Kundïn s’inclina profondément devant le Haut Roi des Nains, Thorgrim le rancunier, balayant au passage de sa longue barbe le sol carrelé de la salle du Trône. Le vieux souverain, posant sa main couturée de cicatrices sur le Grand Livre des Rancunes qui ne le quittait jamais, sourit et commença d’une voix forte et grave :
Kundïn, qui commençait à avoir mal au dos à force de rester courbé, jugea qu’il pouvait décemment se redresser et releva lentement la tête avant de répondre :
<< Effectivement, ô roi. La Confédération est en marche. Le jour de Grimnir est proche.
- Vraiment ? Je vous trouve bien sûr de vous ! Ainsi, le moment serait venu de reconstituer le Grand Empire Nain ?
- J’en ai l’intime conviction.
- Ecoutez mon ami, vous êtes un Tueur de Démons valeureux et habile, vous avez vous-même de grands motifs de rancœur à l’égard de bon nombre de nos ennemis, et vous êtes craint et respecté autant qu’un honnête Nain peut l’être. A quoi voulez-vous arriver avec cette Confédération que vous avez mise sur pieds ? Ne croyez-vous pas que chaque Nain, du plus petit marchand jusqu’au Roi de forteresse, ne veuille pas non plus voir renaître notre vieil empire ? Nous espérons tous que ce jour arrivera et nous faisons tout notre possible pour qu’il arrive tôt ! La Confédération ne fait qu’affoler les peuples du Vieux Monde. Regardez ce message d’avertissement que nous envoient les Hauts Elfes. >>
Il lui tendit un parchemin richement décoré que le Tueur s’empressa de lire. Il provenait du Roi des Hauts Elfes en personne, et mettait en garde les Nains contre leurs velléités guerrières révélées par la Confédération. Le ton était sec, hautain, tout juste poli ; "à la manière des Hauts Elfes", pensa Kundïn.
Kundïn savait que le vieux Roi parlait avec sagesse, et que jusqu’ici la Confédération avait collectionné les succès, en particulier contre les Orques ou contre les Morts-Vivants, mais s’était heurtée également aux Bretonniens et aux Elfes Sylvains, ce qui avait des conséquences bien plus fâcheuses. Une troupe de Nains appartenant à la Confédération se trouvait en bordure d’Athel Loren dans les environs de Parravon, désireuse de venger la mémoire d’explorateurs Nains tués par le peuple de la forêt, et l’on pouvait craindre le pire. Si les Hauts Elfes eux-mêmes se sentaient menacés, la situation devenait très préoccupante. Kundïn ne pouvait s’empêcher de regretter quelque part que tous ces troubles trouvent leur origine dans son projet de Confédération des Nains.
<< Je sais tout cela, ô Roi, répondit-il, et je vais partir immédiatement pour Parravon où se trouvent certaines de mes troupes qui en veulent aux Elfes Sylvains, pour tenter de les ramener à la raison. Soyez assuré que pour ma part, nos seuls véritables ennemis dans ces régions sont les Peaux-Vertes et les Skavens, et je suis absolument d’accord avec vous pour préserver la paix du Vieux Monde entre les nations du Bien. Cependant, et c’était là le véritable but de ma visite, je vous demande instamment de rejoindre les troupes de la Confédération. En effet, non seulement nous n’aurons de force pour vaincre que si nous sommes tous unis et non plus en petits groupes disparates comme c’est le cas aujourd’hui, mais votre présence est absolument nécessaire pour cautionner notre action et calmer nos troupes les plus acharnées qui risqueraient de créer de nouveaux incidents avec les peuples alliés.
- J’avais imaginé cela, effectivement... répondit Thorgrim en se caressant la barbe d’un air dubitatif. "Et ma décision est prise depuis longtemps : je rejoins effectivement la Confédération. Mais n’y voyez pas une victoire personnelle, maître Kundïn, rajouta-t—il immédiatement en toisant le Tueur d’un regard sévère, je ne rejoins vos rangs que pour garder le contrôle de mon peuple et le préserver de tout danger. Je ne sais pas si le Jour de Grimnir est proche, mais la guerre l’est certainement, et je ne veux pas que des inconscients emmènent mon peuple au désastre. En tant que Haut Roi des Nains, je prends le contrôle de vos forces armées, et je veux que les raids contre nos alliés cessent immédiatement. Les fauteurs de troubles qui raniment de vieilles querelles seront punis, et je vous tiendrai pour responsable si quelque incident diplomatique survenait entre nous et les autres peuples du Bien, Humains ou Elfes. Nous combattrons les Skavens, les Gobelins et les Forces du Chaos, mais cela se fera dans la plus grande discipline et dans l’unité. C’était après tout ce que vous cherchiez, n’est-ce pas ? Alors estimez-vous heureux ! Maintenant l’heure est venue pour vous de réparer les dégâts que vous avez causés avant qu’il ne soit trop tard : allez à Parravon et rétablissez l’ordre. Ensuite, vous rentrerez ici. >>
Thorgrim se tut, et après une nouvelle révérence Kundïn sortit de la salle sans bruit. Devant les portes de la salle l’attendait Dammïn, son vieux compagnon d’armes, qui appartenait lui aussi à l’Ordre des Tueurs.
<< Qu’a-t-il dit, alors ? demanda-t-il immédiatement dès que les portes de la salle du trône se furent refermées.
- Oh, comme prévu il n’y va pas par quatre chemins, répondit Kundïn tout en marchant. Cependant il a accepté, à condition de prendre la Confédération sous son contrôle. Mais je m’y attendais un peu >>, rajouta-t-il en voyant la mine dépitée de son compagnon.
Les deux Nains sortirent du palais, accueillis par une foule en liesse qui fêtait son entrée dans la Confédération. Pour tous les Nains de Karaz-A-Karak, ce jour sonnait le début de leur vengeance sur leurs ennemis, et la reconquête de leur empire dont cette forteresse était la capitale.
<< Nous devons partir immédiatement, Dammïn. Rassemble quelques Nains, juste une dizaine cela suffira, et dis aux autres que nous reviendrons bientôt et que désormais ils sont aux ordres de Thorgrim. Nous allons à Parravon calmer la bande d’excités qui y sévit.
- C’est un ordre de Thorgrim ?
- Oui, mais de toute façon j’allais devoir m’y rendre. Je sais ce que tu penses : que nous avons perdu notre liberté d’agir en acceptant de lui laisser le contrôle de la Confédération ? Mais seuls nous ne serions pas allés bien loin, et il faut un roi comme Thorgrim pour maintenir l’ordre au sein des troupes. Nous n’y serions jamais arrivés tout seuls et tous nos projets auraient fini par échouer. Il prend peut-être son rôle trop à cœur, mais c’est le Haut Roi des Nains après tout ! Allons, jusqu’ici tout se passe bien ! >>
Dammïn eut un petit sourire un peu forcé. Il aurait aimé continuer leur épopée sans devoir recevoir d’ordres de quelqu’un qu’il n’avait jamais vu et qui, de toute façon, n’était pas son supérieur au regard de la hiérarchie de l’Ordre puisque Thorgrim n’était pas un Roi Tueur. Haussant les épaules, il se sépara de son compagnon et alla annoncer les nouvelles directives à quelques-uns des meilleurs soldats de la Confédération, des Brise-fer qui étaient avec eux depuis le début de leurs aventures.
Quelques jours plus tard, après un rapide voyage à travers les Principautés Frontalières puis l’Empire, le petit groupe de douze Nains passait le col qui menait à Parravon à travers les Montagnes Grises. Devant eux s’ouvraient les plaines fertiles de Bretonnie, tandis qu’au Sud la verte forêt d’Athel Loren se perdait parmi les brumes et semblait s’étaler jusqu’à l’infini. Les Nains de la petite troupe qui accompagnait les deux chefs Tueurs n’aimaient pas contempler cet endroit, et furent tous partisans de continuer leur route le plus rapidement possible pour mettre fin à cette mission désagréable et sans intérêt car sans combat en perspective. On leur avait indiqué le chemin qu’avaient emprunté les guerriers de la Confédération qui tentaient de se rendre en Athel Loren et qui les avaient précédés de quelques semaines ; des traces de leur passage à travers les Montagnes grises étaient visibles, que ce soient des restes de feux de camp ou des signes de combat contre des créatures de la montagne. Cependant, le chemin de Kundïn et de ses hommes s’était jusque là révélé sans embûche et la troupe avait progressé rapidement.
En fin d’après-midi, le groupe arriva dans un petit village de montagne que Kundïn connaissait bien pour y avoir vécu quelque temps.
, fit-il en regardant les nuages noirs qui s’amoncelaient dans le ciel.
Les Nains qui étaient tous fatigués du voyage furent bien entendu ravis de se voir proposer une soirée arrosée suivie d’une bonne nuit de sommeil, et entrèrent en grand désordre dans l’auberge. Hurgar, l’oncle de Kundïn, fut tout surpris de retrouver son neveu qu’il n’avait plus vu depuis bon nombre d’années et leur réserva bien entendu un accueil chaleureux.
Des cris de joie accueillirent ces paroles et les Nains s’attablèrent bruyamment à une table, entonnant une chanson à boire. Quelques clients de l’auberge, des hommes pour la plupart, quittèrent hâtivement les lieux, redoutant à la fois la perspective d’une bagarre entre ivrognes et celle encore plus terrible de chants de Nains à devoir écouter tout au long de la soirée. Voyant cela, Hurgar fit à son neveu :
Un murmure de déception parcourut la petite assemblée, mais les Nains ne voulurent pas se montrer contrariant et quand Kundïn leur eut expliqué qu’ils étaient là en partie pour redorer le blason de leur race, ils se calmèrent tout à fait et burent leurs bières en silence.
Dehors, l’orage avait éclaté et des trombes d’eau puis de grêle s’abattirent sur le village. On alluma les torches dans la salle et Hurgar allait se mettre à préparer le repas du soir quand soudain la porte de l’auberge s’ouvrit toute grande, laissant pénétrer un petit groupe d’Elfes trempés de la tête aux pieds. Les Nains se levèrent comme un seul homme, saisissant leurs haches, et le silence s’abattit sur l’assemblée. Hurgar s’écria :
Et tandis que les Nains, nerveux, se rasseyaient en jetant aux Elfes un regard soupçonneux, l’aubergiste s’avança vers les nouveaux étrangers et leur demanda ce qu’ils désiraient commander.