Ecrit en collaboration par Iggy Grunnson et dude.
L’intrigue : Amphitryon Jones, aventurier de son état, se trouve opposé à Sinistros, un “dieu” plutôt rancunier, muni d’un pistolet enchanté (je vous laisse la surprise ) et qui cherche à prendre sa revanche sur Jones depuis que celui-ci lui a crevé l’oeil dans lors d’une précédente rencontre. Les deux adversaires se font face à Kingston Falls, une ville fantôme située aux confins du monde connu...
Bonne lecture !
On continue de l’appeler Amphitryon
Amphitryon se servit une nouvelle rasade de tartalos, et laissa son regard vagabonder alentours. Accoudé à la balustrade de la petite terrasse de sa chambre d’hôtel, il sirotait son verre – pas le premier, à en juger par ses yeux rougis tant par la fatigue que par l’alcool, d’une soirée déjà trop longue. Dans le lointain, le soleil du crépuscule dessinait un disque sanglant dont les ultimes reflets couraient en ombres dansantes, toutes d’ors et d’écarlates, sur les eaux paisibles de la baie. Quelques esquifs de pêcheurs, alourdis par la prise du jour, fendaient encore les flots en direction du port, dont les quais résonnaient déjà de la rumeur d’une foule grandissante : les étals de marchands se massaient depuis le centre de la grande esplanade jusqu’aux pieds mêmes des embarcadères, labyrinthe bigarré d’où montaient mille effluves d’épices lointaines et de poisson grillé.
Le regard d’Amphitryon glissa jusqu’aux hautes murailles de pierre forte qui s’avançaient jusque loin au-devant du port ; et, au-delà, le phare, dont le sommet semblait couronné d’un faible halo de lumière blême. Un imperceptible frisson parcourut l’échine de l’aventurier, qui se détourna finalement, et avisa de sa chambre, mais rien, qu’un lit défait et quelques affaires étalées en désordre, et l’éclat glacé de ses deux revolvers, et le souvenir de lèvres si douces et familières – et si lointaines, pourtant. Une expression défaite sur ses traits fatigués, Jones passa sa main dans sa tignasse de boucles blondes, qui cascadait en désordre jusqu’à une vieille chemise de coton délavée ; des pantalons noirs complétaient sa mise tandis que, pieds nus, il s’abandonnait au trémolo régulier de la cohue en contrebas.
Il se prit à haïr les remparts et le ciel, de ne pas être ceux de Mesa Verde, où son cœur et son espoir paraissaient être restés prisonniers ; il haïssait les gens, et en particulier la vieille Ada, cette chère vieille Ada à qui il devait rendre visite, de ne pas être le capitaine Jezabel, dont les mots l’avaient pour un instant comme libéré de son fardeau ; et en dernier recours il se détestait lui-même d’avoir fui, comme si cette vie de vagabondages valait la peine d’être sauvée, pas après avoir entrevu un peu de ce songe où une femme l’aimait pour le sauver, cette douce rêverie à laquelle il se raccrochait à présent sans vraiment oser y croire.
Plus bas dans la rue, les premières lanternes s’allumèrent bientôt, tirant l’aventurier de son humeur maussade. Ces lampions de papier, décorés de motifs compliqués et suspendus d’une façade à l’autre en guirlandes bariolées, faisaient la fierté de Fort Sombregarde : la rumeur attribuait au Baron Zemo lui-même, commandant de la garnison de la cité, le pouvoir de contrôler la flamme bleutée qui peuplait la nuit d’ombres chatoyantes. Une procession interminable de badauds défilait paisiblement à travers les allées, et l’attention d’Amphitryon se posa finalement sur une silhouette singulière qui déambulait parmi la foule. Quoique les quais de Fort Sombregarde fussent connus pour attirer des marins venus des quatre coins de Kheleb, Jones ne s’était pas attendu à y croiser un natif de Khian-Dhû ; pourtant le teint basané du voyageur l’identifiait sans doute possible comme un habitant de l’archipel des dragons, de même que le sabre qui battait contre son flanc replet.
Sa curiosité piquée au vif, Amphitryon étudia le visage de l’étranger, à moitié dévoré par d’épais favoris noirs et dont les traits grossiers étaient figés sur une expression indéchiffrable. Exceptionnellement velu, il était vêtu de guêtres à l’aspect usé, ainsi que d’une pelisse miteuse, tandis que des sandales de paille complétaient sa mise rudimentaire.
Jones vida un autre verre, et bientôt son attention fut attirée par le curieux manège de deux gaillards, identiquement vêtu de larges manteaux couleur de nuit et dont les visages étaient rejetés dans l’ombre par des chapeaux à larges bords : dans le sillage du premier voyageur, ils se faufilaient avec aisance parmi l’attroupement – indifférents, selon toute évidence, à l’agitation du marché. Des gardes du corps ? Aussitôt, Amphitryon écarta cette hypothèse. Rien, dans l’attitude du Khian-Dhi, ne laissait paraître qu’il soupçonnât la présence de ses poursuivants ; son aspect misérable, au surplus, n’avait rien d’ostentatoire comme aurait pu l’être un riche marchand venu d’une contrée lointaine.
Plus probablement, les deux ombres gémelles s’apprêtaient donc à quelque mauvais coup, et Jones ne fut pas surpris lorsque, un instant plus tard à peine, il saisit l’éclat fugace des couteaux tirés. Mais comment prévenir du danger le voyageur, lequel continuait de flâner, insoucieux selon toute apparence du danger ? Amphitryon songea brièvement à le héler, mais se ravisa aussitôt, conscient que la confusion résultante n’aurait fait que faciliter la tâche des agresseurs. Faisant jouer son verre entre ses doigts gourds, il tenta de capter les reflets du soleil couchant : un faisceau scintillant courait depuis sa main jusqu’à la foule amassée, bondissant par saccades maladroites vers le visage de l’un des deux ruffians. Enfin il trouva les yeux du mystérieux agresseur, deux tâches d’ombres qui le dévisagèrent en retour.
L’espace d’un battement de cœur, Amphitryon soutint le regard inquisiteur, et l’aventurier sentit une goutte de sueur rouler le long de son échine ; puis les deux compères échangèrent un bref signe de tête, et se fondirent aussi soudainement parmi l’attroupement. Du revers de la main, Jones essuya la sueur qui brouillait son regard, soudain en proie au doute, comme si la réalité de la scène s’étiolait dans le canevas embrouillé de son esprit. Quoiqu’il en soit, le danger était passé, pour l’instant…
Pair et Impair
Laissant derrière lui le marché nocturne et sa bruyante activité, Mondo prit la direction des quais d’un pas vif. A mesure qu’il s’enfonçait dans les bas-fonds de la cité portuaire, tandis que les rues larges et brillantes cédaient leur place à des venelles sales et de plus en plus sombres, le flot de passants se réduisait à vue d’œil, jusqu’à se tarir complètement. Le natif de Khian-Dhû ne se souciait ni de la crasse qui maculait les murs ni des ombres menaçantes qui peuplaient la nuit. Il était ici chez lui, au cœur de ce quartier misérable où tout une populace hétéroclite de parias, de voleurs, et d’un ramassis de mendiants loqueteux, était parquée à l’écart de la ville.
Mondo battait le pavé lorsqu’une torche s’embrasa dans l’obscurité. La main déjà posée sur la garde de son épée, il fut soulagé de reconnaître le visage familier de Cletus Rokatansky, révélé par la lueur de la flamme.
« - Tu peux ranger ton poignard, avertit Mondo, dont l’éclat de la lame avait attiré l’attention.
- Oh tu veux parler de ça ? fit Cletus en feignant l’innocence, « Excuse ma méprise chef, je croyais avoir affaire à un voyageur inconscient, poursuivit-il un sourire aux lèvres, faisant disparaître l’arme d’un geste discret, sous les replis de sa veste.
Mondo avait parfaitement saisi l’allusion. Personne ne s’aventurait impunément dans cette zone gangrenée par la violence. Le Khian-Dhi l’avait appris à ses dépens. Quelques jours à peine après son arrivée à Fort Sombre-Garde, il avait été pris à partie par une patrouille du guet pour une broutille qui s’était, hélas, vite envenimée. Mais Mondo avait suffisamment l’expérience des milices locales pour savoir que sa meilleure chance était encore de fuir. Aussi avait-il été forcé de se réfugier là où même les forces de l’ordre refusaient de se rendre. Ce soir-là, dans cette même ruelle, le fuyard avait été pris en embuscade par Cletus et le reste de sa clique de coupe-jarrets. Prêt à vendre chèrement sa peau, il avait défié leur chef, et une fois celui-ci vaincu, quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’on lui offrit de prendre la tête de la redoutable bande des Crânes Hurlants. Et Mondo avait saisi l’occasion, trop heureux de pouvoir rompre sa solitude
« - On sait tout les deux que tu es plus malin que ça. Pas vrai, Cletus ? » Poursuivit Mondo avec malice.
« - Tu l’as dit chef ! Et si tu permets, je dois retourner à ma tâche. La nuit est encore longue. »
Et il disparut aussitôt. Singulier personnage que ce Rokatansky, songea Mondo. Toutes sortes de rumeurs circulaient à son sujet, les unes plus folles que les autres. Sa flatteuse réputation s’était bâtie sur sa faculté quasi-surnaturelle à se volatiliser, comme par enchantement. Et depuis l’exploit de son évasion des geôles du Fort, certains lui prêtaient la faculté de se dématérialiser à volonté. Mondo doutait fort de la véracité de ces racontars : même chez les Elus, une telle capacité était extrêmement rare ! Et Cletus Rokatansky n’avait rien d’un Llowedôn ! Mondo l’avait suffisamment côtoyé ces dernières semaines pour s’en persuader. Le secret du semi-semi-homme, ainsi qu’on l’appelait, était encore bien gardé…
L’aventurier continua son chemin et se fraya un passage parmi les immondices qui tapissaient la ruelle. L’odeur était telle qu’il dut se plaquer un morceau d’étoffe sur le visage pour atténuer l’atroce puanteur de l’air. Cletus lui avait expliqué qu’ils avaient placés eux-mêmes ce tas d’ordures afin de détourner les éventuels curieux. Si Mondo ne doutait pas un instant de l’efficacité de ce bouclier olfactif, atteindre le camp se révélait un véritable supplice. C’est avec un grand soulagement qu’il put enfin respirer librement. Adossée contre un mur, quelqu’un semblait l’attendre, et il reconnut aussitôt la silhouette féline qui s’avançait à sa rencontre. Les yeux de la jeune femme brillaient dans la pénombre.
« - De retour parmi les tiens ? ». Le ton suave de ses paroles le fit frissonner.
« - Arly ? Où est Dorel ? », demanda Mondo avec un peu trop d’empressement.
Arly était une femme magnifique. Une beauté sauvage au tempérament de feu, à la chevelure sombre et indomptée, avec une bouche sensuelle dont les lèvres pulpeuses se paraient de reflet carmin. Une femme magnifique, certes. Dangereuse, à n’en pas douter : elle avait conscience de ses charmes, et n’hésitait pas à en user. Mondo ne pouvait oublier qu’elle était encore la compagne de l’ancien chef de bande. Si Arly l’attendait par ici, Dorel rôdait sûrement encore dans les parages.
La main de la jeune femme effleura doucement son épaule.
« -Où est-il ? S’efforça de répéter le Khian-Dhi.
« -Oublie-le. Tu l’as vaincu, souviens-toi ». Arly fit passer ses bras autour de sa nuque. « Tout ce qui lui appartenait te revient à présent » Elle chuchota ses derniers mots au creux de son oreille et se fit plus pressante.
« - Arrière ! »
Mondo la repoussa sans ménagement. Il regretta son geste lorsqu’il vit les pupilles de la jeune femme dilatées par la colère. Elle le fusilla du regard et tourna les talons, l’abandonnant aux ténèbres.
Alors qu’il franchissait les derniers mètres qui le séparaient de son refuge, Mondo, encore un peu étourdi par les évènements, se demandait s’il ne s’était pas fourvoyé en acceptant de rejoindre la bande. Enfin arrivé à destination, il fit pivoter la planche bancale qui faisait office de porte, laquelle s’ouvrit sur un espace sombre et confiné. Le natif de Khian-Dhû progressait à tâtons dans l’obscurité, jusqu’à ce que son pied ne heurte quelque chose de mou qui poussa un grognement de douleur. Une voix aigrelette monta du plancher.
« - Ce n’est que moi… Chester. » La silhouette recroquevillée se redressa péniblement sur ses jambes. « Je crois que je me suis assoupi… » finit l’homme d’un ton empressé.
-Chez moi ? Qu’est-ce que tu fabriques ici, Lombric. »
-Euh, moi ? Euh… je… ». A court d’explications, le reste de sa phrase se perdit en bredouillage inintelligible.
Plus connu pour sa faculté à fuir ventre à terre que pour sa témérité aux combats, Chester Coltrane avait hérité, à son corps défendant, du sobriquet de Lombric ; pourtant, à cet instant précis, il aurait tout donné afin de pouvoir s’enfuir sous terre lui aussi et échapper au regard inquisiteur de son chef.
« -C’est Arly qui t’a demandé de venir ? Pour me tuer, peut-être ? Mondo prononça ces mots avec détachement.
Les yeux écarquillés, Lombric s’empressa de rejeter l’accusation. Il se tortillait sur place, comme si ses pieds foulaient des charbons ardents. Choisissant ses mots avec soin, il leur insuffla tout l’aplomb dont il était encore capable.
« -Hum. Dorel était un bon chef malgré son caractère de cochon, et, euh, les autres gars, ils pensent que, euh… tu… Lombric hésita à prononcer le reste de sa phrase et déglutit bruyamment . Que tu ne prends pas assez ton rôle au sérieux ». Comme Mondo gardait le silence, il y vit une occasion de prendre l’avantage et reprit avec fougue. « Tu ne t’es même pas fait tatouer la marque de notre bande ! » Il dégagea sa manche et révéla un crâne grimaçant surmonté de flammes, bien en vue sur son poignet.
- Tu as fini ? ». Lorsqu’il aperçut la mine lugubre de Mondo, il crut que son cœur allait cesser de battre. « -Tu vois ces marques sur mon visage ? » Le Khian-Dhi s’était approché assez près pour que Lombric puisse lire la rage qui couvait dans son regard. « Regardes-les bien ! ». Chester obéit à contrecœur, le teint blême. Il distinguait nettement les marques dorées sur les pommettes de son chef. « Depuis qu’on me les a faites, je me suis juré que jamais plus on ne marquerait ma chair ». Mondo l’empoigna par le col de sa chemise et le tira à l’extérieur. « Fiche le camp ! » Aboya-t-il. A peine eut-il relâché son étreinte que Lombric avait déguerpi sans demander son reste.
Quelques rues plus bas, dans un autre abri de fortune, éclairé seulement par la flamme tremblotante d’une bougie à demi-consumée, un homme à l’humeur maussade éclusait choppe sur choppe, avachi sur son tabouret en face d’une table vermoulue. Le grincement des gonds mal huilés lui fit relever la tête. Le regard enfiévré de Dorel se posa sur sa compagne.
« - Ça t’amuse, hein ? De me narguer de la sorte. Tu crois que je n’ai pas remarqué ton petit manège avec l’autre sauvage ? ». Arly poussa un soupir exaspéré. « Parfois, je me demande pourquoi je perds mon temps avec toi… »
Elle posa un regard circonspect sur le maigre mobilier qui composaient l’unique pièce. Depuis sa défaite face à Mondo, Dorel passait ses journées cloîtré, à ruminer ses rancœurs, encore et encore.
« - Il m’a peut être battu une fois, mais je ne suis pas encore mort ! » vociféra Dorel en tapant du poing sur la table.
« - Grandis un peu à la fin, ou lors de votre prochaine rencontre, tu perdras bien plus que ton honneur ! » Rétorqua Arly visiblement excédée par le comportement de son compagnon.
« - Gardes bien ça en mémoire ma belle : je suis un gars plein de ressources ! ». Un sourire triomphal illumina les traits de l’ancien chef de bande. Arly eut un mouvement de recul.
« - Qu’est-ce que tu manigances ? » Ne put-elle s’empêcher de demander d’une voix teintée d’anxiété. Dorel la scruta d’un air de surprise. Il leva la tête et fit mine de humer l’air.
« - Tu ne le sens pas ? Le vent de la victoire est en train de tourner. Bientôt je reprendrai ce qui m’appartient. Tout ce qui m’appartient. »
Un génie, deux associés, une cloche
L’atelier de Vieille Ada était une pièce aveugle aux contours mal définis, située dans les soubassements de quelque entrepôt anonyme des quartiers marchands. Une clarté prodigieuse habillait les murs passés à la chaux d’un voile étincelant ; la lumière, de fait, paraissait venir de partout à la fois, si bien que les seules ombres projetées s’étiolaient en filaments squelettiques dans le petit local.
« - Oui, ça devrait convenir parfaitement. »
Le regard d’Amphitryon était rivé sur une balle, dont il soupesait le cylindre effilé et froid dans la paume de sa main. Visiblement satisfait, il inspecta une bandoulière de cartouches quelques secondes encore, l’air pensif – essayant au mieux de ne pas se laisser distraire par les allées et venues des acolytes de l’aïeule, silhouettes en blouses vertes qui déambulaient en silence à travers l’atelier sans lui prêter la moindre attention.
« - Il m’en faudra deux cent, en comptant celles pour le fusil. » reprit-il après un long silence. « Et quelques explosifs, sans doute. Cinq ou six bâtons devraient suffire.
- Et qu’est-ce que tu comptes faire de tout ça ? Tu prépares une guerre, ou bien ?
- Juste une intuition. » répondit Jones d’une voix défaite.
- Quand tu as une intuition, c’est que beaucoup d’hommes s’apprêtent à mourir, en général. »
La voix de Ada était grave et rocailleuse, comme il sied à une femme de ce type. Elle n’était pas franchement vieille d’ailleurs, où du moins n’en donnait pas l’impression : sa silhouette rondouillarde, sa chevelure soigneusement tirée en un chignon compliqué, son large visage, sa mise simple mais confortable ; à tout le moins, elle semblait entre deux âges, et Amphitryon, prudent, n’avait jamais cherché à en apprendre plus. Ils étaient rares, ceux qui, à travers l’Empire, en savaient suffisamment long des savoirs perdus du Hellden pour maîtriser l’art complexe de la fabrication des armes à feu ; et, parmi eux, Vieille Ada, en dépit du secret avec lequel elle œuvrait, était sinon la plus connue, du moins la plus respectée.
D’un geste las de la main, elle intima bientôt a Amphitryon de la suivre. Ils quittèrent la salle blanche : au-delà, s’étendait un réseau désordonné de longs corridors rejetés dans la pénombre. Ils longèrent un couloir, puis un autre ; enfin, ils arrivèrent à une grille métallique qui donnait accès à un monte-charge à l’aspect vétuste. Jones entra le premier, se tassant de son mieux dans un coin pour laisser suffisamment de place à la corpulente vieille femme. Celle-ci reprit la parole, tandis qu’ils montaient sur un rythme syncopé.
« - Tu me l’as amenée, n’est-ce pas ?
- Bien sûr » répondit Amphitryon après un bref silence. Il plongea sa main dans le revers de son pardessus rouge, puis, après avoir fouillé un instant : « La voici. »
Il s’agissait d’un petit cylindre métallique, haut de quelques centimètres tout au plus et dont la surface, polie comme un miroir, ne laissait deviner aucune prise, aucun couvercle ; ses traits grossiers figés sur une expression de secret, Vieille Ada eut tôt fait de le faire disparaître dans quelque repli de ses guenilles. Enfin, ils arrivèrent à l’étage supérieur. D’après la faible lumière qui perçait depuis un soupirail, Amphitryon jugea qu’ils étaient au niveau situé juste en dessous de la surface ; il s’apprêtait à sortir, lorsque la silhouette indistincte d’un des acolytes de Ada, déboulant à toute allure parmi les couloirs, percuta la vieille femme ; et de repartir, encore, à toute blinde, tandis que celle-ci étouffait un juron.
Une lueur fugitive éclaira le regard de la vénérable ; glissant sa main dans ses guêtres avec nervosité, elle explosa soudain :
« - Espèce de saleté d’enfant de putain ! Il a volé la capsule ! »
Aussitôt, Amphitryon s’élança, à toutes jambes ; au moment précis où Ada sortait de quelque repli de ses guenilles un tromblon, aussi haut que elle et dont la gueule noire s’ouvrait à la manière d’une trompette venue de l’enfer. La détonation crépita, assourdissante, emportant avec elle un pan de mur noirci et criblé de plombs ; Jones, qui s’était coulé hors de portée de la déflagration, s’élança derechef à la suite du fuyard.
L’aventurier s’engouffra dans un nouveau corridor, à toute allure : une dizaine de mètres plus loin, la silhouette bondissante de l’acolyte – blouse verte, allure athlétique, cheveux bruns coupés ras – poursuivait de plus belle, sans un regard en arrière. Les corridors se succédaient, éclairés seulement de la lueur hésitante des lampes à huile. Progressivement, la voie semblait s’étrécir, à la manière d’un goulot, jusqu’à ce que le chemin fût trop étroit pour que deux personnes puissent y passer de front ; avec une sensation de triomphe anticipé, Amphitryon songea que, pour autant que sa mémoire ne lui joue pas des tours, ils se précipitaient à présent droit dans une…
… Impasse ?
La petite pièce était plongée dans la pénombre, où seul résonnait le glouglou sporadique d’une petite canalisation. De trace de l’acolyte, aucune ; c’est alors que Jones avisa l’uniforme vert laissé là, abandonné dans quelque recoin du débarras. Et, tout proche, une vieille grille rouillée, haute d’une dizaine de centimètres tout au plus et située à même le sol, et qui béait sur l’obscurité inquiétante d’un égout…
Cul et chemise
Amphitryon écarta un pan de sa veste et dévoila la crosse nacrée du revolver accroché à son ceinturon. Son regard de glace s’attarda une poignée de secondes sur l’homme acculé au fond de la ruelle.
« - Soit tu me dis ce que tu as fait de la capsule » Dit-il avant de poursuivre d’un ton chargé de menace. « Soit je te laisse aux bons soins de ce charmant garçon. »
Le charmant garçon en question était une brute immense dont les yeux bouffis disparaissaient sous de lourdes paupières.
« - Laisse-le moi, Jones. »
Après le vol dans ses entrepôts, Vieille Ada avait fortement insisté pour que ses hommes de mains accompagnent Amphitryon dans sa mission. Ivre de colère, elle ne cessait de maudire l’enfant de putain qui lui avait dérobé son bien, en s’agitant avec fureur dans ses guenilles dépareillées ; aussi le pistolero avait jugé préférable d’accepter son offre.
Dos au mur, Rokatansky se sentait aussi vulnérable que la mouche empêtrée dans la toile de l’araignée. Où qu’il tournât le regard, nulle issue ne se dessinait. Comment ces hommes avaient-ils pu retrouver sa trace ? Il était pourtant certain d’avoir brouillé les pistes…
« - Il est à toi, Blood Spanzer… » A travers sa barbe broussailleuse, la brute exhiba un sourire mauvais. Chacun de ses poings avait la taille d’une enclume.
Moins corpulent et surtout plus vif, Rokatansky esquiva la première charge. Puis une deuxième, d’une manière toute aussi acrobatique ! S’engagea alors un jeu du chat et de la souris sur ce terrain couvert de détritus. Un mince instant, le voleur crut tenir sa chance, jusqu’à ce qu’une poigne de fer l’eut saisi au col. L’intervention d’Amphitryon, impatient de stopper cette mascarade, marqua la fin de l’affrontement. Jones avait suffisamment ménagé le voleur ; d’autres affaires plus importantes réclamaient son attention. L’incroyable se produisit alors ! Le corps du voleur sembla soudain perdre toute consistance. Alors qu’Amphitryon tentait de resserrer sa prise, ses doigts n’empoignèrent qu’une chemise vide. Rokatansky s’était volatilisé !
« - Par quels maléfices… » Jones s’interrompit.
Il lui semblait entendre un bruit de pas étouffé, comme une course presque inaudible. Ses yeux devaient lui jouer des tours ou bien… Non : il ne rêvait pas ! Le voleur était bien là, à quelques mètres tout au plus. Seulement à présent, sa silhouette atteignait à peine une dizaine de centimètre, et, entièrement nu, il filait à toute vitesse vers son salut !
« - Emparez-vous de lui ! »
Amphitryon bouscula les hommes de Vieille Ada dont la vivacité de réaction n’était pas, de toute évidence, la qualité première. S’il perdait la trace du voleur, ses chances de récupérer la précieuse capsule seraient condamnées.
Des cris derrière lui le firent, pourtant, s’arrêter net : son encombrante escorte était au prise avec un adversaire qui semblait-il, leur faisait grande difficulté. Deux hommes déjà gisaient à terre, au milieu des immondices.
L’individu combattait avec la férocité d’un fauve. Une sueur épaisse dégoulinait de ses longs favoris. Son teint était cuivré, typique des natifs de Khian-Dhû. Mais ses étranges marques sur les pommettes… Amphitryon se souvenait de ce visage hirsute. Il l’avait aperçu au marché des mille saveurs, peu de temps après son arrivée à Fort Sombregarde.
« - Voilà enfin un adversaire à ma taille. » Souffla Jones avec un sourire mauvais.
La détonation éclata dans la ruelle avec la soudaineté du tonnerre. Les combattants s’immobilisèrent, figés dans leur pugilat tels des statues de pierre.
« -Bien, fit Jones la mine approbatrice. « Je ne sais pas qui tu es, mais la racaille qui est en train de s’enfuir détient quelque chose qui m’est très cher… »
Le Khian-Dhi reprit son souffle et s’avança légèrement en direction d’Amphitryon.
« - Je suis le chef des Crânes Hurlants. Si tu as affaire avec Rokatansky alors tu as affaire à moi., répliqua-t-il, les narines palpitantes.
- Sois réaliste l’ami, mon arme est capable de perforer une plaque d’armure en acier.
-La mienne tue.
-Je vois qu’on est fait pour s’entendre… ». Amphitryon esquissa un sourire las. « Belle lame. J’espère que tu t’en sers autrement que pour éplucher des pommes de terres… » Le visage impassible, il releva son pistolet, la gueule noire du canon braquée sur Mondo. « Tu me parais bien gras. Assez pour stopper une de mes balles ? »
Une myriade de pensées assaillit le Khian-Dhi. Alors c’est ainsi que tout va s’achever ? songea-t-il non sans une pointe d’amertume. Le sort du redoutable chef de bande… Il en aurait presque ri, si la colère et la tristesse s’étaient enfin apaisées dans son esprit. Une pression sur la détente et ce serait fini. Qu’attendait-il ? Le pistolero paraissait hésiter lui-aussi. Percevait-il l’absurdité de la situation ? Son doigt refusait d’appuyer sur la gâchette, comme s’il rechignait à prendre cette vie offerte...
Regroupés en retrait, les hommes de Vieille Ada n’osaient intervenir. Fascinés, ils retenaient leurs souffle et observaient, devinant sans comprendre l’existence de ce lien impalpable qui faisait battre le cœur des deux duellistes, au rythme d’une même pulsation sourde et puissante. Enveloppé dans le pardessus rouge qui avait fait sa légende, l’Ombre Ecarlate affrontait le Khian-Dhi à la face tatouée ; deux Frères d’armes que les caprices du destin avaient érigée en ennemis. L’intensité du face à face était telle, que Mondo pouvait entendre son propre sang gronder dans ses veines.
Amphitryon tressaillit à peine lorsqu’un cri chargé de détresse, l’arracha de sa transe. La voix déchirée par la souffrance retentit, plus proche encore. Un peu hébété, Mondo s’ébroua à son tour, les paupières battantes tandis que Jones rengainait son arme avec nonchalance, une expression indéchiffrable sur le visage.
« - Arly ? »
La jeune femme tituba jusqu’au Khian-Dhi, et s’écroula littéralement dans ses bras. Ses traits défaits portaient le masque d’une terrible douleur.
« - Dorel…il faut le sauver… ». A travers les sanglots qu’elle tentait de réprimer, Arly parvint à articuler avec peine. « Le Baron Zemo. »
Attention, on va se fâcher !
Les hommes de main de vieille Ada employèrent le reste de l’après-midi à ratisser la basse ville en quête de Cletus Rokatansky, sans succès. Ce point précis, toutefois, s’avéra sans conséquence, et la situation s’éclaira dès lors que Arly eut achevé de débiter tout ce qu’elle savait, en rafales saccadées entrecoupées de sanglots silencieux. Le plan grossier concocté par le semi-semi-homme et Dorel n’apparaissait que trop clairement à Amphitryon : entrer au service de la vieille alchimiste n’avait pas dû être une sinécure, mais une fois dans la place, Cletus n’avait plus eu qu’à attendre le bon moment pour se servir. Une cargaison de munitions aurait déjà été une belle affaire ; mais une capsule, dont la valeur était celle d’un stock de balles et d’explosifs, ça, c’était le gros lot.
La suite de la marche à suivre se dessinait tout aussi nettement : Jones n’avait aucun mal à s’imaginer comment l’échange entre Cletus et le Baron Zemo avait pu tourner au vinaigre, et, s’il fallait en venir à abattre un officier corrompu pour retrouver son bien, il n’y voyait pas d’inconvénient. Mais voilà que le gros Khian-Dhi hirsute voulait s’en mêler ! L’opération – que Jones rechignait à appeler « sauvetage » - devait selon lui se faire dans la douceur autant que possible, afin de préserver au mieux les chances de retrouver vivant le voleur. Comme s’il y avait des chances qu’il fût encore en vie !
C’est pour cette raison que les deux aventuriers se trouvaient maintenant côte à côte dans une ruelle attenante au palais de Fort-Sombregarde, une grosse construction rectangulaire à la discipline toute martiale, et dont les créneaux de brique rouge les tenaient à l’abri de la pluie battante. Amphitryon s’était habillé aux frais de vieille Ada, avec les vêtements les plus fastueux qu’il avait pu trouver : l’essentiel de leur plan tenait à leur capacité à se glisser parmi la foule de visiteurs attendus pour la réception de ce soir, aussi mieux valait ne pas lésiner sur la dépense.
Jones dégoulinait de taffetas et de soie brodée, veste à carreaux duvetés, revers boutonnés d’ors, sa chevelure de boucles blondes tant bien que mal confinée dans un chapeau à large bord surmonté d’une plume écarlate. A ses côtés, Mondo avait revêtu un kimono blanc, une paire de bas et de sandales blanches identiquement : la mise sobre d’un serviteur venu des îles lointaines.
« - Qui va là ? »
Le portier s’était avancé jusqu’au devant d’eux, à couvert sous son large parapluie. L’averse tambourinait sur le chapeau d’Amphitryon, troublant pour un instant ses pensées, et l’aventurier glissa sa canne – une canne au manche d’ébène, et drôlement massive avec ça, songea le serviteur – à son valet de circonstance, avant de s’éclaircir délicatement la voix.
« - Zoïdberg. » Plus fort : « Je suis Severus Zoïdberg, fils de Torrek, gardien de la troisième porte de la cinquième tour de Raldhey. » Puis, pour faire bonne mesure : « J’ignorais que c’était la coutume dans l’Est que de laisser les invités de marque patienter sous la pluie alors qu’un coin chaud les attend. »
Sans plus attendre, Amphitryon dépassa le portier ébahi, passa sous la poterne, veillant à ne pas crotter ses hautes bottes de cuir. Les silhouettes rendues indistinctes des gardes postés à l’entrée se dessinaient déjà quelques mètres plus loin, lorsque Jones, sous le regard interrogateur de Mondo, se retourna en direction du serviteur – dont le visage arborait encore cette même expression ahurie.
« - Et pas besoin de me fixer comme ça avec votre air de merlan frit : il m’est déjà assez pénible de lire dans vos pensées ! » Railla-t-il d’un ton sec, qui parut familier à ses propres oreilles.
Les deux aventuriers firent volte-face en direction du poste de garde, où ils furent fouillés sommairement par des soldats aux mines inquiètes avant qu’on ne leur livre l’accès au palais proprement dit.
Mondo n’avait jamais, jusque là, eu l’occasion de côtoyer les fastes de l’Empire : les tables couvertes de mets exotiques, les parures compliquées, les innombrables lucioles dansantes qui s’égayaient dans l’air chargé d’électricité, tout cela était nouveau pour lui. La grande salle résonnait du brouhaha de la petite foule réunie pour l’occasion, deux cents personnes environ triées sur le volet parmi les notables de Fort Sombregarde, et dont le caquetage était couvert par le raffut rugissant de l’orchestre, une douzaine de musiciens venus de la Fourche qui s’époumonait dans l’indifférence générale. Les lieux avaient été décorés avec goût, les arcades sévères et les murs de pierre nue dissimulées sous des draperies rouges et blanches ; tout cela s’agitait dans un recoin de l’esprit d’Amphitryon dont les yeux balayaient l’assistance en quête du Baron Zemo.
Du coude, il intima à son acolyte de suivre son regard : là, confortablement affalé sur son fauteuil, se tenait le maître de la garnison, vautré sur l’estrade où avait été dressée la plus grande tablée. Une solide garde prétorienne – dix, non douze soldats en costumes d’apparat – entourait le Baron, au surplus de la poignée de sentinelles saupoudrée à travers la salle et jusqu’à l’entrée des cuisines.
« - Tu es prêt ? » Souffla Amphitryon entre ses dents.
« - Moi pas savoir. Moi suivre Monsieur-Maître. » Grogna Mondo sur un air de rancune. Puis, sur un ton de conspirateur : « bon, et maintenant, quel est le plan ?
- Le plan ? » Jones dévisagea son camarade avec une moue perplexe. « Et bien, je pense qu’il est trop tard maintenant pour essayer d’en trouver un. Allez, suis-moi et pas de vagues. Fais exactement ce que je te dirais, et tout ira bien. »
L’ombre écarlate fendit la foule en direction de l’estrade, Mondo sur ses talons. Sur leur passage, les gens s’écartaient, curieux, gênés ; et enfin les deux aventuriers dépassèrent le dernier rang des convives, au-delà duquel était attablé Zemo. Le Baron était engoncé dans une lourde armure de mailles, par-dessus laquelle il avait enfilé un long manteau de cuir côtelé à galons ; jusqu’à son visage – horriblement brûlé, selon la rumeur – disparaissait sous un masque de métal à l’aspect inquiétant.
Ce regard atone, deux lentilles sans teint, se posa sur le curieux duo.
« - Enchanté, Zemo. » Le silence s’essaima en ondes concentriques depuis Amphitryon.
« - J’aimerais en dire autant, mais encore faudrait-il que je sache à qui j’ai affaire…
- Severus Zoïdberg. » L’aventurier s’essaya à une révérence théâtrale, se décoiffant au passage : à l’intérieur de son chapeau tendu ostensiblement par-devant lui, Mondo crut distinguer une petite bourse de tissu à l’aspect… prometteur. « Ce nom là, tu peux l’emporter avec toi dans les contrées de Tnil … Et maintenant, CANNE ! »
Imprimant à son bras une saccade, Amphitryon propulsa la poche en direction de Zemo, dont le bras d’épée décrit un arc mécanique ; coupa court à la course du projectile ; disparut dans un nuage soufré, enfin, tandis que le vacarme de l’explosion rejetait la foule, convives et gardes du corps, à terre. Les hurlements stridents se mêlèrent aussitôt aux plaintes des blessés : l’essentiel de la petite assemblée se pressait aux portes pour fuir cette sauterie d’un genre nouveau, tandis que les quelques gardes encore valides tentaient de remonter à contre-courant la cohue à coups de ruades et de jurons, aussi vains les uns que les autres.
Mondo n’avait pas attendu qu’on daigne faire appel à lui : d’un même mouvement, il libéra son sabre de son fourreau et bondit sur l’estrade et découpa le scalp d’un malheureux soldat d’un revers de son arme. Le Khian-Dhi entreprit consciencieusement d’étriper ceux des gardes qui étaient assez étourdis pour tenter de lui faire face, et Amphitryon, lorsqu’il grimpa à la suite de son acolyte, trouva le sol rendu glissant par le sang et les viscères répandus.
Les doigts gourds de Jones buttèrent sur la silhouette estourbie du Baron, d’où montait un râle inaudible. Ses yeux rougis par la fumée, l’aventurier s’essaya à fouiller en aveugle le manteau de Zemo. Les minutes de sa sombres besogne s’égrainaient. Avec elles venait la conscience aigu du silence grandissant, comme le tumulte du combat diminuait peu à peu ; les derniers invités avaient décampé déjà, et les éclats, coups de sabres, cris féroces, semblaient à présent provenir des cuis… – Enfin ! Avec un soupir rauque de satisfaction, Amphitryon retira la capsule de la doublure de l’ourlet du Baron, et de la glisser dans sa propre poche.
« -Je l’ai ! » S’exclama Amphitryon à l’attention de son acolyte ; mais lorsqu’il fit volte-face, la mine triomphale, Mondo n’était plus là. A sa place, se tenait une escouade toute en arme, armure, et figure sinistre. « Je vois… » Jones réajusta sa tenue, qu’il débarrassa de ses excès de soieries. Fin prêt à livrer une âpre lutte, il glissa une main leste dans son manteau de cuir.
Le Baron Zemo souffla un dernier ordre :
« - Je veux sa tête… » Même à demi-inconscient, la voix venue du sol vibrait de rage.
A l’autre bout du bâtiment, le Khian-Dhi affrontait une armée d’un type…différent. A peine avait-il franchi les portes à double-battant, qu’une horde de serviteurs et de marmitons lui barrait l’accès. Entre volailles à la broche et pâtisseries vertigineuses, l’immense cuisine était le théâtre d’une véritable guerre rangée !
Malgré l’armement dérisoire de ses adversaires, Mondo dut se résoudre à battre en retraite. D’un bond, il trouva refuge derrière une table qu’il venait de renverser, juste à temps pour éviter la course d’un hachoir venu se ficher dans le bois ! Puis ce fut le tour d’une volée de brochettes encore fumantes. Des projectiles enflammés à présent… ironisa Mondo. Mais son sourire s’effaça lorsqu’il repéra la porte solidement gardée qui constituait sa seule issue.
Le Khian-Dhi avisa les fourneaux, où dansaient les flammes d’un brasier rougeoyant. Il entrevit enfin son plan de sortie ! L’avalanche de tirs se mit à faiblir. Aussitôt, Mondo leva son bras vers le buffet contre lequel il se tenait appuyé. Ses doigts en tâtonnèrent la surface avec fébrilité, avant de se refermer –enfin !- sur l’objet convoité : une bouteille pleine d’un liquide ambré. Un peu d’habileté ferait le reste.
A l’autre bout de la salle, le chef de cuisine dirigeait les hostilités. La lueur des fourneaux faisait étinceler la lame de son grand couteau alors qu’il haranguait ses troupes. Soudain, il fut coupé dans son élan par la chute brutale d’un objet, qu’il ne parvint que trop tard à identifier. La gueule béante des fourneaux incandescents avala la bouteille et son contenu. L’effet fut immédiat : leur puissance décuplée par l’alcool, les flammes s’échappèrent avec fureur de leur carcan de briques !
Mondo contempla la débâcle du camp adverse. Tous avaient déserté les cuisines, le dos roussi par les nuées incendiaires ! Le Khian-Dhi fila sans demander son reste.
Il descendit un escalier de pierre. Puis un deuxième. Ses pas le menèrent à travers des couloirs tortueux, jusqu’aux confins du château du Baron Zemo. L’air, ici bas, empestait la mort. Aiguillonné par un vif pressentiment, Mondo accéléra sa course et passa les cachots en revue. Entre les barreaux inoxydables, il distinguait les formes fantomatiques de captifs, trop affaiblis même, pour réagir à l’irruption de cet étrange visiteur.
La toute dernière cellule au bout du corridor : abandonnant toute prudence, Mondo repoussa la grille entrebaîllée. Dorel était bien là, pieds et poings entravés par des fers, eux-mêmes fixés au mur par d’épais anneaux. Sa tête reposait inerte contre sa poitrine nue. Tout son corps portait d’immenses plaies. Le voleur avait rudement payé pour son larcin : la torture avait été lente et douloureuse. Mondo remarqua que plusieurs doigts manquaient à sa main gauche. Le pauvre diable ne méritait pas châtiment si cruel.
Afin de rendre quelque dignité à son ancien compagnon, le Khian-Dhi trancha ses entraves d’un revers d’épée. La dépouille glissa lentement jusqu’au sol. Alors que Mondo se redressait et s’apprêtait à partir, les lèvres exsangues exhalèrent un souffle rauque. Le malheureux n’était pas encore mort ! Le visage de Dorel, pareil à un masque de cire, affichait une pâleur mortelle.
- Achève… moi… Le voleur, au supplice, fixait le Khian-Dhi de son unique œil valide. Une larme roula sur sa joue lorsque Mondo hocha gravement la tête. Un geste sec et tout fut terminé. Une voix râpeuse se fit soudain entendre :
- De la chair fraîche…
Le geôlier venait de franchir le seuil du cachot ; le visage à demi-dissimulé sous une cagoule de cuir, laissait seulement apparaître sa bouche torve et barbouillée de sang. Son poing enserrait un monstrueux fouet ! La lanière garnie de pointes acérées claqua juste au-dessus de la tête du Khian-Dhi. Ce dernier se jeta au sol, et roula dans un coin de la pièce. Le bourreau, gêné par l’exiguïté des lieux, rata par deux fois sa cible.
Bien décidé à ne pas laisser une nouvelle chance à son adversaire, Mondo renversa le brasero d’un coup d’épaule. Les brandons éparpillés se déversèrent jusqu’aux pieds nus du geôlier qui entama une gigue grotesque sur les charbons ardents ! Il ne vit pas l’arc étincelant qui lui déchira la gorge. Il s’effondra dans un gargouillis ; son corps traversé de spasmes continua de danser.
Sans lui accorder le moindre regard, Mondo s’empressa de quitter cet enfer. C’est alors que le bâtiment fut ébranlé sur ses fondations !
Nimbé d’un nuage de poussière, Amphitryon toussota, puis balaya à grand geste ses vêtements maculés.
- Te voilà enfin !
Un sourire jovial éclaira ses traits tirés de fatigue. Mondo s’avança à sa rencontre, un peu hébété par la désolation du décor tout autour d’eux. Au centre de la pièce, le lustre et ses pierreries avaient dégringolé du plafond pour se fracasser sur le carrelage en marbre.
- Un présent de dernière minute de Vieille Ada ! Les hommes du Baron vont avoir beaucoup de mal à l’extraire de là-dessous !
Mais devant la mine lugubre du Khian-Dhi, Amphitryon reprit contenance.
- Dorel ? Demanda-t-il, l’air grave.
Mondo soupira. « -Dorel était un fier à bras et un imbécile. S’attaquer à Vieille Ada et dérober la capsule étaient de mauvaises idées. Tomber dans les griffes du Baron en était une pire encore. Que vais-je dire à Arly ? »
Salut l’ami, Adieu le trésor
« - Et ensuite ? Que s’est-il passé ? »
Le repaire des maraudeurs semblait avoir retrouvé son ancienne quiétude, qui n’était pas sans inspirer un vif soulagement à Mondo. Les ultimes sanglots hystériques de Arly s’étaient progressivement étiolés, pour céder la place à quelques brefs hoquets ; la main de la jeune femme, pourtant, était toujours fermement crispée dans celle du Khian-Dhi, et Lombric, accroupi comme à son habitude dans un recoin de la pièce, le dévisageait avec ce même air misérable qu’il arborait souvent.
Mondo prit une profonde inspiration, laissa vagabonder son regard sur le bric-à-brac alentours… Pas de doute, il ne s’était déjà que trop attardé ici, et quoi que cela dût lui en coûter, il lui faudrait bientôt se remettre en route.
« - J’aurais aimé revenir plus tôt, mais après tout ce qui s’était passé, l’aventurier, Jones, c’est son nom, a jugé préférable de se mettre au vert pour quelques jours au moins. » Puis :
La « planque » en question était une cabane-borie abandonnée, située à quelques kilomètres à l’intérieur des terres. Un petit ruisseau s’égaillait aux pieds des platanes et des saules majestueux, dont le feuillage fourni habillait d’un manteau d’ombres mouvantes la forêt. Agenouillé au bord de l’eau, Amphitryon s’échinait à rendre à ses vêtements leur éclat d’origine à l’aide d’une pierre ponce ; Mondo, pour sa part, semblait avoir trouvé refuge dans une méditation silencieuse.
« - Tu comptes réellement retourner là-bas ? » Jones faisait la conversation, davantage dans l’espoir de rendre sa tâche moins pénible qu’autre chose. « C’est dangereux, tu sais.
- C’est bien le moins que je puisse faire pour Arly. » Répondit le Khian-Dhi d’un ton revêche. « Et puis, je pense que les choses sont revenues à la normale maintenant.
- Je ne pensais pas seulement aux soldats. Tu ferais mieux d’être prudent. »
Et de se consacrer, de nouveau, à sa dure besogne. Autour du linge souillé, le sang s’enhardissait en volutes rouges rapidement détruites par le courant. Tapie à bonne distance de la cité, la nature reprenait ici ses droits ; déployant ses fastes en bosquets échevelés, en taillis robustes où scintillaient les jonquilles sous la rosée du soir – tout ceci, imprimant à Mondo un élan puissant de nostalgie.
« - Et toi ? Ou comptes-tu aller, à présent ?
- Au Nord, je suppose. » Amphitryon s’interrompit dans sa tâche, huma l’air vespéral. « J’aimerais atteindre Baëlwhyn avant la venue de la saison froide, quand le fleuve sera gelé et le voyage plus périlleux.
- Il n’y a donc pas de chez-toi qui t’attende, quelque part ?
- Non… » Une grimace indéchiffrable passa sur le visage de Jones. « Je crois bien que non. » Le silence s’épaissit un instant, son pas moite, conquérant, essaimant autour des deux aventuriers. La lune s’était levée déjà, et brillait dans le ciel gris métallique du crépuscule. « Si tu décides de partir… » L’attention de Jones restait toute pour sa lessive, pourtant : « si tu choisis de t’en aller, et que ta route te mène à l’Ouest, il y a une personne qui pourra t’aider. »
Intrigué, Mondo cilla, oscilla imperceptiblement sur son siège improvisé : une large pierre plate qui surplombait le ruisseau. « C’est un ami à moi », reprit Amphitryon « à qui j’ai rendu service récemment. Dis lui que tu viens de ma part, et il pourra peut-être t’aider. » Cette fois, Mondo prêta franchement l’oreille. « Il vit à Mesa Verde, la grande cité du Sud. Les gens de là-bas le connaissent sous le nom de Constantin Jaegar. »