LE PROFESSEUR (ou le Silence des mots)
Je suis Professeur de Physique Chimie. Je vous dis ça non pas pour vous aider à comprendre l’histoire qui va suivre, au contraire, je pense que vous devriez plutôt l’oublier au plus vite pour ne pas vous induire en erreur, mais pour que vous sachiez qui je suis et comment je fonctionne. Vous comprendrez que j’ai l’habitude de me méfier de mes sens et à chercher à la place des faits incontournables, ou plutôt des relations de cause à effet dans tout ce qui m’entoure pour me permettre de comprendre notre monde. Oui, j’adore ça, je suis même fait pour ça. Autant vous dire que j’aurais toutes les raisons du monde pour ne pas croire à l’histoire que je vais vous raconter. De même qu’il ne faut pas tenir compte du fait que mon fils de huit ans soit mort trois jours avant. Aussi cruel pour lui que cela puisse paraître, cela ne servira également à rien de chercher un lien de cause à effet dans mes réactions. Absolument à rien. Il faut vraiment que vous cherchiez ailleurs, là où mon cerveau n’a pas, lui, l’habitude de chercher. C’est à cette unique condition que j’accepte de vous confier mon histoire.
Avant de commencer, j’aimerais savoir si vous avez déjà entendu ce que j’appellerais le silence des mots. Non, pas ces silences qui nous séparent et qui ne sont qu’une absence de mots somme toute banale. Ni le silence quand les mots sont trop gros pour sortir de nos bouches, qu’ils nous emplissent tout entier et qu’ils restent en nous jusqu’à nous ronger lentement, comme le ferait sur les restes d’un os un fauve affamé. Ni encore quand il ne semble plus exister de mots pour dire certaines choses, alors qu’il suffirait d’un regard, d’un souvenir pour que ceux-ci contiennent plus de réel que tout ce qui nous pourrions justement en dire.
Non, en fait, même si je crains de vous ennuyer avec tout ça, je parle bien ici du silence des mots quand on les entend et qu’ils nous parlent mais dont on sent qu’ils n’ont plus le cœur à la tache ou qu’ils ont peur de ce qu’ils impliqueraient. Je suis sûr que vous comme moi avons été confrontés à ces silences sans même nous en rendre compte parce qu’il est tellement plus simple d’écouter encore et toujours les mots, même quand ils veulent se taire. On les écoute mais, en fait, on ne veut pas les écouter. Combien de fois avez-vous eu l’impression qu’ils étaient un peu comme l’image d’un miroir ? Il y a la réalité et le reflet de cette réalité. Et parfois, le reflet est plus important que la dîtes réalité. Et pour le silence des mots, c’est pareil.
Mais bon, je m’égare et vous auriez aussi raison de dire que toutes ces considérations n’ont certainement rien à voir avec mon histoire. Pourtant, ce qui suit pourrait bien être exactement ça, le simple reflet d’un miroir, une illusion plus vraie que la réalité. A dire vrai, dans tout ce que vous lirez, j’ignore même ce qui fait partie du réel et de l’illusion.
Au fait, j’ai dit que j’étais Professeur ? Oubliez-le ! Je ne le suis plus. Depuis qu’il m’est arrivé cette histoire, j’ai démissionné. J’en suis à un point où je ne sais plus quoi ou qui croire. Et c’est là où j’aurais besoin de vous pour savoir si je ne suis pas soudain devenu fou d’avoir accepté tout ce qui m’est arrivé, jusqu’à remettre en cause toutes mes croyances les plus profondes. Mais à dire vrai, en fait, j’attends exactement ça de vous. Oui, j’attends que vous me disiez que je suis complètement fou. J’ai besoin de vous pour le croire. Et surtout je me dis que, pour vous, cela sera certainement mieux ainsi.
La journée qui me hante depuis si longtemps avait pourtant tout pour me réjouir. C’était une belle journée de printemps, où les feuilles des arbres resplendissent au soleil dans un ciel lumineux. Je me souviens parfaitement du magnifique feuillage de l’érable du Japon du voisin. Ses teintes bordeaux mitoyennes à celles des différents verts du saule et du cyprès résonnaient avec le jaune profond du parterre de jonquilles à leurs pieds et offraient comme un point d’ancrage à mon regard du matin quand j’ouvrais mes fenêtres. Il faut dire que mon voisin était particulièrement soigneux tant sur sa pelouse, sur son jardin que sur l’entretien de ses arbres. En fait, j’en faisais même un petit rituel. Je me plaçais devant la fenêtre close, j’attendais quelques secondes, je l’ouvrais, puis laissais d’un coup entrer la lumière d’un vaste geste pour écarter les volets. Et, immédiatement, mes yeux recherchaient l’arbre, comme s’il avait pu disparaître dans la nuit. Et il y a peu encore, ce que j’adorais plus que tout, c’était comment cet érable avait dessiné sa silhouette de manières si gracieuse en mélangeant à la fois la fragilité à ce je ne sais quoi d’harmonie déséquilibrée qui me donnait l’impression qu’il me saluait chaque matin avec un p’tit clin d’œil complice.
Sauf que depuis trois jours, je détestais ce spectacle si magnifique et radieux autour de moi. Il n’était pour moi qu’une manifestation cruelle de la nature. Il était en quelque sorte la preuve que rien n’avait changé, que je vivais toujours le même cauchemar, ou plus exactement, que je n’avais pas vécu un rêve. Mon fils était toujours bien mort et plus jamais je ne le reverrais venir à moi pour me dire bonjour avec sa bouille d’enfant. Il n’irait plus à l’école ni ne me raconterait sa journée et les notes qu’il aurait reçues. C’est pourquoi, ces volets, depuis trois jours, j’avais maintenant à chaque fois tant d’appréhension à les ouvrir.
Et bien entendu, ce jour-là, une fois de plus, l’érable continuait toujours de me faire face quand je sortis de la maison. Et par conséquent, je pouvais encore moins m’attendre à ce qu’il se passe quelque chose d’aussi incroyable quelques minutes plus tard. J’avais pris un jour de congé pour régler tous ces derniers tracas administratifs qu’impliquait un décès aussi prématuré, et encore si effrayant pour moi, pour cet être, mon unique enfant, que je chérissais plus que tout au monde. Mon épouse, elle, avait refusé carrément de m’accompagner et préféré aller travailler pour ne pas être confrontée brutalement à ce qu’elle cherchait encore à surmonter. Et je ne la blâmais pas. Personne n’est prêt à affronter une telle tragédie. Avant de regagner ma voiture, je m’apprêtais à chercher mon courrier quand une femme m’interpella en criant.
- Non, surtout ne bougez plus, vous allez couper le fil !
Je la regardai, surpris, cherchant à comprendre de quel fil elle parlait, quand je vis effectivement, à hauteur de genoux, un fil rouge, à peine moins épais que de la ficelle et aussi souple que celui en soie pour pêcher à la mouche. A deux pas près, je l’aurais franchi sans m’en rendre compte.
La jeune femme se dirigea vers ma boite aux lettres. Elle tenait à la main une espèce de quenouille autour de laquelle elle enroulait le fameux fil.
- J’espère qu’il n’y aura pas de nœuds…
Je décidai d’enjamber le fil pour la rejoindre. Vêtue d’une robe de coton bleu très claire légèrement froissée, elle avait un physique particulièrement avenant. Une longue coiffure ondulée châtain très claire descendait derrière ses épaules, retenue de part et d’autre du visage par un chouchou en velours violet derrière sa tête. Ses yeux vous regardaient avec des étincelles malicieuses tandis que sa bouche semblait sourire sans sourire. Avec soin, elle cherchait à récupérer le fil qui s’était enroulé autour de ma boîte aux lettres. Une petite mèche de cheveux pendait de son front de manière charmante et donnait envie de la lui replacer derrière l’oreille.
- Je peux vous aider ?
- Non, je vais me débrouiller… Mais je suis toute excitée par ce qui est train de se passer. Vous savez que c’est rare ?
- De quoi ?
- De pouvoir voir ces fils…
J’ignorais complètement de quoi elle me parlait. Et c’était à peine si elle m’avait regardé. Quand elle finit par défaire le fil, elle se redressa et sembla enfin comprendre l’incongruité de ses propos et de sa démarche.
- Mais je ne me suis pas présentée : Louise. Et j’essaie de récupérer ce fil du destin…
Je compris encore moins de quoi elle me parlait. Devant mes froncements de sourcils, elle se sentit obliger de s’expliquer, et je crois que j’aurais préféré ne rien entendre pour ne pas la croire folle, surtout que je n’avais pas la tête à l’écouter. Elle était universitaire en philosophie et en étymologie et elle se passionnait tout particulièrement sur l’étude du thème du destin. J’eus certainement un petit regard condescendant à son égard qu’elle n’eut pas le temps de percevoir car elle interrompit soudain sa succincte présentation.
- Vite, arrêtez cette voiture, sinon elle va nous rompre notre fil !
Sans trop comprendre ce que je faisais, je courus au milieu de la route et fis geste au véhicule de s’arrêter. Pendant ce temps, je vis Louise encore enrouler méthodiquement autour de sa baguette le plus vite possible le fil, que je n’avais même pas encore touché des doigts, de manière à traverser la rue elle aussi. Je la rejoignis de l’autre côté du trottoir et voulus finalement en savoir davantage sur ce fameux fil du destin qui commençait à m’intriguer.
Elle m’expliqua que la notion de fil se retrouve dans nombre de légendes, aussi bien Nordiques avec celle des Wyrds et des Nones, que latines avec les trois Parques ou qu’en Asie avec le fil qui lie les êtres. Bref, le genre de choses que mon esprit avait en horreur. Mais elle m’expliquait ses recherches tout en continuant de suivre le fil rouge capricieux qui serpentait autour du quartier selon une logique qui m’échappait totalement. Si bien que je la suivais malgré moi et, régulièrement, nous intervenions pour éviter que le moindre accident ne survienne et finisse par le rompre. A vrai dire, j’étais pris par ce jeu curieux autant par le charme si naturel et quasi enfantin de la jeune femme dont la présence m’apportait malgré elle un réconfort. En la côtoyant et en l’observant plus attentivement, je n’étais d’ailleurs plus aussi sûr qu’elle fût si jeune. En tout cas, je n’étais plus aussi sûr qu’elle le fût beaucoup plus que moi. Derrière ses yeux clairs et la douceur de son visage, j’avais perçu quelques traits plus marqués, quelques rides et puis la tonalité même de sa voix avait quelque chose de bien plus grave et posée que ce que l’expression de ses gestes m’avait laissé penser.
A ses yeux, ce fil paraissait si précieux que le moindre incident autour de nous prenait une tournure quasi dramatique, et cela m’amusait de l’aider et de la sauver de son effroi avec si peu d’efforts. Et elle mettait tant de ferveur dans ce qu’elle racontait que moi-même je finis par trouver passionnants le moindre de ses propos, qui normalement auraient dû être si abracadabrants à mes oreilles. Encore en peu plus loin, on se dépêcha pour éviter que des gens qui s’apprêtaient à descendre d’un bus ne viennent à nouveau mettre en péril notre fil. C’était d’ailleurs celui que je prenais d’habitude pour aller au travail le matin, sauf qu’il était bien plus rempli qu’en ce milieu de matinée. Au bruit de son démarrage, deux pigeons s’envolèrent sur quelques mètres pour se poser sur un banc vide. Mon fils aussi prenait ce bus un peu plus tard pour aller à l’école. Il s’arrêtait bien avant moi et n’avait pourtant qu’une simple rue à traverser pour s’y rendre… C’est pour ça que nous l’avions autorisé à s’y rendre tout seul. Et jamais je n’aurais imaginé qu’il puisse traverser sans regarder. Mais je crois que vous allez me dire que je m’égare à nouveau…
Ce matin-là, donc, l’allée de châtaigniers était presque déserte. Un peu plus loin, le fil s’était à nouveau entremêlé autour de l’un des immenses troncs d’arbres. A force de l’enrouler autour, la quenouille commençait à vraiment grossir et je me demandai si elle serait assez grande pour l’accueillir entièrement. Louise n’avait pas l’air de s’en préoccuper, elle continuait méthodiquement ces gestes tout en m’expliquant ce qui lui tenait tant à cœur, sans doute ravie d’avoir un auditoire à si bon compte. Tout son visage continuait de donner l’impression de sourire sans que pourtant sa bouche n’en porte le moindre signe. Je crois d’ailleurs que cette étrange impression venait uniquement de ses yeux. Et puis, j’aimais tout particulièrement le son de sa voix, frais, légèrement grave, avec un débit si fluide qu’on aurait dit une chanson.
- Mais là n’est pas le plus curieux… Ces fils sont normalement invisibles aux humains. En fait, peut-être n’y faisons-nous pas attention et les rompons-nous dans l’indifférence la plus totale… Bref, je n’en sais rien. Mais j’ai découvert que, dans certaines circonstances bien précises, ils peuvent soudain nous apparaître. Et cela ne se produirait qu’une seule fois dans toute notre existence…
- Et vous croyez que c’est ce jour à tous les deux ?
Elle rougit soudain à ma question. Je ne m’étais pas rendu compte de l’éventuel sous-entendu. Je lui souris de manière à lever tout doute.
- Je veux dire que c’est curieux. Vous apparaissez soudain devant moi et tout le monde autour de nous voit ce fil. Et seuls vous et moi nous en préoccupons. Vous ne trouvez pas ça incroyable si ce que vous dîtes est vrai ?
A nouveau elle me fixa du même regard, mais sans la rougeur. Je vis cette petite ride qui lui barrait le front et qui lui donnait soudain un air plus grave et plus âgé. Je saisis une fois de plus ma maladresse. J’avais émis un doute, là où pour elle il n’y en avait aucun. Je cherchai comment refaire une diversion.
- Mais ce fil, vous savez s’il se termine et où il nous conduit ? Et si on le trouve rompu avant d’en avoir trouvé la fin, que se passe-t-il ?
- Si c’était seulement si simple… Ce fil est censé représenter toute une existence. Et s’il se brise, alors cela signifiera qu’une vie quelque part s’arrêtera immédiatement. Même si, en l’occurrence, pour ce fil, je crois que c’est un peu différent…
A ces mots, je repensai à nouveau à mon fils et combien son fil à lui s’était brisé trop prématurément. Et j’imaginai déjà comme il était simple de le faire céder au vue de l’inconscience de chacun. J’en vins à me dire que j’avais très bien pu, moi aussi, le rompre un jour en traversant la rue ou prenant ma voiture. Une bouffée d’angoisse me mit soudain profondément mal à l’aise à rester ainsi aux côtés de cette femme et à l’écouter alors que je ne la connaissais pas. Et puis, je refusais de réduire la vie de mon propre fils à un simple bout de fil, surtout que nous venions de passer devant son école. A dire vrai, j’avais honte d’avoir pu écouter de telles inepties et de m’en être distrait dans un pareil moment.
- Tout ça est complètement ridicule… Et vous me faîtes perdre mon temps…
- Mais… Je ne vous ai rien demandé !
Elle me regarda comme si mon retournement à son égard l’avait profondément touchée. Elle me fixait, les yeux flottants, et son visage ne portait plus ce sourire étonnant mais un masque douloureux. A mon tour, je fus tétanisé par une telle réaction. Je m’approchai d’elle gentiment et pris sa main dans la mienne. Je fus surpris de découvrir qu’elle avait fait à son poignet comme un bracelet avec la première extrémité du fil rouge. C’était comme si elle portait un début de menotte… Sa main se contracta et se raidit immédiatement. Elle se mordilla la lèvre inférieure et son regard suppliant me fit immédiatement lâcher son poignet. A vrai dire, j’ignorai moi-même précisément mes intentions ; ce geste m’était apparu naturel dans les circonstances, alors que, pour elle, il semblait la bouleverser, à moins que ce ne fût encore les mots que je venais de prononcer. Je n’avais qu’une hâte, que ce silence entre nous cesse, même si seules quelques secondes avaient dû s’écouler. Sur le moment, je crois que j’ignorais le sens de ce silence, mais j’avais déjà conscience de son pouvoir en moi comme si je ne disposais plus d’aucun mot pour l’affronter. Et en même temps, tout se brouillait dans ma tête.
- Merci de votre aide… Mais je crois que je vais me débrouiller toute seule…
A cet instant, tellement d’autres mots tournaient dans ma tête que je crois que je n’entendis pas les siens. J’avais à nouveau l’image de mon fils sur l’immense lit de l’hôpital, celle du masque de mon épouse à mes côtés, elle qui m’appellerait sans doute dans un instant pour savoir comment cela s’était passé, tout ça qui se mélangeait avec l’étrange sentiment de culpabilité d’avoir pu couper le fil de l’existence de mon propre enfant, la lumière sur le feuillage magnifique de l’érable qui semblait vouloir me faire oublier tout ce drame et puis ce bruit de moteur de voiture qui avait déclenché par mégarde toute cette histoire… Lorsque je repris mes esprits, Louise avait déjà parcouru une dizaine de mètres. Je ne pus m’empêcher de la rejoindre à nouveau car le fil rouge semblait reprendre la direction de ma maison.
- Oui, c’est étrange, n’est-ce pas ?
- Donc, permettez que je vous accompagne jusque-là si, bien entendu, vous m’excusez…
- Vous savez, je ne vous demande rien… C’est juste que je…
Elle ne voulut pas prononcer la suite. Les mots, encore eux, semblait, pour elle aussi, trop gros pour sortir de sa bouche. Il y eut encore un silence entre nous, qui, sans pour autant savoir pourquoi, ne semblait plus avoir le même sens que le précédent. Encore une fois, c’est moi qui réussis à le rompre.
- Décidément, ce fil rouge nous conduit à nouveau au point de notre rencontre.
- Oui, on dirait… A vous, cela ne vous fait pas peur ?
- Pourquoi ? Cela devrait ?
- En fait, non… Pas vraiment… C’est moi qui aie peur…
- Parce que vous croyez qu’il s’agit de votre fil du destin ?
- Non, pas exactement…
Elle qui était si expansive il y a encore quelques minutes ressemblait soudain à un animal apeuré. J’aurais voulu la serrer contre moi pour la rassurer mais le souvenir de sa main en train de se contracter dans la mienne me retint. Encore une dernière bifurcation et le fil nous conduirait juste devant chez moi. Se pourrait-il qu’il s’y arrêta ? A mon tour, je sentis mon cœur battre et une angoisse monter dans ma poitrine. J’avais à la fois très envie qu’il s’y termine et peur de ce que cela aurait pu signifier. Depuis quelques mètres, le fil devant nous n’était plus tendu mais gisait à même le sol, comme un ver de terre inerte. Nos regards se croisèrent et nous nous mîmes à courir pour vérifier cette crainte commune que le fil puisse avoir été rompu par mégarde. Il longeait toujours le trottoir opposé à ma maison, puis enjambait mollement le muret du voisin pour entourer son bel érable pour repartir à nouveau tout tendu jusqu’à ma maison.
Jamais je n’avais ressenti une telle excitation. En soi, c’était pourtant ridicule, mais je mourrais d’envie que sa destination finale fût chez moi. J’avais à cet instant comme la certitude qu’il m’avait choisi. Nous traversâmes à nouveau la rue et je découvris avec stupeur qu’il montait jusqu’à ma chambre, sans doute fixé à l’accroche de mon volet. A priori, il terminait sa course folle ici.
- Ne bougez pas, je vais vous le détacher pour que vous l’ayez tout entier pour vous.
- Attendez, ce n’est pas…
- Mais si ! Vous n’avez pas fait tout ça pour rien. Et comme ça, vous aurez la preuve que tout ce que vous pensiez est vrai…
J’étais tellement excité que je n’attendis pas sa réponse. Je crois qu’elle me dit quelque chose comme « Vous ne comprenez pas… » mais mon téléphone portable se mit à sonner. Il s’agissait de mon épouse qui me demandait si je n’avais pas eu besoin du certificat de décès parce qu’elle l’avait gardé dans son sac à main par mégarde. Je franchis le seuil de la porte, puis montai à l’étage toujours en lui parlant. Je sentais dans sa voix qu’elle m’en voulait de ne pas être encore parti. Je lui répondis que je m’apprêtai juste à le faire et que j’étais même sur le seuil de la porte quand elle m’avait appelé. Je crois qu’elle ne me crut pas. Depuis la mort de notre petit Vincent, elle s’angoissait pour un rien, elle ne cessait de culpabiliser et, pour elle, je pense qu’elle avait juste besoin de savoir que tout était en ordre pour commencer son vrai deuil. Une hâte qui m’apparut sur l’instant tellement dérisoire puisque, l’un et l’autre, nous aurions à présent toute la vie pour ça…
Machinalement, toujours le téléphone à la main, j’ouvris la fenêtre, sortis la tête pour examiner le nœud qui reliait le fil à l’accroche du volet et réussis à le défaire très simplement avec les doigts d’une seule main. Le fil glissa lentement à terre et j’aperçus Louise qui me regardait étrangement. J’ignore pourquoi je fus à ce point triste de le voir se détacher si facilement et regagner le sol. Je lui fis un petit signe de la main pour lui indiquer que j’étais occupé et la vis rembobiner, lentement, soigneusement, l’ultime extrémité autour de sa quenouille, comme si elle suspendait le temps pour laisser le miracle qu’elle avait attendu toute la journée surgir dans sa vie. Puis elle aussi me fit un signe de cette main autour de laquelle elle avait fait comme un bracelet avec le fil. Elle resta un instant à me regarder comme si elle voulait encore me dire quelque chose, hésita, puis s’en retourna, la tête à la fois légèrement inclinée et baissée. Cette posture donnait à sa silhouette comme une détresse. Je la suivis des yeux, toujours l’écouteur du téléphone à l’oreille, jusqu’à ce qu’elle traverse la rue puis tourne à droite. Quand elle disparut de ma vue, ce fut exactement comme si un rêve prenait fin et que je me réveillais dans le monde réel.
A dire vrai, la nouvelle confrontation avec la mort de mon fils chassa très vite le souvenir de cette surprenante matinée. Ce fut uniquement le lendemain que j’y repensai quand j’ouvris la porte et que je regardai attentivement au niveau des genoux si aucun fil ne barrait mon chemin. Et bien sûr, il n’y avait pas non plus Louise qui m’attendait près de la boîte aux lettres. Puis, ce souvenir me revint également à chaque fois que j’ouvrais les volets, que je découvrais le feuillage rouge de l’érable du Japon devant moi. Et puis encore, ce fut la présence même de mon épouse qui me rappela celle de Louise. Je m’étais aperçu que régulièrement, je touchais sa main du bout des doigts pour retrouver la sensation du contact avec celle de Louise.
Peu à peu, le monde qu’avait créé quasi sous mes yeux Louise devint une obsession pour moi. J’eus d’abord du mal à l’admettre car tout ce qu’elle m’avait raconté n’avait aucun sens. Comment un fil pouvait soudain apparaître sans que personne ne s’amuse préalablement à le dérouler ? Et quel lien logique pouvait-il y avoir entre lui et une existence toute entière? Louise devait certainement être une folle et, si je voulais la retrouver, je n’avais qu’à chercher dans les asiles. Pourtant, sans que je ne le veuille vraiment, je pris en horreur mon épouse. Je crus d’abord que c’était les conséquences indirectes de notre deuil, car, l’un comme l’autre, nous avions tant de colère en nous contre cette terrible injustice que chacun de nous n’avait que l’autre pour la libérer. Ce fut une période vraiment terrible de ma vie. Quelque chose qu’on ne se libère jamais, un poids que je porterai toute ma vie... A dire vrai, j’ignore comment j’aurais fini si je n’avais pas compris entre temps que j’étais devenu follement amoureux de Louise. A travers ma femme, sans m’en rendre compte, je cherchais en vain à retrouver ce souriant visage sans sourire sur le sien. Pour cette raison, je finis même par la détester et me mis à penser à Louise jour et nuit. Le moindre souvenir de ces si courts instants passés avec elle me transportait de mélancolie. Régulièrement, je refaisais le trajet que nous avions parcouru, je mimais même ses gestes à elle quand elle y avait défait des nœuds. On me regardait parfois comme si j’étais fou. Je ne leur en voulais pas car ils ne connaissaient pas la vérité. Ils ignoraient même combien notre destin tient réellement et littéralement à un simple fil.
Je finis par faire moi aussi des recherches sur les fils du destin. Les mondes des Wyrd, des Parques ou de la Kabbal n’ont plus de secret pour moi. Il y avait pour moi quelque chose d’effrayant à réduire une existence à une simple réaction de cause à effet et de considérer que rien dans notre vie ne pouvait nous en soustraire comme s’il s’agissait d’une banale expérience. Mon esprit scientifique ne pouvait plus s’empêcher d’examiner nos vies sous l’angle de celle du destin et de la fatalité. Je découvris surtout que Louise m’avait menti. En fait, pas exactement, elle avait juste omis un petit détail ; le fil que nous avions trouvé n’était pas n’importe quel fil, il était rouge, et elle savait certainement, comme moi aujourd’hui, la signification profonde de ce fil rouge. Avec internet, c’est si simple de le découvrir, comment ne l’aurait-elle pas su ? Et dire qu’elle n’avait fait que parler, et encore parler, et qu’elle m’avait caché, pour ainsi dire, l’essentiel. C’était comme si soudain tous ses mots n’avaient été que du silence. Et, ô paradoxe, ce silence même signifiait finalement bien plus que tous les mots qu’elle m’eut dits ce fameux jour. C’est cette découverte qui me troubla plus que tout et qui fait que je suis encore aujourd’hui prêt à croire tout ce que j’ai entendu de sa bouche ce jour-là.
Si les fils du destin existent vraiment, ils signifient que le monde dans lequel je vivais n’est pas celui que je croyais. Quoi que nous fassions, nous ne sommes que des pantins. Nous regardons le monde avec la certitude que tout est aussi vrai que le feuillage rouge de l’érable de mon ancien voisin, mais nous ignorons les rouages qui nous manipulent. Et il n’y a que le jour où nous arrivons à percevoir devant nous le fil du destin que nous pouvons prendre notre existence en main. C’est l’instant magique où la relation de cause à effet disparait, l’instant où nous sommes la cause première, celle que rien n’aurait provoquée, celle sur laquelle butterait toute la science. Peut-être vous-même avez eu parfois cette sensation que quelque chose d’extraordinaire était à votre portée si vous acceptiez de basculer toute votre vie dans une direction différente ? Ou que vous n’aviez qu’un geste à faire pour vous précipiter vers un monde dont vous ignoreriez les règles ? Pour moi, c’est ce qui avait dû se passer ce matin-là. Et, toujours pour moi, ce fil rouge signifie aujourd’hui même davantage car il y aurait eu tellement d’autres choses à faire que de le libérer et le laisser ainsi tomber de mon volet…
Bien entendu, à ce stade de l’histoire, vous avez tous les droits, y compris celui de ne pas me croire. Sachez juste, si vous avez envie de me juger, que, depuis cette affaire, j’ai divorcé de ma femme, abandonné mon travail et complètement changé ma vie. Et bizarrement personne autour de moi n’a vraiment compris le sens de ces décisions.
Le plus étrange en agissant de la sorte, alors que j’imaginais reprendre mon destin en main, c’est que j’ai découvert à la place comme une nouvelle prison, sauf que cette fois je meure d’envie de m’y plonger, car, si c’est une prison, elle souligne combien je suis libre intérieurement. Certains d’entre vous diront que ne plus avoir de vrai choix ne s’appelle pas pour autant liberté et qu’il s’agit plutôt de l’ivresse du pantin. Mais qu’importe si vous avez raison et si moi je suis ivre ou fou, parce que je sais que le monde dans lequel nous vivons n’est plus celui qu’on croit. Il suffit d’interrompre un instant le cours des choses et vous découvrirez vous aussi qu’il y a une place pour un tout autre monde. Il y a le monde qu’on voit et celui de son reflet. Du moins, moi, maintenant, j’en suis sûr, il faut savoir regarder son reflet pour le voir et le comprendre tel qu’il est.
A dire vrai, quand je regarde ma vie aujourd’hui, tout me parait si limpide et évident, car, même si j’aimerais que vous me disiez que je ne me suis pas trompé et que vous auriez fait la même chose à ma place, je sais que j’ai vu le fil rouge, aussi vrai que l’érable du Japon de mon voisin était magnifique et que jamais je ne reverrais mon fils en ce monde. Et aussi arrogant que cela puisse paraître, moi, je me crois bien plus libre que quiconque voudra me juger, car il ne peut le faire qu’en se replaçant au milieu de ces mêmes circonstances à ma place. Or vous savez pertinemment que tout ce que je vous ai raconté n’a aucun sens. Et surtout ne comptez pas sur moi pour vous dire le contraire. A la place, cessez de faire comme moi à vous obstiner à en chercher un, car vous regarderiez encore une fois le problème sous le mauvais angle. Oui, pendant un court instant, cessez une bonne fois pour toute de ne voir que la réalité brute des choses au lieu de vous préoccuper de leur reflet dans le miroir et répondez juste à cette simple petite question : si ce fil rouge avait été à portée de votre main, qu’auriez-vous fait à ma place ?
Moi, j’ai fini par trouver ma réponse, juste un peu trop tard, à tel point que, aujourd’hui, même si je suis totalement seul dans la vie et que, chaque matin, j’ai en moi la peur d’être devenu fou, j’ai surtout devant moi un but clair et précis: je veux croire au hasard et retrouver Louise. Oui, je veux lui dire que je la crois et que je sais ce que j’aurais dû faire quand j’ai défait le dernier nœud. Je sais combien c’est paradoxal que de croire en même temps au hasard et au destin. Pas n’importe quel hasard, celui d’une rencontre qui m’était destinée. C’est pourquoi je continue de chercher à mon tour des fils du destin pour me prouver que je n’ai pas gâché aussi stupidement ma seule occasion d’en saisir un et d’infléchir ainsi librement toute mon existence.
Oui, je cherche mon fil rouge, en priant chaque jour que celui que Louise m’avait dévoilé ne fut pas vraiment le mien et qu’il n’est pas trop tard, car ce fil, j’en ai peur, aucun mot n’aura plus le pouvoir de lui redonner vie. Et autour de moi, c’est comme s’il n’y avait que le silence pour l’espérer… Un immense silence qu’on trouve à travers celui des mots quand on s’obstine à les entendre alors qu’ils se taisent… Ou peut-être sur le souriant visage sans sourire de Louise, son mystérieux silence à elle que j’aimerais tant réentendre et retrouver jusque dans mes rêves… Et là, à la place, je me saisirai du fil rouge et exécuterai sans hésiter, avec émotion, ce geste pour elle qui aurait dû engager tout le reste de ma vie.