glaive au poing. On entendit au loin quelques claquements de cordes, et des flèches fusèrent dans sa direction. Adossé par une épaisse forêt et bordé par un amas rocheux, Gaston n’avait que l’embarras du choix pour se mettre à couvert. Mais il décida de continuer. En plein milieu de la plaine, il avança résolument. Les flèches continuaient leur course, le garçon se concentra, pensa à toutes les choses qu’il avait sur le cœur. Et il sentit sa puissance, les flèches, bien que formidablement ajustées, ne l’atteignirent point. Il continuait de marcher, les Elfes continuaient de tirer. Et Gaston sentait toute sa force, toute la puissance de sa volonté. Ses cheveux tourbillonnaient, ses vêtements flottaient, et toutes les flèches déviaient. Il se sentait investi d’une puissance incroyable. Par la seule force de sa volonté, il repoussait tous les dangers, surmontait tous les obstacles. Et pendant que les flèches se fichaient pitoyablement dans le sol boueux, pendant que ses cheveux virevoltaient, il se mit à jubiler, à hoqueter de plaisir. Puis, un rire gai et pourtant malsain le prit, il rit fort de sa propre puissance, tout en avançant. Il rit, rit, rit... puis se tut. Une flèche venait de le transpercer au niveau du ventre. Il cracha un peu de sang. Son Esprit ne comprit pas tout de suite qu’il était vaincu. Il fit quelques pas encore, puis s’écroula dans un gargouillis morbide.
- « Joli coup, Edariin. Tu l’as eu. »
- « Merci, mais c’était un coup de chance. »
- « Oui, sans ce vent, on l’aurait tiré comme un lapin. »
- « C’est que ces rejetons d’humains prolifèrent comme la peste. »
- « Bon, c’est pas le tout, ça, mais si on allait manger ? La relève est déjà passée, et j’ai grand faim. »
- « Bonne idée. A table ! »