1 – Balade en canot
Une nuit sans lune, un bateau discret, des hommes motivés aux avirons, il n'en faut pas plus pour accomplir de grandes choses.
Profitant
de la solennité du moment, Mira inspire lentement cet air nocturne,
chargé d'embruns mais aussi de mystère. L'air marin a un goût très
différent qu'en plein jour, et ce qui fait bouillir ses sangs
d'ordinaire parvient à l'apaiser en cet instant. Dans un monde fait
d'ombres et de ténèbres, cette odeur ronde et alcaline l'englobe comme
un manteau, et maintient ses sens vifs et alertes. La coque vermoulue de
la barque glisse sur l'eau sans un bruit, aussi silencieuse que son
équipage. On entend les pas feutrés d'animaux sauvages à quelques
mètres, sur les berges. Le clapotement des rames dans l'eau le dispute
au doux bruissement des feuillages dans le vent chaud. Elle entend même
le bruit de sa propre respiration.
C'est
assez impressionnant, en fait. D'habitude, il faudrait leur trancher la
langue pour qu'ils cessent de jacasser, et voilà que ses matelots se
font couper la chique par une… ambiance. Tellement viril.
Ils
semblent aussi concentrés qu'elle sur l'objectif, cette fontaine des
âmes dont ils ont tant entendu parler, un trésor à nul autre pareil qui
devrait leur apporter une puissance démesurée et la richesse qui va
avec. Ce sont en tout cas les réjouissances annoncées par leur
capitaine. Opulence, prestige et femmes frivoles, fêtes et beuveries à
volonté ! Les plus grands de ce monde se courberont à leurs pieds s'ils
mettent la main sur cet artefact, porte vers l'autre monde, clé de
l'immortalité spirituelle.
Enfin, il vaut mieux qu’ils croient ça, de toute manière.
Il
ne reste qu'un seul moyen de retrouver la fontaine des âmes
aujourd’hui. Toutes les pistes convergent vers la demeure du révérend
Carmichael, grand érudit inconnu de son temps, qui avait fait des
recherches ésotériques sur le "bassin des anges", comme il l'appelait.
Personne n'avait compris de quoi il parlait au XIème siècle, mais il
semble que le vieux sage ait finalement découvert sa localisation,
quelque part dans le triangle des Bermudes, sans avoir eu l’occasion de
s’y rendre. Depuis qu'ils ont entendu parler de ce personnage, Mira prie
inlassablement pour qu'on ne les ait pas devancés. Si le secret du
vieil homme a résisté aux siècles, elle espère que ses questions
adressées de ci de là ces derniers temps n'auront pas trop attiré
l'attention.
Progressant
entre les rives peuplées de lianes et d'arbustes aux formes
indistinctes, ils naviguent vers l'intérieur de la petite île où
résidait l'homme d'église dans ses dernières années. Sa petite maison
devrait se trouver en vue dans quelques instants, après la prochaine
courbe sur la droite. Au travers de la végétation, une plaine dégagée se
dessine à la lueur des étoiles, et une colline sur laquelle on devine
les serpentements d'un vieux muret de pierre. L'équipage échoue là
l'embarcation, parmi les racines et les roseaux, pour continuer à pied
leur approche en catimini.
Bien
sûr, la discrétion n'est pas leur domaine de prédilection, et leurs
gestes tantôt adroits et mesurés sur l'eau s'apparentent à présent
qu'ils foulent le sol à un défilé de pachydermes. Plume, le plus léger
et agile de la bande, ouvre le chemin avec un brin de fierté, sans faire
craquer une seule branche, mais derrière lui, le pas d'Ori, énorme
masse de muscles bardée d'armes au tranchant émoussé, ressemble à un
roulement de tonnerre. Mira peste à part elle contre Corwin, l'espèce de
gentilhomme ramassé à la Barbade pour leur servir de cartographe, qui
semble déambuler au petit bonheur sur la pointe des pieds, avec ses
manières d'un autre temps, son air effarouché de jeune pucelle et ses
fichus souliers vernis qui prennent un malin plaisir à se coincer dans
toutes les racines. Elle regrette presque de ne pas avoir emmené son
second… presque. Pan est bien mieux au large à surveiller le Demon's
Wrath, quoi qu'il en pense.
La
petite maison est en vue, du moins ce qu'il en reste. Les murs ont bien
résisté à l'assaut des ères, on ne peut pas en dire autant du toit, dès
longtemps retourné au néant. Tout a l'air désert, mort et oublié. Ils
font lentement le tour du propriétaire, enjambent les vestiges d'une
porte en scrutant les ténèbres, telles des ombres marchant parmi les
ombres. Le sol est envahi d'herbes folles, et un palmier pousse près de
l'entrée. Les lieux retournent à la nature, peu à peu, et aucune trace
ne laisse penser que des humains se soient approchés depuis des lustres.
Il
n'y a plus grand-chose à l'intérieur, une vieille étagère branlante, un
tabouret de bois solide pour tout mobilier. Remplaçant un sens par un
autre, ils explorent les pierres descellées et les moindres cavités du
bout des doigts. Leurs mains se couvrent de toiles d'araignées, sans
qu'ils daignent s'en apercevoir. Pendant de longues minutes d'inspection
minutieuse, on n'entend que le bruit de leurs respirations monter dans
la nuit. Mira est bientôt convaincue de ne rien trouver de plus en
fouillant les décombres. De toute évidence, le vieil ermite n'avait
aucun bien, en tout cas rien qu'il ait souhaité laisser derrière lui.
« C'est
vide ici, Cap'taine. On f'rait bien d'aller y chercher à son ancienne
paroisse, c'est là qu'y doivent garder tous ses vieux grimoires
poussiéreux.
- Ori, quand j'aurai besoin de tes lumières, je te demanderai. Vous n'avez pas remarqué quelque chose?
Apparemment, non.
-
Il n'y a pas de squelette ici, dit-elle, ni crâne ni ossements. Cela
signifie que Carmichael a été enterré. Et c'est dans sa tombe, bande
d’ahuris, que nous trouverons la clé de la fontaine des âmes. »
Des
lueurs avides s'allument dans leurs yeux sombres. Parcourant rapidement
les alentours, Mira découvre avec soulagement la sépulture à quelques
pas de là, signalée par une croix en bois au pied d'un gigantesque
palmier. Comment diable le vieillard s'y est-il pris pour se faire
enterrer? Aucun des récits qu'elle a recueillis ne parlait de ça. Mais
il est raisonnable de penser que si tombe il y a, elle doit receler
d'ultimes informations, tout ce que le révérend pouvait souhaiter
transmettre à la postérité.
Les
pelles volent d'une main à l'autre, s'activent dans la terre meuble.
L'énorme Ori aide grandement à la besogne, creusant à lui seul la plus
grande partie du trou. Les racines de l'arbre, qui ont poussé entre
temps, leur donnent du fil à retordre, et les pelles laissent parfois
place aux sabres pour scier les plus récalcitrantes d'entre elles. Ils
parviennent finalement à extraire du sol un crâne, passablement abîmé,
et un coffret de bois sombre. L'honneur d'en ouvrir le loquet revient au
capitaine.
« Corwin, regarde-moi ça… »
Le
papier parcheminé qu'ils ont sous les yeux recèle des tas de petits
caractères, indéchiffrables dans la nuit, et un cartouche, que le
navigateur identifie aisément comme étant une carte. Il s'agit d'une
île, selon toute vraisemblance, une île en forme de croissant, et avec
dessus… un X bien net, du genre qui sent la fortune et la gloire.
Mira
sourit, triomphante mais pour bien peu de temps. Des hurlements se font
brusquement entendre, de l'autre côté de la maison en ruine. Une bande
de tarés est en train d'accourir, sabres au clair. Voyant déjà plus de
six silhouettes, Mira donne l'ordre de retourner ventre à terre au
navire, prenant son départ elle aussi. Les pirates s'égaient, poursuivis
par les nouveaux arrivants qui semblent bien décidés à en découdre.
'Il faut éviter le contact! Mettez la barque à l'eau et ramez de toutes vos forces!"
Plume
est parti comme une flèche, mais Ori ne court pas assez rapidement,
loin s'en faut, et Mira le voit vite faire volte face pour prendre à
partie deux brigands ennemis. Corwin s'est aussi laissé devancer en
essayant de contourner les buissons qui le gênent tant, et il s'est fait
rattraper par un autre poursuivant. Alors même qu'elle dégaine son
pistolet pour ajuster, les deux hommes roulent à terre, et elle n'a
plus l'occasion de les suivre des yeux, l'ennemi est sur elle. Elle n'a
que le temps de faire feu, et un pirate anonyme mord la poussière en
couvrant le sol de sang noir. Mira s'empresse de rejoindre Corwin,
toussant et haletant à côté d'une flaque de sang. Son adversaire a filé,
vraisemblablement avec un couteau dans le flanc, mais aussi avec un
parchemin d'une grande valeur… Remettant son acolyte sur pied dans un
grand geste, ils repartent à toute vitesse vers le canot. Les autres s'y
trouvent déjà, maintenant à distance leurs assaillants par un tir
fourni de pistolets.
« On est à sec, Cap'taine, faut décoller dare-dare.
- Ramène-nous à bord, Ori. Je crois que ça n'a pas très bien tourné pour nous. »
Le trajet de retour à brasse forcée leur laisse un goût amer.
« Comment qu'on va faire, Cap'taine, pour trouver la fontaine des larmes maint'nant ?
-
La fontaine des âmes, tête de pioche. Je vais retourner torturer
quelques paroissiens, comme tu l'avais si judicieusement proposé, et
vous allez retourner en mission en Europe, je ne vois que ça.
- Oooooh…
- Mais, vous l'avez vue non? La carte, intervient Corwin. On a besoin d'autre chose? Je croyais qu'on voulait juste la trouver?
- Et quoi, triple buse, ils te l'ont piquée la carte, oui ou non?
- Ah, oui, c'est sûr qu'ils l'ont aussi, maintenant, dit-il d'un air contrit. Il va falloir se dépêcher!
- Comment veux-tu trouver le cap alors qu'on n'a plus la carte, Corwin? Tu commences à me les chauffer!
- Mais… j'ai la carte en tête, maintenant. Je peux vous donner le cap, pas de problème.
Mira semble reprendre son souffle.
- Tu l'as vue pendant trois secondes dans le noir, et tu prétends pouvoir t'en rappeler fidèlement ?
- Si fait.
-
Bien, c'est bien, tu nous seras peut-être utile finalement,
ajoute-t-elle, pensive. Tu vas nous redessiner la carte, pour être
sûrs. »
De
retour à bord du Demon's Wrath, ils ont tous le sourire aux lèvres
lorsque les ordres du Capitaine retentissent dans le calme avant l'aube :
« On appareille immédiatement ! A nous la fontaine des âmes ! »
2 – Voyage au pays des mers du sud
La
nuit s'est évaporée dans le fracas des manœuvres et l'agitation des
matelots, chantant, criant leur excitation à l'idée de cette course au
trésor. Ils jurent d'autant plus que l'enjeu dépasse aujourd'hui tout ce
qu'ils ont pu vivre auparavant. Ils connaissent à présent leur
destination finale, et rien ne pourrait les arrêter, pas même la fuite
au niveau de l’étambot découverte la veille par Pan et calfeutrée tant
bien que mal. Et puis il y a la pression mise par l'autre équipage, ces
scélérats qui se sont glissés dans la nuit comme les voleurs minables
qu'ils sont. Ils ne doivent surtout pas arriver les premiers sur l’île
des âmes, la mystérieuse Lily Dale !
Le
train d'enfer imposé par Mira ne suffit apparemment pas à distancer le
navire qui leur colle au train, ses voiles noires crevant l'horizon.
Elle a reconnu à son curieux pavillon figurant une bible le Faith du
Capitaine Black Jack Cutting (Bible Jack, comme il se fait appeler dans
le milieu, à quoi certains ajoutent "ça aurait pu être pire"), un
ramassis de consanguins et de meurtriers sournois et vicieux, qui ne
peuvent cependant pas se targuer d'une réputation aussi ombrageuse que
les démons de Mira. Un fait qu'elle entend bien confirmer à la première
occasion.
De
toute évidence son équipage est tout aussi désireux d’en découdre, ils
sont agités et sur les nerfs. Scar, le cuistot borgne, a longuement
affûté ses lames, produisant un bruit métallique qui donne envie de
sauter à la mer. Fèvre court partout en trimballant des munitions et de
la poudre, Ori a déplacé les canons et est en train de vérifier leurs
réglages. Même Arty, cet ivrogne de service, semble d'attaque, si jamais
d'aventure on en venait aux mains. Mais il faut attendre, attendre que
le vent tourne et que l’affrontement devienne nécessaire. Mira se prend à
souhaiter qu’une avarie les fasse ralentir, rien que pour en finir avec
cette attente. Elle n’est définitivement pas taillée pour la patience.
« Alors Mira, on rumine, comme d’habitude ? »
Pan
s’approche, un air narquois sur le visage. Second ou pas, il va falloir
qu’il apprenne les manières un jour ou l’autre, cet hurluberlu.
« Je
ne crois pas t’avoir sonné, Pan. Et si tu pouvais m’appeler Capitaine,
de temps en temps, ça nous éviterait beaucoup de problèmes à tous les
deux.
-
Comme tu veux, Capitaine. Tu as quand même un air lugubre depuis qu’on a
repris la mer, et c’est encore pire à voir que ton air féroce.
Qu’est-ce que tu ne dis pas ?
-
Le truc avec ce que je ne dis pas, Pan, c’est que je n’en parle pas.
Maintenant fous moi le camp de là ou je t’envoie de corvée en cuisine.
- Ca n’a rien à voir avec cette histoire d’identité secrète quand on était au port ?
- Dégage !! »
Il
a esquivé la pomme rageuse, qui s’en va finir sa course dans les vagues
après un puissant rebond. Pas, grave, elle n’avait plus faim de toute
façon.
Le
vent leur aura finalement fait défaut, alors qu’ils contournent au loin
la dernière péninsule avant l’île des âmes. Le Faith a lui aussi changé
d’allure mais il se rapproche de plus en plus, Black Jack fièrement
campé à la proue, au profil reconnaissable avec son chapeau aux allures
de mitre. La rumeur prétend qu'il ne dort plus depuis des années, et à
le voir sur le pont depuis des lustres, il faut bien avouer qu'elle
sonne juste ; le satané bougre est là nuit et jour, maniant la longue
vue ou calculant un nouveau cap, mais la plupart du temps simplement
debout, ne lâchant pas sa proie des yeux telle une étrange figure de
proue.
Ils
ont tous leurs ordres. Ori se tient prêt à charger les énormes boulets
qu'il est le seul à pouvoir soulever dans le canon géant dont ils sont
si fiers. Virant de bord, Mira fait un signe à Ori qui hurle :
« Cassonade ! » en enfournant le premier boulet.
« Cannonade, Orignac, ça se dit cannonade. Feu ! »
Une
détonation impressionnante, la boule de métal vole au loin, droit sur
les pirates de Bible Jack. Ils suivent des yeux la courbe parfaite, et
retiennent leurs souffles pendant une seconde… Il tombe finalement juste
à côté de la coque, et Mira esquisse un sourire satisfait.
« Ils se sont pas foutus de nous pour la précision. Un autre, Ori, et compensez la dérive ! »
Sur
le Faith, les matelots courent en tous sens et les ordres filent, mais
leurs petits canons ne sont pas encore à portée. Ils ont en tout cas
retenu l'attention de leurs poursuivants... On rectifie d'un poil de
dizième de degré l'orientation de la pièce, et le second boulet décolle
dans un bruit assourdissant, couvrant le pont de fumée.
« Oooooooooooooh ! »
crie l'équipage alors que le tir semble une nouvelle fois filer droit
au but. Une mouette salue d'un piaulement strident la parabole à son
apogée, et les deux bandes de pirates observent dans le même
recueillement la chute de l'imposant projectile. Le Faith est en train
de virer de bord lui aussi, mais il semble que… Cette fois, il touche.
Le bois et la toile volent dans un fracas d'enfer, et lorsque la fumée
se lève, un grand trou orne la coque juste au dessus des flots.
« Ils s'affolent, capitaine, les informe Plume. Le boulet a dû traverser.
- Parfait, on a gagné un peu de temps. On reprend le cap, moussaillons, donnez de la voile ! Cette fois l’île est à nous ! »
Pour
conserver leur maigre avance, ils doivent maintenir l'allure forcée,
quitte à faire un petit détour pour tirer meilleur parti des vents. Le
Demon's Wrath n'a jamais filé aussi vite. Dans leur sillage flottent
toujours les voiles du Faith, avec son infatigable capitaine. Leur petit
souci à la coque ne semble pas les inquiéter outre mesure. Il faut dire
que le voyage touche à sa fin.
Au
crépuscule le cri de Plume s’élève dans l’air ouaté : quelques instants
plus tard, Mira voit se dessiner au loin la forme tant attendue de Lily
Dale. Dans un halo de lumière, la côte recouverte d'une forêt
envahissante se déploie devant eux. C'est un lieu de pouvoir connu pour
sa magie noire, tristement connu devrait-on dire, puisque les rares
survivants ayant abordé l'île sont toujours morts très rapidement dans
des circonstances étranges. Corwin leur a assuré que les lieux avaient
été désertés même par les tribus indigènes, et qu'ils auraient donc la
paix pour leurs recherches. Evidemment, on peut prendre cette
information de plusieurs façons différentes.
Mira
ne s'inquiète guère de ces fables, qui contiennent sans aucun doute
leur part de vérité. Il va sans dire que la fontaine des âmes doit être
un lieu bien gardé, mais elle même ne vient pas sans défense. Plus
alarmant, c'est le navire dont on aperçoit le bout des mâts au delà de
la ligne des rochers, justement là où ils avaient prévu jeter l'ancre.
Pour une île déserte, elle a l'air furieusement occupée! Entre ceux-là
et le navire qui croise derrière eux, il va y avoir foule à leur petit
rendez-vous impromptu.
« Je
crois que l'anse ouest est déjà prise, Fèvre. Black Jack va foncer
droit dans le tas, mais pour nous simples mortels, il va falloir tenter
une approche plus subtile. On va jeter à l'est et approcher à la rame,
en priant pour que les rochers ne nous abîment pas trop. »
L'équipage
râle par principe, même s'ils savent que le second de bord, ce vieux
renard de Pan Ourgian, est un expert dans le passage de hauts fonds et
autres récifs sous marins. Il n'y a vraiment qu'à s'en remettre à son
expérience et à son sixième sens magique. Sur des flots relativement
calmes, le Demon's Wrath s'enfonce lentement dans la zone des brisants,
pendant que le Faith se dirige vers l'anse comme prévu. Au-delà de la
barrière de rocs, ils trouvent un endroit pour mettre un canot à la mer,
et se frayer un chemin en zigzaguant parmi les derniers écueils. A
plusieurs reprises la coque laisse entendre des raclements lugubres,
mais ils finissent par arriver à bon port, nageant les dernières brasses
jusqu'au rivage alors que le soleil se couche. La côte escarpée de Lily
Dale s'étend devant eux.
3 – Lily Dale
Vue
d'ici, l'île ne ressemble pas du tout à ce charmant clair de lune tracé
sur la carte. Elle est sombre, au relief accidenté et couverte d'une
végétation luxuriante, dans laquelle ils vont devoir parcourir un bon
bout de chemin avec un fort dénivelé pour atteindre l'endroit marqué par
le prêtre - en espérant qu'ils soient encore dans les temps. Jetant un
œil sur la copie de carte, Arty, qui marche juste derrière Corwin,
devient blême :
« Cette courbe de niveau, là… On dirait un ancien symbole, cela fait très longtemps que je ne l'avais pas vu…
- Tu dérailles, l'Irlandais, c'est la bibine qui parle ! »
Riant
avec ses hommes de la mine déconfite du matelot, Mira n'en regarde pas
moins attentivement les courbes, dont le dessin lui rappelle
effectivement quelque chose. Il y a fort à parier qu'elle saura bientôt
quoi ; de toute manière, il faut se mettre en marche. Point de gloire
sans péril…
Ils
pénètrent pas à pas dans le dédale de troncs et de feuilles, entre
hévéas et calebassiers couverts de baies. La luminosité diminue encore
sous le couvert des feuillages, et ils n'ont pas la partie facile. Les
lianes cèdent devant les coups de sabre, mais ils luttent pour chaque
enjambée avec les branches qui s'entrelacent en tous sens. La forêt dans
sa grandiose effervescence ne les accueille qu'à regret. Mais quelle
profusion de beauté et de vie! Les oiseaux innombrables chantent à
tue-tête au dessus d’eux, faisant bruisser et balancer les cimes. A
terre, les petits rongeurs cavalent entre les racines, et de loin en
loin les ailes chatoyantes de papillons s'agitent dans l'air humide de
la fin de soirée. Ils rencontrent même le cours d'un ruisseau, frais et
au lit bordé de mousse. Plus loin, d'énormes fleurs déploient leurs
couleurs au milieu de la verdure, ajoutant une note claire à cette
symphonie végétale. L'air embaume de fragrances sucrées et gourmandes.
Affamés, les boucaniers se laissent tenter par des papayes bien mûres
qui semblaient attendre leur passage, et pour compenser, Mira leur fait
presser le pas. Les mille parfums de cette forêt enchantée commencent
sérieusement à l'écœurer.
Un
peu plus loin, ses hommes s’arrêtent à nouveau. Elle sent la colère lui
monter aux joues en entendant les gloussements d'Ori et Arty, qui se
sont éloignés du sentier pour atteindre un figuier particulièrement
odorant. Les deux ahuris semblent avoir découvert quelque chose
d'extraordinaire, qui leur tire des petits cris de jouvencelle
écervelée. Misère…
S'attendant
presque à trouver une licorne ou un oiseau de feu, elle rejoint les
deux écumeurs des mers les plus lamentables que la terre ait porté.
« Bougres de pirates à la manque, qu'est-ce que vous f…
- Cap'taine, r'gardez, elle bouge ! »
La
créature est assise sur une souche, les jambes repliées dans ses bras,
battant de ses longs cils à l'attention des visiteurs. Ils ont allumé
une torche pour mieux profiter de leur découverte, et le regard de
l'étrange jeune femme ne quitte pas la flamme, qui semble danser au fond
de ses yeux, et emplit sa chevelure châtain de reflets dorés. Elle est
vraiment petite, de la taille d'un enfant de trois ou quatre ans, et
menue, si frêle! Mira ouvre de grands yeux, et cache un sursaut en
entendant le ricanement de Scar à côté d'elle, un son approchant le
grondement d’un ours enragé en pleine rupture d’anévrisme. C'est
peut-être la première fois qu'elle l'entend rire, ce bestiau là. Enfin,
c'est vrai que l'apparition a de quoi ravir. Légèrement vêtue, elle
oscille doucement d'une jambe sur l'autre, avec une sorte de grâce
hypnotisante. Tout à coup les ailes membraneuses dans son dos s'animent,
vibrantes de pourpre et de violet, et dans une poignée de battements
elle s'élève dans les airs, disparaissant de leur champ de vision.
« Oh, elle est partie, s'exclame Ori d'un air triste.
- Qu'est-ce que c'était? demande Plume en rêvassant.
- J'en ai jamais vu d'aussi belle… dit Corwin, subjugué.
- Ca doit être ça qu'on appelle une fée, ajoute Arty, en fin connaisseur de contes et légendes.
Le capitaine et son second échangent un regard sombre.
- Voilà qui explique la forme de la courbe de niveau…
- Elles ne paient pas de mine, vues comme ça, hein.
- Vraiment, Pan, tu crois qu'on peut continuer à ce rythme? On va perdre un temps précieux…
- Il vaut mieux ça plutôt que de les énerver prématurément, tu sais bien.
Mira secoue la tête, mais l’argument reste valable.
-
Allez, Ori, Plume, on se secoue, la route est encore longue! Si je vous
vois encore bayer aux corneilles, je vous jure que vous allez servir de
terreau aux palmiers ! »
Leur
déambulation dans la forêt gagnée par les ténèbres devient de plus en
plus difficile, entre racines traîtresses et sols instables. Sans
compter les distractions constantes quand ils croisent d'autres
envoûtantes apparitions aux ailes d'ange. Mira leur a bien interdit de
s'approcher à moins de dix pas, pour conserver un rythme raisonnable,
mais ils sont immanquablement fascinés par ces êtres fantastiques. Les
fées ne se lassent pas davantage, et ils en retrouvent toujours de
nouvelles sur leur route, qui regardent les voyageurs passer avec un air
parfois intrigué, parfois triste avant de disparaître dans la pénombre.
Ils leur jettent des fleurs, leur envoient des baisers pour les voir
esquisser l'ombre d'un sourire, pour un simple regard. Quelques pas plus
loin, ils manquent tous de se pâmer d'extase lorsque l'une d'elles
improvise une petite danse sur un tronc. Ses longs cheveux ondulent
autour d'elle et ses jambes fines sont la quintessence de la
délicatesse. La vision semble leur redonner du cœur, et sur un ordre sec
de leur capitaine ils repartent de plus belle.
Après
une dernière montrée abrupte, la nuit est tombée et le but tout proche à
présent. Les sens acérés de Pan sont aux aguets : ils n'ont toujours
pas croisé les autres hôtes de Lily Dale, et il devient vital de repérer
leurs collègues le plus vite possible. L'équipage de Black Jack ne doit
pas être loin, à moins qu'ils ne soient tombés sur un os en chemin, ou
peut-être sur l'autre compagnie. Quant à ces derniers, on ignore d'où
ils viennent, ou depuis quand ils sont là. Il est possible qu'ils aient
eu le temps de prévoir quelques chausse-trappes… Comme si cette île
funeste n'était pas un désagrément suffisant en soi.
Mira
quant à elle s'attend à peu près à n'importe quoi. Les signes ne sont
pas très clairs mais elle sent une présence sur cette île, une puissance
sombre qui grandit à mesure qu'ils s'éloignent du rivage. Au détour
d'un groupe de dattiers, Plume repère des traces de piétinements, et
elle enjoint sa petite équipe à moucher les feux et redoubler de
vigilance.
Au
travers de l'écran de végétation, ils aperçoivent finalement les
torches de la bande rivale, mais quelque chose cloche dans leur
attitude. Ils ne se méfient pas du tout, et les pirates de Mira
parviennent à s'approcher sans éveiller le moindre soupçon. Fidèle à
lui-même, Ori fait craquer quelques branchages, s'attirant des regards
noirs, mais rien ne se passe. Leur absence de réaction est pour le moins
inattendue, mais les raisons en deviennent évidentes alors qu'ils
découvrent la scène de plus près.
Les
pirates à la manque sont concentrés sur la petite douzaine de fées qui
leur tournent autour, enchantés de cette vision, désarmés par leurs
sourires, et l'irruption d'un autre capitaine pirate ne semble leur
faire ni chaud ni froid. Jack lui-même garde le regard fixe et embrumé,
charmé qu'il est par le déhanché de la nymphe qui plane juste devant
lui. Le tableau a de quoi amuser, et Mira le grave dans sa mémoire. Puis
elle se retourne silencieusement pour faire signe à sa troupe de lancer
l'assaut : il faut savoir saisir ce genre d'aubaine dans le milieu.
S'ils peuvent se débarrasser d'une partie de leurs concurrents…
Seulement,
ce ne sont pas des matelots à peu près disciplinés qui accourent
derrière Pan, ça ressemble plutôt à une bande de fous furieux ! La
passion brûlant dans leurs yeux et leurs cris de haine et de jalousie ne
laissent aucun doute, ils sont complètement possédés par les étranges
créatures de l'île, tout comme ces pauvres gens du Faith. Bousculée par
le gros Orignac, Mira se dégage de la curée alors que les sabres
commencent à s'entrechoquer et les balles à pleuvoir. Heureusement
qu'elle avait prévu sa protection et un contre sort pour ce genre
d'occasion… Tapie derrière des fougères, elle tire de sa besace la
potion de clairvoyance qui devrait bien marcher en combinaison avec le
sort de dissipation, pour peu qu'elle arrive à mettre la main sur une
de ces créatures.
Ce
n'est malheureusement pas si simple, tout le monde court et se bat, les
fées pas moins que les autres, envoyant de grand coups de bâton au
visage de tous ceux qui passent à portée. Leurs cris stridents ponctuent
la mêlée, acclamant chaque pirate tombé au combat, encourageant les
autres à plus de déchaînement encore. Mira en voit même quelques unes
donner de grandes claques aux pauvres hères avec une force incroyable,
qui les envoie rouler au sol. Elles n'ont plus vraiment l'air de ces
êtres merveilleux et fragiles qui butinaient de fleur en fleur. Leurs
visages ont à présent quelque chose de repoussant, la violence déforme
leurs traits. Elle en repère une un peu à l'écart, s'approche en
essayant de ne pas trop se faire remarquer, mais la fée l'aperçoit
finalement et lui échappe des doigts au moment où elle attrapait sa
cheville.
« Reviens là, petite punaise!
- Capitaine, en voilà une un peu plus docile… »
Pan
maintient fermement contre lui une créature au visage plein de
contusions, mi fée mi démon, qui crache et montre les dents (qu'elle a
nombreuses, et pointues). Mira sort son coutelas, soulagée : un brin
d'aide est bienvenu. Cependant, comment son second a-t-il pu résister à
la frénésie de sang qui s'est emparée des autres? Il n'aurait quand même
pas…
« Pan, tu t'es procuré une barrière de protection contre les envoûtements des dryades?
Il lui sourit d'un air goguenard.
- Bien sûr, la même que toi… Tu me remercieras plus tard.
D'effroi, elle manque lâcher sa lame.
-
Mais enfin, tu sais très bien que cette protection ne marche que pour
les femmes! Quand un homme se préserve de leurs charmes, ça les rend
complètement maboules! »
Pan
n'a pas l'air peu fier de son œuvre, et son sourire en coin fait
bouillir les sangs de la capitaine. Elle réprime de vive lutte le désir
féroce de lui envoyer son poing dans la figure ; il recevra la
récompense de son arrogance en temps utile.
« Approche cette fichue lumière, que je voie ce que je fais. »
Contenant
sa rage, elle finit de répandre le sang à la hâte sur le vélin du
contre sort, y ajoutant quelques gouttes de la potion de clairvoyance.
Au moment où la surface devient rougeoyante, elle glisse le sort sous
les vêtements vaporeux de la fée qui se met à hurler, prise de
convulsions, avant de balancer le tout dans le chaos de la bagarre.
Lorsque les créatures se mettent à se tordre dans des rugissements
épouvantables, la rixe perd immédiatement de son intensité.
Mira
serre les dents, le temps que le boucan se calme. Les pirates, du moins
ceux encore vivants, semblent émerger d'un rêve particulièrement
intense, hagards et terrassés par un douloureux mal de crâne. La peine
est salutaire, bien sûr. Il reste des corps à terre, et pour ceux là,
aucun contre sort ne peut plus rien. Elle reconnait Arty au milieu d'une
flaque de sang, ce qui diminue encore ses maigres effectifs. L'énorme
Jack est assis contre une souche à quelques pas, assommé. Une énorme
blessure orne son abdomen, mais elle ne saigne déjà plus et semble
cicatriser à vue d'œil. Priant pour qu'il ne revienne pas trop vite à
ses esprits, Mira jauge la troupe qui l'entoure : ils semblent tous
attendre qu'elle prenne la parole. Et bien, il reste un problème à
régler.
Pointant
le doigt vers son second, elle hurle à la ronde : « Cet homme nous a
tous mis en danger ! Il a agi pour lui sans penser une seconde aux torts
rendus aux siens !
- C’est un menteur et un voleur ! ajoute Scar.
- On en a marre de son fichu caractère ! »
Trois
pirates s’approchent pour encercler Pan. Ils le dévisagent méchamment,
et grognent dès qu’il esquisse un geste. Mira se félicite de tant
d’enthousiasme. De son côté, Pan commence à se décomposer, sentant le
changement de température.
« Il faut que justice soit rendue, à l’instant ! »
L’assemblée
s’agite, ils ont tous leur idée sur la question. Les insultes
continuent à pleuvoir, de plus en plus agressives, comme les aboiements
d’une horde de chiens affamés. Mira sent monter en elle une vague
puissante de violence, alimentée par le brasier de la meute, qui envahit
son être et submerge ses sens.
Pan
ne fait plus mine de bouger. Lame encore au clair, elle l’attrape
rudement par les cheveux et le met à genoux. Il se débat sans conviction
pendant qu’elle crie encore : « Vous voulez sa tête ?! »
Une grande clameur lui répond alors que tous les marins unissent leur voix : « Ouaaaaiiiis ! »
Cette
fois son prisonnier s’agite vraiment. La peur de la mort lui redonne de
l’énergie, mais pas assez pour se dégager de la poigne de fer de son
Capitaine. Mira plonge son regard dans le sien, une lueur de folie dans
les yeux, tout en positionnant sa lame.
« Va au diable, Pan Ourgian ! »
D’un grand mouvement, elle sépare la tête du reste du corps et l’envoie rouler au sol.
Elle
libère sa respiration. La couleur rouge commence à refluer de sa
vision. Elle regarde ses spectateurs, qui n’osent plus bouger ni ouvrir
la bouche.
« Si je suis capable de faire ça à mes amis, imaginez ce que je pourrais faire à mes ennemis !! »
Son
cri hargneux s’élève dans la nuit, comme une insulte à la face du
monde, et ce sont des hurlements de plaisir qui lui répondent. Elle voit
les étincelles dans leurs yeux, leurs armes levées au ciel dans un
regain d'énergie. « Sus à l'ennemi ! » crient-ils. « Pas de quartier ! »
4 – La fontaine des âmes
La
tête séparée de son corps est laissée là, baignant dans une flaque de
sang que la terre boit avidement, et personne ne s'en occupe déjà plus.
Mira entreprend de faire le point avec toutes les informations qu'elle
peut récupérer. Comme prévu, l’approche du cœur de l’île rend tout le
monde complètement fou et les bains de sang se succèdent. Leur violence
naturelle exacerbée, ses propres hommes deviennent aussi dangereux que
ses ennemis. Elle-même ne se maîtrise plus totalement. Cette scène avec
Pan… Il faut avancer sans tarder, sinon il ne leur restera plus d’âme à
proprement parler avant d’avoir vu la fontaine. Et sans âme, impossible
de s’en approcher…
Il
semble que les invités surprise qui les attendaient à la rade soient
des représentants de la marine espagnole accompagnés de l'Eglise, selon
les dires des marins du Faith, qui en ont passé plusieurs au fil de
l'épée en débarquant. C'est pourquoi Black Jack, réveillé depuis peu, a
accepté une trêve. Le gouvernement fait un bon ennemi à combattre pour
toutes les bandes de flibustiers, et une raison valable pour mettre
leurs petites querelles de côté. Et puis cette alliance ne sera pas de
trop, ils sont tellement nombreux! La caravelle qui les transportait
affiche le double du tonnage du Faith, ceci ajouté à leur armement
supérieur et à leur ferveur de fanatiques religieux, ils ne sont pas à
prendre à la légère. Le seul point rassurant est leur manque de
préparation, qui leur a fait prendre le large alors qu'ils n'avaient que
les coordonnées d'une île, et aucun emplacement précis. Ils doivent
encore être en train de quadriller cette forêt des plus inhospitalières,
et avec un peu de chance, les fées démoniaques auront fait la moitié du
travail.
Armés
de leurs torches et de plus de cartes qu'il n'en faut pour le compte,
les deux compagnies réunies reprennent vaillamment la marche vers la
fontaine des âmes. Echaudés par leurs déboires encore frais, ils
scrutent les ombres et ne manquent plus une occasion de faire preuve de
prudence. Mais cette fois, point de créatures surnaturelles, même les
oiseaux et les lézards sur les troncs semblent moins colorés et plus
discrets qu'auparavant. Tout est calme, d'une tranquillité inquiétante…
Les milliers de feuilles d'arbres au dessus de leurs têtes les observent
dans la nuit, comme autant d'yeux au regard sinistre. La sylve tente
sans doute d'épier les messes basses des deux capitaines, qui
progressent de concert en tête du groupe.
« Je
suis sûr qu'on peut s'arranger, Mira. La fontaine des âmes est un
trésor qui dépasse l'entendement, digne d'être partagé entre deux des
plus grands de ce monde.
- Ne me fais pas rire, Jack. Tu n’as aucune intention de partager le trône des âmes.
-
Et bien, toi non plus, petite Capitaine, dit-il d’un ton inquiétant. Tu
espères ravir le trésor à toi toute seule, avec ta misérable troupe
d’avortons. J’aimerais bien savoir ce qui te rend aussi confiante.
- Je dois être folle, voilà tout, répond-elle, laconique.
- Je ne ferai pas l’erreur de le croire.
-
Et toi, quels sont tes plans pour cette fontaine? J’ai entendu dire que
tu ne dormais plus, depuis que tu as perdu ton âme, ajoute-t-elle dans
un souffle.
-
Ma foi… Il est possible que je sois venu chercher la chercher. Bible
Jack, le capitaine professant l'âme éternelle, mais je suis la preuve
vivante du contraire, une coquille vide ! Oui, il me faut cette
fontaine, et son pouvoir.
- Pour invoquer ton âme ?
-
Il le faut, dit-il comme une supplique. Tu n'imagines pas comme
l'éternité est longue quand on n'a plus d'âme. Je ne ressens rien,
seulement la rage, cette rage qui me consume jour après jour sans que
rien ne vienne me délivrer. »
Ses
poings serrés, son visage livide, ses yeux fous éclairés par la flamme
de la torche ne peuvent que confirmer ses propos. Mira respire,
soulagée. La hargne est une motivation qu’elle connait bien.
« Tu es vraiment un pirate étrange.
-
Ma foi ne me laisse aucun répit. Il faut surtout mettre toutes les
chances de notre côté, pour atteindre au plus vite cette source
spirituelle.
- Oui, ça me parait plutôt urgent aussi, dit-elle en souriant. Cette île ne nous veut pas du bien. »
Alors
que son capitaine s’éloigne, un des hommes de main de Jack s’écarte du
groupe et se penche vers Mira. Il a l’air vieux et rabougri, mais encore
plein d’énergie alors qu’il se maintient à sa hauteur en sautillant. Il
lui parle tout bas, son visage collé au sien, comme s’ils étaient seuls
au monde.
« Ton âme est noire, jeune Capitaine, noire comme cette île. L’heure approche… »
Elle le regarde, intriguée. Il lui renvoie un regard trouble, aussi sombre que la nuit, et s’éloigne en boitillant.
Ce n’est pas la première surprise sur cette île. Et bien, il ne reste plus qu’à aller de l’avant.
Quelques
centaines de mètres de ténèbres plus loin, ils tombent par hasard sur
une sentinelle de la marine. Tomber est bien le mot, puisque Plume et
Croc-en-jambe, son acolyte du Faith, avaient pris de l'avance en sautant
de branche en branche, exercice périlleux dans la nuit mais qui leur
aura permis de surprendre le garde dans une attaque éclair parfaitement
orchestrée. Chargés de couvrir l'approche de la bande, ils repartent
explorer les alentours aussitôt, laissant les capitaines juger du cap à
prendre.
Scrutant sa carte, Jack pointe un doigt charnu vers le Nord.
« C'est par là, évidemment, je crois que j'aperçois des lumières… »
Mira
ne s'inquiète que marginalement des troupes de la marine. Elle frémit
en voyant l’air avide de Jack, et les lueurs sombres qui brillent dans
les yeux de leurs hommes. Ses propres poings la démangent, et elle sent
le goût du sang sur sa langue.
« Le
mieux serait de nous séparer. Nous pourrons les prendre en tenaille
comme ça. Jack, je te laisse prendre le flanc gauche? Nous, on prend à
droite. Ils ont une falaise de l'autre côté, ils seront coincés.
- On se retrouve à la fontaine alors, Mira !
- Ouais. Et ne traînez pas en route. »
Après
un dernier signe de tête, l'équipage du Faith prend du champ, et
disparait rapidement dans la nuit. Mira s'éloigne dans l'autre sens,
prenant soin de s'assurer qu'ils ne sont pas suivis en laissant quelques
hommes à la traîne. Une ronde, et une deuxième ne révèlent aucune
présence indésirable. Convaincue qu'aucune oreille indiscrète ne traîne
dans les parages, elle s’accroupit, ses hommes autour d’elle, et elle
expose son plan à voix basse. Ils l'écoutent attentivement, hochant la
tête pour ponctuer ses phrases. Il va encore falloir être furtifs, mais
ça ne sera pas un souci. Malgré leur impatience, ils sont de plus en
plus concentrés. Les plaisanteries se sont taries au profit d’un air
sombre qui semble les habiter en permanence. Même Ori commence à se
débrouiller pour marcher en silence. La suite ne devrait présenter aucun
problème. Si seulement tout pouvait bien se passer…
Les
explications finies, ils s'éloignent tous d’un même élan, se fondant
dans les ombres autour du camp de la marine. Cette nuit, les démons de
Mira rôdent. Le monde tremble d'effroi.
L'amiral
Bonbonnet esquisse un sourire suffisant en voyant traîné devant lui le
capitaine des pirates. Il n'aime pas trop être réveillé au beau milieu
de la nuit, et son hôte involontaire va en faire les frais.
« Bible
Jack, voilà une prise de choix! Avec tous ses petits larbins !
Monseigneur l’Evêque va être positivement ravi. Dès que nous en aurons
fini ici, nous te ramènerons avec nous, pour que tu puisses profiter de
la justice de notre glorieuse Eglise !
-
Monseigneur, nous partageons la même foi. Mais vous n'avez que faire de
moi, alors que je peux vous conduire à la furieuse, redoutable
capitaine pirate Mira !
- Mira la démone ? Elle est ici ?
-
Oh oui, et elle s'apprête à prendre ces lieux d'assaut pour en faire un
bain de sang. C’est un vrai démon femelle ! Entre hommes d'Eglise,
notre devoir est de débarrasser cette terre sacrée de l'engeance
démoniaque qui la souille de ses pas ! »
Ce
discours ne manque pas de toucher la ferveur de l’amiral. Il s'approche
du prisonnier et lui applique une grande claque de sa main gantée,
avant de s'exclamer :
« Ne
t'avise pas d'invoquer le nom de l'Eglise, mécréant ! Toi et ta bande
n'êtes rien d'autre que des souillures supplémentaires. Vous autres,
mettez-les aux fers ! Et celui qui m’apportera la tête de cette démone
rentrera au pays couvert de gloire ! »
« Capitaine, un homme à terre ! »
Mira
se retourne dans un souffle, le temps de reconnaître les frusques de
Ben, un vieil ébéniste qui s'était joint à eux il y a de ça… Et bien,
c'était pour leur première campagne. Bien du sang avait coulé ce jour
là.
« Ca doit être les espagnols, taillez moi ces chiens en morceaux ! »
Du
sang vaut toujours mieux que des larmes, et cette nuit, entre toutes,
ne parle que de ça. Les hommes qu'ils ont trouvés près de la fontaine
gisent dans le leur, la gorge tranchée, et bien que personne n’ait donné
l’alarme, il ne reste que peu de temps.
« Bien, placez les dernières charges là, dans les fougères.
- Cap'taine… C'est drôlement près de la fontaine…
- Fais ce que je dis, Ori. »
Sa
parole est finale, et aucun de ses compagnons de fortune ne moufte. En
silence, ils attendent le coup d'envoi du grand spectacle promis par
Mira. Seuls ses plus fidèles matelots sont là, ceux capables de
dynamiter une fontaine des âmes sans sourciller. Les autres ont été
piéger les quatre coins du camp : avec autant de poudre, les cieux
nocturnes vont resplendir de mille feux avant longtemps.
« Mira! C'en est fait de toi! Rends-toi sans résistance! »
Les voix approchent, les lumières des torches et les bruits de bottes qui martèlent le sol, c'est le moment de décoller.
« Courez! »
Elle
s'élance elle aussi, avec un dernier regard pour l'immense bassin aux
eaux calmes, dont les pierres claires scintillent dans la nuit. La mèche
crépite avec force, elle court encore, plus vite, encore quelques
mètres, et comme prévu…
La fumée se lève peu à peu. Mira est réveillée par un courant d'air sur sa joue. Ses paupières se soulèvent péniblement.
Le
monde est sens dessus dessous. Elle est entourée de monceaux de gravats
et d'énormes morceaux de troncs. Une aubaine qu'aucun ne lui ait
atterri dessus. Elle gémit en essayant de déplacer ses hanches. Son
corps endolori réclame un instant de répit, quelques heures si possible.
Il faudrait aussi arrêter de respirer vu l'état de ses côtes. Elle
grince des dents en s'asseyant, un peu hébétée.
Plume arrive en boitillant, l'air de ne pas en croire ses yeux.
« Est-ce qu'on est morts?
-
Je ne suis pas encore sûre moi-même. C'est Ori là-bas? Et Corwin? Je
vois un de ses souliers là, enfin ce qu'il en reste ! Il ne pourra plus
le mettre je crois, il est trop abîmé…
- Cap'taine, ça va? »
Ori s'approche, soutenant Fèvre, qui a l'air indemne malgré sa coiffure hirsute.
« Ca va aller, mais faut pas traîner dans le coin.
- Alors, on a réussi?
- Je crois bien, mais… Dites, vous sentez quelque chose de changé, vous?
- C'est-à-dire qu'on les avait déjà perdues, nos âmes, Cap'taine.
- Bien vu, Ori. Allons chercher les autres. On peut partir maintenant, et célébrer dignement notre premier jour de liberté. »
Mira
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