Hi'.

Il est bon de se rappeler deux choses. La première est que les Chroniques d'Écriture sont la continuité de la méthode de travail, qui avait été écrite lors d'une discussion entre jeunes de 13-17 ans. Preuve en est que les jeunes peuvent parfois faire mieux que nous. La seconde est que les Chroniques d'Écriture sont avant tout un partage d'expériences, des réflexions sur nos pratiques d'écriture.

Du coup, la discussion autour du brouillon de Zara' sur son chapitre d'Ether a été l'occasion de réfléchir sur la notion d'indice.

Et donc forcément, première question : qu'est-ce qu'un "indice" ?

 

1. Un peu de science

La notion n'est pas littéraire, ou en tout cas ce n'est pas un terme technique. Quand on analyse un texte, on le fait en trois étapes : 1) première lecture, on fait des hypothèses sur l'interprétation du texte, 2) seconde lecture, on cherche des indices qui confirment cette interprétation, 3) troisième lecture, on vérifie si notre interprétation tient ou on recommence.

Donc oui, l'indice existe déjà. Ce sont tous les "détails dans le texte" qui nous permettent de soutenir notre interprétation. En gros, c'est ce qu'on utilise pour répondre à la question : "Qu'est-ce qui vous permet de dire ça ?" Et ça peut être vraiment n'importe quoi.

Mais si la littérature est une science, une autre science utilise également le terme d'indice. Et non ce n'est pas l'économie. C'est une science du langage, la sociolinguistique.

La sociolinguistique étudie le dialogue : elle considère le discours comme une activité humaine et s'intéresse à la manière dont les gens l'organisent, se coordonnent pour discuter. Un bête exemple : quand vous parlez, vous êtes capable d'enchaîner sur quelqu'un d'autre en un dixième de seconde, voire simultanément, sans piétiner sur son temps de parole. On se coordonne, quand on discute, au dixième de seconde, sans même avoir besoin de connaître le type en face. Ce qui est assez spectaculaire quand on y pense.

Cette coordination est possible grâce aux indices qui, dans nos discours, disent à l'autre quand on veut continuer à parler et quand on est prêt à s'arrêter. C'est par exemple l'intonation : une intonation qui monte signifie en général qu'on veut continuer à parler, et une intonation qui descend signifie en général qu'on arrive à la fin. Mais il y a un tas d'autres "signaux", un tas d'autres indices qui permettent de se coordonner sur un tas d'autres choses.

L'un de ces indices est la "marque textuelle". Ce qui correspond, à l'écrit, ben aux "mots" du texte. Sachant qu'en sciences du langage le "mot" n'existe pas mais c'est une autre question. Les "mots" peuvent servir d'indices pour se coordonner, pour dire à l'autre comment s'organiser la conversation.

Et du point de vue de la science...

... le texte est un discours. Une conversation entre l'auteur (en fait le narrateur) et ses lecteurs. Avec, donc, à l'intérieur, des signaux pour s'organiser, pour se coordonner quand bien même le lecteur a l'impression de se tourner les pouces.

 

2. Des indices pour quoi ?

Donc on a dit que, dans nos textes, il y avait effectivement des "indices" et, par accident, on a également dit ce que c'était : des "mots" ou groupes de "mots" dans le texte. Ouais c'est très vague, et c'est dû à la nature du discours mais passons.

Comment on reconnaît un indice ?

... Bonne question. Je suppose qu'on peut utiliser la métaphore de l'enquête : on a un crime, et on cherche des indices pour résoudre ce crime. Sans crime, on a une lampe, et c'est juste une lampe. Il y a crime, soudain cette lampe est un indice potentiel. L'indice se confirme si, effectivement, la lampe est liée au crime. On remplace le "crime" par l'organisation du texte et paf : tout mot ou groupe de mots est potentiellement un indice, et le devient si, effectivement, il permet de saisir l'organisation du texte.

Pendant ce temps, chez le grand méchant, le grand méchant riait. Il mangeait du poulet à la tomate quand soudain un sbire entra pour lui annoncer que les parapluies étaient en vente au marché Opus. Au marché, la foule se pressait déjà.

Comme dit, les indices n'existent que par rapport à ce qu'on cherche. Donc cherchons déjà où se situe l'action : "pendant ce temps" nous indique un changement de lieu ; "chez" nous donne le lieu exact ; "au marché" est un changement de lieu. On veut savoir quand se déroule l'action ? Les temps verbaux, "quand soudain", etc... La dernière phrase est ambiguë : on ne sait pas si on a véritablement changé de lieu, une sorte de "pendant ce temps, au marché" ou si c'est toujours le discours du sbire.

Donc il y a des tas d'indices qui sont toujours présents pour des questions qu'on se posera toujours : "qui, quoi, quand, où, comment, pourquoi..." et même s'il n'y a pas d'indices, le lecteur s'en inventera parce qu'il a besoin des réponses pour continuer.

Donc un indice n'existe pas en soi. Un indice n'existe que par rapport à une question que le lecteur se pose.

Et le lecteur se pose beaucoup, beaucoup, beauuuuucoup de questions.

 

3. Le lecteur est actif

La vision populaire d'un texte est, comme au cinéma, que le lecteur s'assied sur un siège et écoute un discours pendant un bazillion de minutes. Et ce n'est pas faux, l'interaction est assez minimale, mais même dans le cas d'un discours où tout ce que peut faire l'auditeur est de s'asseoir et d'écouter, ce dernier est actif. Le discours doit "l'intéresser", ce qui signifie qu'une fois encore le lecteur doit se poser des questions.

Les questions que le lecteur se pose sont imprévisibles. Chaque lecteur a ses "attentes", ses idées préconçues et ses réactions propres. Si certaines questions sont évidentes, comme ci-dessus la liste des "qui quoi où comment etc..." d'autres questions sont plus complexes.

Et on en arrive à la fameuse phrase de Zara'. Je prends ici la version minimale :

Marc avait sa routine.

On a ici une phrase "minimale", squelettique, le genre de phrase qu'on utilise en général pour paraphraser ou résumer un texte. Verbe générique "avoir", un nom propre et le mot "routine" à défaut d'un autre. Je n'ai pas réussi à faire plus simple. À la limite le "sa" au lieu d'un "une" ?

En surface, la phrase dit peu de choses : "Il existe Marc" et "Marc a une routine". Le réflexe serait de penser qu'elle ne fait rien de plus que de passer ces deux informations basiques.

Mais, et en oubliant tout ce qui pourrait se trouver autour (faisons comme s'il n'y avait que cette phrase), celle-ci pose pas mal de questions. Le "qui" déjà : qui est Marc ? Le seul "indice" que nous donne la phrase est qu'il a une routine. Donc déjà on supposera que c'est un être vivant, humain, et au vu du nom que c'est un homme. L'idée de routine élimine l'aventurier : à ce stade, il est plutôt banal. Donc mine de rien la phrase nous a déjà appris pas mal de choses sur Marc, mais de loin pas suffisamment pour savoir : "pourquoi on nous en parle (de ce type) ?" Le "pourquoi" est en général la question centrale d'un texte.

Corollaire forcé, on se demande quelle est cette routine. Tout simplement parce que si on en apprend plus sur la routine, on en apprend plus sur Marc, et donc sur la raison pour laquelle on nous parle de ce type. Le lecteur est désormais intéressé par la routine, il se pose des questions dessus. Il va donc chercher des indices qui, comme dans une enquête, lui révèlent en quoi elle consiste.

En une phrase, donc, le texte a créé pas mal de questions (et donc "d'attentes"). Il a aussi donné quelques indices, mais presque rien.

Modifions cette phrase :

Marc enchaînait sa routine.

Changement de verbe. La phrase est un peu plus "confuse" parce que bon, le verbe semble tombé de nulle part, mais aussi parce qu'il a deux significations possibles : "enchaîner" au sens de faire suivre les choses les unes après les autres, et "enchaîner" au sens ben d'utiliser des chaînes. En fait au départ je voulais écrire "Marc était prisonnier de sa routine" mais c'était une phrase diablement triste et plate à mes yeux, et qui donne plus envie de soupirer sur l'habituel héros pakontan de son quotidien morne et gris.

On peut faire passer le verbe comme une lettre à la poste, au passage :

Depuis l'aube Marc enchaînait sa routine.

Et là on comprend que depuis l'aube Marc enchaîne les différentes étapes de sa routine. Aucun problème de compréhension, on n'en remarque même plus l'idée de chaîne. Et pourtant on a là un indice : la routine est problématique, Marc s'y sent probablement prisonnier. Inversement, il s'y enferme, il veut sans doute que celle-ci dure (il s'y sent en sécurité ?) Il faudra d'autres indices allant dans le même sens pour être sûr.

 

4. L'oeuf ou la poule ?

Est-ce que l'indice provoque les questions du lecteur ? Ou est-ce que ce sont les questions qui créent les indices ?

En théorie (littéraire), les indices mettent le lecteur dans un état d'esprit où il lui est plus facile de se poser telle ou telle question. Ce sont, par exemple, les "champs sémantiques" :

Il entra dans la pièce. Les chaudières fumaient, le charbon empilé contre les murs rougeoyait face aux barres des fourneaux. la suie couvrait le sol et semblait emplir l'air comme de la poix.

On a quasiment tout le vocabulaire de la révolution industrielle à disposition. Et si la phrase, en elle-même, la description de cette pièce ne semble pas poser de questions, en vérité il y en a : "qu'est-ce que 'il' va y faire ?" Cette pièce est comme un jouet donné au héros, un outil à disposition. À quoi servent les chaudières ? Etc... C'est facile à tester :

Il attendait Julie devant l'immeuble. Elle tardait à venir. Il regarda sa montre, impatient. Le cadran de verre couvrait deux aiguilles légères et une troisième qui tiquait à chaque seconde. Dessous, les rouages tournaient sans bruit. Le métal lui pesait au poignet.

Mais deshlks- pourquoi on me parle de sa montre ?! On est en train d'attendre Julie, en quoi la montr- la montre est jalouse de Julie ? C'est censé symboliser le poids du temps ? Mais enfin c'est quoi le rapport entre une trotteuse et le retard d'un personnage ?

Ce genre de réaction n'existe pas avant parce que, comme dit, on veut savoir pourquoi "il" entra dans la pièce et à quoi servent (ou serviront) les chaudières. Ou se qui se trouve encore dans cette pièce, ce qui va s'y passer... tandis que la montre, on s'en fiche. Mais formidablement. La seule question que pose la montre c'est "pourquoi on en parle" et le texte ne donne, justement... aucun indice, aucune raison.

Il attendait Julie devant l'immeuble. Elle tardait à venir. Il regarda sa montre, impatient. Le cadran de verre couvrait les deux aiguilles légères et une troisième qui tiquait à chaque seconde. Cadeau de Julie. Dessous, les rouages tournaient sans bruit. Le métal lui pesait au poignet.

Soudain, le texte nous dit que la montre est un cadeau de Julie. Et ça ne semble rien mais ça permet de réinterpréter l'ensemble de la montre : deux aiguilles symbolisant les deux personnes, et une troisième aiguille qui "tique"... des rouages qui tournent en arrière-plan... et le métal qui finalement pèse. Moi j'ai envie de dire qu'on part dans le drame romantique.

Et c'est là la double difficulté d'expliquer ce qu'est un "indice" à l'auteur.

D'une part, quand on dit à un débutant de mettre des indices, il pense à quelque chose de très concret, type justement la lampe brisée au sol. Alors que les indices ne sont vraiment que de tous petits détails qui permettent au lecteur de se poser des questions, et d'y répondre. D'autres part, justement, les indices doivent servir à faire se poser des questions au lecteur, à "l'intéresser", mais les questions que se pose le lecteur sont à terme imprévisibles. Et puis, il y a l'idée que justement les indices sont juste des trucs que seuls les littéraires arrivent à voir alors que, comme dit, ce sont des détails destinés à mettre le lecteur dans un certain état d'esprit. Plus réceptif à ce qui se passe dans le texte.

Mettre des indices, c'est donc décider des "questions" qu'on veut que le lecteur se pose, idéalement, à un stade du texte, ce sur quoi on veut qu'il porte son attention. Et c'est modifier le texte afin que justement les mots ou groupes de mots dedans suggèrent ces questions, s'y lient.

 

5. Conclusion

Au final, toute cette réflexion sur les indices tient à une chose.

Les auteurs peuvent écrire de belles phrases ou même de jolis paragraphes avec des tas de détails et qui semblent riches, mais qui au final sont ennuyeuses et banales et "littéraires". Du texte qui au final dit des choses si évidentes qu'on a l'impression qu'il ne dit rien.

À l'inverse, et souvent, j'ai pu admirer des petits détails, du type une gravure sur un piquet de barrière ou une tasse restée près de l'évier... des petites choses toutes bêtes mais qui donnent soudain vie au texte et qui ont plus de valeur que tous les paragraphes sus-mentionnés. Et c'est extrêmement difficile d'expliquer pourquoi ces petits détails sont si précieux, là où les longues descriptions très riches sont très barbantes.

La réponse, techniquement, c'est l'indice : ces détails sont des indices de questions qu'on ne se posait même pas avant. Ils créent ces questions.

Je suppose qu'on pourrait élaborer plus mais j'aimerais m'arrêter sur cette pensée finale.

Un détail, un mot, peut changer l'interprétation de tout un texte. C'est quand même fascinant.

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Portrait de San
San a répondu au sujet : #20448 il y a 8 ans 1 mois
Très bien vu, merci Fufu.