Hi'.

Quand un grand monsieur en cravate déclame son discours, ou quand un fou se met à se parler à lui-même, on appelle ça un monologue : que ce soit tout seul dans son coin ou face à des millions, la personne est seule à produire le discours. Il n'y a qu'elle qui parle, elle a le monopole. C'est typiquement, dans un texte, le cas du narrateur qui raconte son histoire, ou qui commence son article.

Aussitôt qu'une seconde personne répond, qu'une seconde personne cause, s'implique, participe, on passe au dialogue : le discours précédemment déclamé par notre monsieur à cravate est désormais produit à plusieurs, comme un cadavre exquis. Dans nos textes, les personnages se répliquent à tour de rôle :

1) "Tu as commencé !" Se plaignit Bob. À quoi Sophie répondit "nan c'est toi !"

En littérature, donc, et depuis la Grèce antique, le "dialogue" désigne la partie du texte où on entend les personnages. On parle de dialogue même quand il y a plus de deux personnages et on parle de dialogue même quand le personnage est seul : c'est un dialogue parce que c'est entre guillemets et que c'est le personnage qui parle, c'est comme ça.

Il y a différentes mises en page pour le dialogue, chacune bonne, et parmi les conventions il y a l'idée d'une réplique par ligne :

2) "Bonjour." Dit Bob.
"Bonjour." Répondit Sophie.
"Comment ça va ?"
"Bien et toi ?"
"Bien, bien."

Le dialogue est opposé à la narration, qui est le discours du narrateur auquel les personnages ne sont pas censés répondre et qui permet tantôt de décrire, tantôt d'agir et bref, de jouer les démiurges avec l'univers.

Ce qui tombe bien, nous allons bientôt devoir poser une question censée ébranler les fondements mêmes de l'univers. Mais avant cela, et question de continuer dans les banalités, demandons-nous comment fonctionne le dialogue.

 

1. Les paires adjacentes

Lorsque les gens en blouse blanche ont voulu étudier le langage, et après qu'ils se soient décidés à utiliser des exemples réels plutôt que leur imagination, ils ont utilisé ce qu'ils avaient sous la main. Ce n'est que dans les années '60 qu'on a vraiment pu enregistrer les gens et même alors, et encore dans les années '80, c'était cher et difficile. Autrement dit, on n'avait que de l'écrit.

Les années '80 ont donc été une véritable révolution quand enfin les chercheurs ont pu disposer d'enregistrements suffisants pour travailler. Du français parlé, de l'oral et bien sûr, là-dedans, des tas et des tas de conversations à plusieurs.

Les scientifiques, habitués à l'écrit, étaient surtout habitués à gérer le monologue. Le dialogue, c'était du "discours rapporté", plus ou moins indirect que nous répétait le narrateur de mémoire. Le dialogue, le vrai dialogue, restait encore à étudier.

Ce fut le boulot, parmi les sociolinguistes, de l'interactionnisme.

La tradition grammaticale, remettez-vous dans le contexte des années '80... non attendez ça fonctionne encore aujourd'hui, c'est bon : la tradition grammaticale ne dépassait pas le cadre de la phrase. Faute de pouvoir dépasser la phrase, on ne pouvait pas décrire le dialogue. Il a donc fallu inventer de nouvelles unités :

1) Le "tour de parole"

Bêtement, ça correspond à une "réplique". Tant qu'un personnage parle, le tour de parole continue, peu importe le nombre de phrases. Dans un monde civilisé chaque personne prend la parole à tour de rôle, chacun a donc son "tour de parole". Ouais, le dialogue est régulé. Ouais c'est surprenant mais c'est le cas.

2) L'interaction

J'ai oublié tous stades intermédiaires : l'interaction est l'ensemble des tours de parole. Pierre parle avec Bob, ils interagissent jusqu'à ce qu'ils se séparent (ou tombent dans un silence effrayant). Au théâtre, l'interaction change quand on rajoute ou retire des personnages : ce sont les "scènes". Mais, dans l'interaction, même s'il y a une nouvelle personne ou un nouveau sujet de discussion, on considère que l'interaction reste la même.

Une interaction est donc un ensemble de tours de parole qu'il reste à organiser.

Comment ?

Eh bien, on a observé que quand quelqu'un dit "bonjour", l'autre en face se sent obligé de dire "bonjour" à son tour. Quand quelqu'un pose une question, l'autre se sent obligé de répondre. Mais ça c'était pas assez. Le plus intéressant est :

3) "J'ai vu Pierre hier."
"Mh mh."
"Il avait l'air en sale état."
"Mh mh."
"Je lui ai parlé du contrat. Il a dit qu'il verrait. Puis il a claqué la porte. Tu m'écoutes dis ?"
"Mh mh."
"Je disais qu'il a claqué la porte."

Exemple totalement artificiel cela va de soi, j'ai la flemme d'aller en chercher un réel mais, en tant que mon travail consiste principalement à créer du corpus oral, je peux vous assurer que les "mh mh" et autres "d'accord" abondent, et qu'ils n'ont pour principale utilité que de pousser l'autre à continuer à parler. Une sorte de "je t'écoute toujours" qu'on peut remplacer par un hochement de tête et qui, supprimé, met vite mal à l'aise.

Autrement dit ? Quand quelqu'un dit quelque chose, il s'attend à ce que l'autre réagisse. C'est ça, une paire adjacente : deux tours de parole tels que l'un entraîne l'autre.

Dit comme ça, on peut penser que toute question implique une réponse. Mais non :

4) "Tu viens demain ?"
"Y aura des bulles ?"
"Ouais."
"Alors non."

À la première question le tour suivant pose une autre question. On répond à cette seconde question et seulement alors on a la réponse tant attendue. Autrement dit, la "paire adjacente" ne fait que dire à ceux qui parlent ce que l'autre voudrait entendre : une réponse, une salutation, etc... et à partir de là chacun fait ce qu'il veut. Un dialogue implique une coopération parce que si quelqu'un décide de ne pas coopérer bah c'est mort.

Allons plus loin : si quelqu'un pose une question, ne pas lui répondre peut être significatif.

5a) "Est-ce que l'eau ça mouille ?"
"..."

5b) "Pourquoi le monsieur il est moche ?"
"Tiens ta médaille."

L'absence de coopération peut encore être de la coopération, mais à un autre niveau. C'est juste l'expression, régulée, du désaccord.

Et parlant de réguler la conversation, on a parlé de "paires adjacentes" et on a même montré qu'une paire pouvait en contenir une autre (avec l'exemple (4), si si) mais et si les paires pouvaient se chevaucher ?

Un "chevauchement" est, dans un dialogue, le moment où deux personnes ou plus parlent en même temps. Dans un texte on a du mal à le représenter alors que ça arrive en fait tout le temps, et on le vit très bien -- on est optimisés au dixième de seconde près. Mais bref : deux personnes se chevauchent quand ils causent tous les deux à la fois, en général lorsque l'un pense très fort que l'autre aurait dû finir son tour.

Qu'est-ce qu'un chevauchement pour les paires adjacentes ? Eh bien, quand deux paires adjacentes se recouvrent partiellement :

6) "Bonjour."
"Bonjour ça va ?"
"Ça va."

On n'a que trois répliques, mais on a bien deux "paires adjacentes". Le second tour de parole est ici autant la fin de la première paire (salutation) que le début de la seconde (question). Cela permet aux paires de s'enchaîner et au dialogue de gagner en dynamisme.

7) "Je sais qui vous êtes vraiment... comte Goten."
"Comte de Goten, je vous prie !"
"Vous ne persiflerez pas longtemps."

Alors bien sûr, elles ne sont pas aussi évidentes qu'avant, mais on a bien là aussi des paires adjacentes. La première est une affirmation : le meuchant devine le nom du héros, lequel doit encore confirmer. Le second tour de parole sert donc de confirmation, mais en même temps d'exigence : le comte revendique son rang et s'attend donc à ce que le meuchant l'accepte. Le dernier tour de parole déçoit cette attente, le méchant dit en gros "non" et, dans le même temps, lance une nouvelle paire adjacente : une "menace", laquelle demande bien sûr une nouvelle réaction.

 

2. Le sujet de discussion

À dire vrai, les interactionnistes s'intéressent moins au langage qu'aux actions réalisées à travers le langage. Le langage est un outil pour agir, pour l'activité humaine et à ce titre ceux qui parlent veulent faire quelque chose. C'est cette activité qui, du reste, permet d'étiqueter les paires adjacentes et d'expliquer l'enchaînement des paires dans l'interaction.

Autrement dit, durant l'interaction les gens accomplissent des tâches :

8) a. "Vous ne reverrez plus jamais la lumière du... du..."
b. "Jour ?"
c. "Non, pas le jour, c'est trop..."
d. "Classique ?"
e. "Rabâché. Non, il faut quelque chose de plus cruel, de plus précieux."
f. "En ce qui me concerne, le jour me manquerait beaucoup."
g. "Vous n'avez aucun goût ! Et aucun respect. Quoi que ce soit exactement, vous ne le reverrez plus jamais !"

Nous avons de nouveau nos paires adjacentes, mais cette fois il est visible que l'ensemble fait partie d'un tout. Pour s'en persuader, au-delà que c'est un exemple fictif conçu pour, on constate la même structure au début et à la fin : "vous ne reverrez plus jamais".

Alors oui, on pourrait créer une nouvelle unité pour ce genre de choses, mais en vérité on dira que tout cela fait partie d'une seule paire, laquelle en contient d'autres.

La paire principale est incomplète : nous n'en avons que le premier tour, qui consiste en une menace. Seulement en plein milieu de la menace, le méchant ne trouve plus ses mots. Il va donc initier, au sein de la paire adjacente, une paire pour demander de l'aide au héros. Ce dernier, pour prouver que même pas peur, se prête au jeu. Sa proposition est sous forme de question : il initie à son tour une paire pour demander que le méchant confirme que c'est le bon mot. Le méchant refuse, etc... et durant tout ce temps, la menace est toujours en formation : on est toujours à l'intérieur de la première paire.

Pour bien montrer l'enchâssement des paires : lorsque le méchant refuse la première aide du héros, il veut le justifier mais, à nouveau, ne trouve pas ses mots. Il initie donc, au sein de la seconde paire adjacente, une nouvelle paire adjacente, laquelle ne s'achève que quand il a trouvé le bon terme ("rabâché"). Il revient alors à sa justification abandonnée, la termine et permet à la seconde paire de continuer. Le héros refuse de collaborer, se justifie, etc... le meuchant décide d'en rester là, abandonne la seconde paire -- plutôt que d'initier une quatrième paire adjacente pour persuader le héros qu'il n'a aucun goût -- et reprend la première vaille que vaille.

L'interaction n'est donc pas juste un ensemble de tours de paroles ; ce n'est pas juste une chaîne de paires adjacentes.

C'est une véritable structure.

Et on peut alors redéfinir l'interaction de façon moins extrême, mais toujours pas mal bourrine :

L'interaction est constituée d'une paire adjacente dominante. Une fois celle-ci achevée, le but de l'interaction est atteint et au moins l'une des personnes impliquées n'a plus de raison de continuer.

On peut s'en persuader avec un nouvel exemple :

9) "La flotte est prête ?"
"Non chef."
"Très b- comment ça non ?! C'est quoi ce cirque ?"

Le meuchant voulait qu'on lui réponde oui. Il aurait alors achevé la conversation par un "très bien, on décolle" et fin de l'interaction. Mais parce que la paire adjacente a échoué -- on lui a répondu non -- plutôt que d'y mettre fin il va la relancer par une seconde paire, enchâssée dans la première, qui va demander une justification. Justification que, en bon meuchant, le meuchant va refuser.

La paire dominante n'est alors pas forcément évidente. Le but du  meuchant, en (9), est de décoller. Sa question "la flotte est prête ?" permet juste d'y parvenir, mais ce qui intéresse le méchant c'est de pouvoir dire "on décolle". Si donc une véritable paire adjacente, constituée uniquement de deux tours de parole effectivement adjacents, est concrète et facile à décrire, plus il y a de tours de parole enchâssés entre, plus cette paire adjacente devient abstraite.

Inversement, cela permet d'enchaîner deux interactions. Le meuchant peut vouloir décoller, puis se tourner vers le héros et faire "tu ne peux plus m'arrêter !" Cette fois les tours de parole ne sont plus enchâssés : ils ne se chevauchent même pas. La séparation est nette (sauf imaginer une paire adjacente abstraite pour les lier) et le meuchant ne veut plus dire "on décolle" mais "j'ai gagné".

 

3. Le texte est un discours

Reprenons.

Nous avons dit qu'un dialogue était un discours produit par deux personnes ou plus. Que ce dialogue, ou "interaction", était constitué de tours de parole organisés en paires parallèles qui pouvaient se chevaucher ou s'enchâsser. Cela nous donne une architecture, une organisation du dialogue assez précise et efficace, à la réplique près.

Mais cela ne concerne que les dialogues ?

Par tradition, comme dit, le dialogue est opposé à la narration, le discours du narrateur qui, intuitivement, est un monologue. Le narrateur parle au lecteur et le lecteur n'a pas son mot à dire. Il est forcé de lire et n'a aucune influence sur la production de l'histoire.

Mais, et c'est là que ça devient particulièrement intéressant, on a retrouvé des traces de "dialogisme", des stratégies de dialogue dans des monologues. Ou autrement dit, les gens qui monologuent font comme s'ils étaient toujours dans un dialogue.

Par exemple, les questions dans un discours. C'est tout bête mais pourquoi poser une question quand le public ne peut pas répondre ? Comme ici par exemple. Les réflexes de la conversation sont toujours là : la paire adjacente "question / réponse" est en place et le lecteur qui lit une question aura le réflexe de vouloir y répondre.

En fait, et c'est là le plus intéressant, le monologue essaie de prévenir les réactions qu'aurait le public dans un dialogue.

Et si un discours peut le faire, alors une narration aussi.

10) Martin sortit de sa maison. Il alla jusqu'à la Poste et demanda s'il y avait du courrier. La postière lui donna deux lettres qu'il ouvrit...

En termes classiques, on a ici déjà une histoire. "Martin" est, du fait qu'il s'agit de l'unique personnage à ce stade, notre héros de facto, personnage principal. S'il sort de la maison, c'est qu'il veut aller quelque part, on a donc un début de tension. Tension qui meurt à la poste mais on va recevoir du courrier alors ça va, et soudain paf on a une postière, houlà le nombre de possibilités...

Mais que se passe-t-il en termes de dialogue ?

En termes de dialogue, tout cela constitue un unique tour de parole et notre seul enjeu à ce stade est d'essayer de deviner la réaction que ce tour de parole va demander. Autrement dit : "pourquoi on nous dit ça ? Qu'est-ce qu'on attend de nous ?" Doit-on s'intéresser à Martin ? Au courrier ? Est-ce qu'on doit approuver, désapprouver ?

11) Martin sortit de sa maison. Il alla jusqu'à la poste et demanda s'il y avait du courrier. La postière lui donna deux lettres qu'il ouvrit et lut aussitôt. La première était le propriétaire qui lui réclamait son loyer. La seconde était une invitation à explorer le monde.

Martin n'hésita pas un instant, déchira la première lettre et s'en alla avec la seconde.

Deux paragraphes. Du point de vue du dialogue on peut à présent proposer que chaque paragraphe correspond à un tour de parole. On a donc ici une paire adjacente. Et maintenant, appliquons le principe d'identité.

Le principe d'identité (ou d'identification) dit que le lecteur va s'identifier à un ou plusieurs personnages. En général le personnage principal, celui au travers duquel il vit le gros de l'histoire. L'idée est que le lecteur va s'imaginer à la place de ce personnage, vivre ce que ce personnage est censé vivre, bref, s'immerger. L'identification est d'autant plus facile si le héros est une véritable buvard, d'où le succès de personnages faciles à comprendre, stéréotypés et auxquels on peut, après coup, ajouter de la nuance.

Dans ces conditions, on peut réécrire l'exemple (11) en termes dialogiques :

11a) Tu sors de ta maison, tu vas jusqu'à la poste récupérer ton courrier. La première est une facture, la seconde est l'aventure. Qu'est-ce que tu fais ?

Je pars.

C'est une manière assez simple de décrire ce qui se passe. Elle n'est pas vraiment exacte : il faudrait plutôt dire que l'ensemble des phrases du premier paragraphe permet de retrouver ce que le narrateur a voulu nous dire. Ici, en l'occurrence, quelque chose comme "tiens, un billet pour l'aventure". Il s'attend à ce que le lecteur dise oui... vu que c'est un peu le but de l'histoire et que sans ça, celui-ci peut aussi bien refermer le livre.

À partir de là, on peut considérer la narration de deux manières :

A. Chaque paragraphe correspond à un "narrateur" différent.

Dans cette optique, le narrateur donne la parole à d'autres narrateurs, voire au lecteur lui-même. Le second paragraphe, dans notre exemple, est en quelque sorte la réponse du lecteur telle que le narrateur la suppose, et le narrateur va enchaîner là-dessus (paire adjacente) pour dire ce qui va se passer, et donc faire réagir à nouveau le lecteur.

On peut imaginer alors une narration où le lecteur "discuterait" avec un ou plusieurs narrateurs, ceux-ci pouvant se contredire :

12) La plage était toute proche. Il pouvait quasiment entendre le bruit des vagues. Mais la mission ! Il aurait le temps. Il n'avait jamais pris le temps jusque-là. La mission ! La mission attendrait, il étais las. Il était véritablement las.

Martin se secoua la tête. Ça ne lui allait décidément pas de réfléchir.

Cachés derrière les arbres, les bandits attendaient que notre héros se décide...

Le premier paragraphe de l'exemple (12) ne contrevient pas à notre correspondance "paragraphe = tour de parole". Pourquoi ? Parce qu'on a déjà dit que les gens pouvaient se chevaucher, parler en même temps. Donc oui, deux "narrateurs" se disputent et servent de conscience à Martin, lequel a la parole au second paragraphe. Au troisième, on a un autre narrateur encore, lequel voit les bandits qu'ignorent tous les autres.

La multiplicité de ces points de vue permet alors au lecteur de choisir celui qui lui plaît. Il peut être Martin, il peut être la bonne conscience de Martin, la mauvaise conscience... ou simplement celui qui l'observe. Bien sûr, le texte a envie que le lecteur s'identifie à tel personnage en particulier, et s'y tienne, mais même si le texte cherchait à contraindre le lecteur absolument, ce dernier tout en continuant à lire est libre d'y ajouter sa propre voix :

13) La plage était toute proche (c'est un pièèèèège...). Il pouvait quasiment entendre le bruit des vagues (t'as pas écouté le vieillard ?! Barre-toi !)...

Moi je le fais tout le temps.

B. Les interventions du lecteur sont ellipsées.

Dans cette optique, il n'y a qu'un seul narrateur qui parle au lecteur, mais le lecteur lui répond. Les réponses du lecteur n'apparaissent pas directement, explicitement dans le texte. Ce qui apparaît, ce sont les réactions du narrateur.

14) La plage était toute proche. Il pouvait quasiment entendre le bruit des vagues. Le soleil était encore haut, la prochaine étape n'était pas loin. Plus que tout, surtout, Martin était là. Véritablement las.

Bien sûr, il avait considéré le piège. Le vieillard avait dit que la région regorgeait...

C'est pour moi la perspective la plus prometteuse : le narrateur anticipe les réactions du lecteur. Il cherche même à les produire, en ignorant délibérément (dans son premier tour de parole) toute considération de danger. Tout semble dire que Martin va partir se dorer sur la plage. La réaction attendue du lecteur devrait être quelque chose comme <mais c'est pas vrai quel demeuré>. Le paragraphe suivant répond à cette réaction.

Alors bien sûr, le narrateur n'a pas deviné par avance comment réagirait son lecteur. Non, il a cherché à provoquer cette réaction et si le lecteur en a une autre, du type <c'est vrai que marcher pendant six heures en portant une foutue armure de mailles ça doit pas mal fatiguer>, alors le paragraphe suivant paraîtra décalé. Le lecteur aura l'impression que le narrateur (ou Martin) est parano', ou qu'un autre lecteur s'est immiscé dans la discussion.

La subjectivité est irréductible, mais les paires adjacentes sont conçues de telle manière que toute action demande une réaction. C'est un moyen de diriger la conversation et donc, pour le narrateur, de dire à son lecteur comment réagir.

 

4. La planification

Ce qui nous amène enfin à la planification.

Planifier un texte, c'est décider quel événement intervient à quel moment. C'est remettre de l'ordre dans toutes les idées qu'on a.

Mais planifier un texte, ce peut être aussi imaginer une discussion entre nous et notre lecteur. Discuter avec lui et, à partir de ses réactions, établir la suite de l'aventure. C'est d'une part, donc, se créer un lecteur idéal, pour lequel on voudrait écrire cette histoire et sur lequel on voudrait que tous les autres lecteurs s'alignent pour pouvoir en profiter ; c'est d'autre part tenir compte de ce lecteur, de ses réactions à chaque paragraphe, parce qu'à chaque paragraphe il est censé réagir et pousser l'histoire dans un sens ou dans un autre.

Le principal antagoniste d'un texte, au fond, ou son principal héros selon, ce n'est donc aucun des personnages, en tout cas pas explicite. Tout comme le narrateur est présent partout et visible nulle part, le lecteur l'est tout autant, et actif évidemment, qu'il le veuille ou non.

À vous ensuite de décider si vous voulez le voir libre ou attaché au contraire, chroniqueurs,
à vos plumes !

 

Connectez-vous pour commenter

Portrait de Mr. Petch
Mr. Petch a répondu au sujet : #20001 il y a 8 ans 11 mois
Ma foi elle tombe à pic cette chronique d'écriture, je suis justement en train de travailler cette question du dialogue, avec mes "confins" qui se sont fait étrillés par le vilain renard :P

Plus sérieusement, c'est fort intéressant cette réflexion sur le dialogue et je vais tâcher de la mettre en pratique pour améliorer les Confins. J'ai un autre texte sur le feu du même acabit pour répondre à récit du mois thématique.

En attendant, j'ai une question et une réflexion.

La question :

Ce n'est que dans les années '60 qu'on a vraiment pu enregistrer les gens et même alors, et encore dans les années '80, c'était cher et difficile.


Euh... Sauf erreur de ma part on sait enregistrer la voix au moins depuis le début du XXe siècle ? :huh:

La réflexion :

J'ai été interpellé par cet exemple :

5b) "Pourquoi le monsieur il est moche ?"
"Tiens ta médaille."


Il m'a intéressé pour une raison précise : je trouve qu'en deux répliques, et sans aucun contexte, on arrive à avoir d'emblée l'identité des personnages, ou au moins des indices. On imagine que le premier interlocuteur est un enfant, et a priori que le deuxième est son père ou sa mère / son parrain ou sa marraine / son oncle ou sa tante / son tuteur ou sa tutrice, etc... Bref, d'emblée on devine un rapport de "domination" de l'un vers l'autre, ne serait-ce que par le fait qu'il ne réponde pas à ma question.
Et ça ça m'intéresse : comment créer une histoire uniquement avec du dialogue. Comment faire en sorte que les répliques renseignent au maximum sur les interlocuteurs sans perdre une certaine "vraisemblance" du dialogue ?
C'est ce que j'avais essayé de faire avec les Confins, et je vais tenter d'explorer encore cette voie.
Portrait de Vuld Edone
Vuld Edone a répondu au sujet : #20007 il y a 8 ans 11 mois
Oui, on peut enregistrer la voix depuis longtemps, mais enregistrer des gens "dans la rue" c'est une autre histoire. Il faut, à minima, que l'enregistreur soit "portable". Si tu as vu les mastodontes de l'époque... sans parler du prix.
Labov, qui dans les années '60 a sauf erreur été le premier à aller voir ce que les gens disaient vraiment, utilisait son oreille et un calepin.

Pour la réflexion, ce n'est pas très difficile : tout tient à la première réplique.
5b) "Pourquoi ta peinture elle est moche ?"
"Tiens ta médaille."
Je n'ai changé au final qu'un seul mot (deux, en fait) mais les individus derrière sont complètement différents. Là on a un critique d'art (en herbes), probablement pote du peintre, qui lui donne un petit coup de couteau amical.
Si j'avais conservé le déterminant indéfini, "pourquoi la peinture elle est moche ?" on aurait pu imaginer le contexte d'un type forcé d'aller dans un musée et qui se permet d'exprimer son manque d'entrain.
"Le monsieur" est un objet typiquement manipulé par les enfants, on suppose donc que la personne qui parle est un enfant. mais ce qui m'intéresse est que, sans que jamais la seconde réplique ne change, la personne qui la prononce elle change quand même. Ou plutôt, ce pourrait être la même, mais le rapport lui évolue et on voit donc cette personne différemment.

Vis-à-vis du dialogue j'avais cette même réflexion, de vouloir que le lecteur puisse retrouver qui parle simplement en lisant la réplique. Mais pas forcément dans un texte qui n'aurait que du dialogue : j'avais ce projet en tête avec les Reniants notamment.
Mais réussir ça sans tomber dans la caricature...
Ça se joue moins au niveau de la forme que du contenu finalement.
Portrait de San
San a répondu au sujet : #20449 il y a 8 ans 1 mois
La réflexion sur la manière dont les gens parlent les uns avec les autres, la coopération, l'optimisation et les indices est passionnante. C'est vrai, quand on y pense, c'est fou. Quand on voit à quel point la communication peut être difficile parfois, les écueils qu'on peut rencontrer, c'est même étonnant que ça se passe si bien le reste du temps.

Yosko a trouvé la partie sur les différents narrateurs / points de vue très intéressante. C'est un bon outil pour écrire je pense.