Le jour du départ pour Nocea, rien ne laissait deviner la fête. Le ciel se grisait depuis le lever du soleil. La perspective du jour n'affirmait rien hors de la monotonie uniforme de la cité. Agratius d'abord crut à un rêve, puis se réveilla.

Sous ses fenêtres on attelait les bicyclettes. Dans le triporteur de tête, décoré de ferronnerie, on installait Ophélia. Il était le plus beau de la dizaine de véhicules en file stationnés sur le trottoir du ministère. Ils étaient dix, vingt, trente, à s'affairer autour des transports de parade et à perfectionner d'idées neuves leur décoration, rajoutant ici des bibelots de ferraille prêts à carillonner, là des rubans de toile fleuris qui voleraient au vent de la vitesse. Ils étaient nombreux autour de la petite Ophélia qui multipliait les courbettes de remerciements, mais pas de trace de Johannes, se dit Agratius, en lui-même.

On frappa à sa porte. C'était Johannes qui ne prit pas la peine d'entrer et annonça :

« Agratius, mon garçon ! Nous partons dans quelques minutes. Soyez prêt à descendre. »

« Je suis prêt !, répondit Agratius, à peine sorti du lit. »

La porte s'ouvrit. Johannes portait son plus bel habit de bal, une veste en velours bleu marine légèrement bordée d'un filet de cordelettes de soie dessinant le long des épaules et du col des motifs de lianes s'argentant à la lumière pâle de ce jour timide. Par-dessous le velours la sobriété de sa chemise en lin contrastait, blanche écrue, relief invisible veiné de sillons verticaux. C'est à peine si l'on distinguait la pluie pailletée à sa ceinture ; la lumière était encore trop faible, et les rideaux trop épais pour la laisser agir.

« Alors venez. Vous avez vos bagages ? Nous dormirons à Nocea ce soir. »

« Tout est prêt. »

La réponse du garçon s'imposa masquée, cryptée, polysémique ; tant que Johannes, le sourire un peu gêné, fut contraint de préciser de nouveau sa pensée exacte.

« La couturière vous a bien apporté la tenue de ce jour ? »

« Oui. Elle est là, dans l'armoire. Je serais prêt. »

L'armoire était fermée.

« Bien. Je vous attends en bas. Ne traînez pas. »

En bas Ophélia dans la calèche cyclotractée avait déjà revêtu le costume qui lui avait été assigné pour ce jour de célébration, pour ce jour de fête qui voyait les Enfants de la Dernière Chance transmettre à la population la bonne fortune de leur titre romanesque attribué au milieu des pages qu'inondaient le pays depuis plusieurs jours, aller de ville en ville, des plus gros centres urbains aux plus profondes campagnes (du moins celles qui encore existaient), en prévision d'un voyage imaginaire qui les verrait parcourir les mers, au-delà, pour en revenir avec de plus belles aventures, au moins cette promesse était-elle celle qu'ils allaient distribuer tout au long de la journée, de place en place. Le costume était fait d'une robe de taffetas à la trame légère, bleu clair, pour répondre à ses yeux et à la blondeur de sa chevelure coiffée en chignon bouclé, et les manches bouffantes, transparentes en voile, métamorphosaient Ophélia bien loin de son apparence de petite fille que la simple robe blanche de tous les jours, celle avec laquelle elle avait quitté l'orphelinat et atteint la ville, ne faisait qu'accentuer ; les nombreux retroussis de la robe dissimulaient ses jambes frêles, lui donnaient de l'ampleur, revenaient encore et encore s'envelopper mutuellement et gonfler.

Autour d'Ophélia ils étaient nombreux à s'intercaler, et à s'emmêler les pas dans une danse désordonnée sur le trottoir bétonné du ministère. Les livrées qu'ils portaient, souvent de simples vestes noires à jabot, leur donnaient l'allure de valets. A l'arrivée de Johannes, ils saluèrent tous d'un geste de la main. Puis juste après lui vint Agratius, dont le pas décidé provoqua les mêmes saluts et plus d'exclamations.

« Voyez ce que vous provoquez déjà chez des spectateurs pourtant habitués à vous voir tous les jours. Imaginez ce que sera la réaction d'une foule impatiente, qui ne vous connaît qu'en mots et qui rêve de vos images, et plus encore de vous sentir en chair et en os ! »

Johannes invita Agratius à monter dans le triporteur dont déjà Ophélia occupait la banquette.

« J'imagine bien que je n'approuve pas. J'imagine aussi que cela doit vous réjouir. »

« C'est au-delà de mes espérances ! Ce matin le télégraphe m'a rapporté d'excellents échos des différentes villes que nous allons traverser jusqu'à Nocea. Les foules se massent depuis tôt ce matin, certains ont campé sur les grand'places la nuit. »

Le véhicule comportait un rideau permettant d'en isoler l'intérieur. Johannes le tira pour mieux signifier aux valets qu'ils n'avaient plus d'affaires ici.

« Connaissez-vous bien par cœur le discours que vous devrez prononcer ? Je ne vous ferais pas l'affront de vous imposer une récitation matinale. »

« Inutile, Johannes. Je tiens mes promesses. J'ai accompli également une opération indispensable. Grâce aux outils présents dans votre laboratoire secret, j'ai pu perfectionner Ophélia. Un mauvais coup avait dû endommager ses circuits. Elle peut désormais parler. »

De l'intense surprise de Johannes qu'il ne pouvait que supposer, Agratius ne vit rien derrière le sourire, qui s'adressait autant à lui qu'à la petite fille, assise à sa droite, mais qui ne bougeait rien d'autre que ses jambes en rythme.

« Heureux de l'apprendre. »

« Soyez rassuré. Je l'ai programmé correctement. Elle ne parlera qu'à propos. »

« Je vois. »

On annonça le départ imminent. Ophélia tourna sa tête vers l'embrasure des rideaux.



Les demeures modernes du quartier gouvernemental, larges barres de béton aux fenêtres symétriques, aux axes droits, tailladées de grilles empêchant tout à la fois l'intrusion et l'extrusion, composaient l'unique alignement du paysage défilant. Au bout d'un temps ils virent les frontières, physiquement encloses d'une large herse, des premiers quartiers résidentiels. A travers les rideaux du triporteur la vision était limitée, mais les premiers signes d'une foule, bariolée, hétéroclite, s'amorçait déjà, n'était-ce que par le murmure encore un peu lointain, la rumeur au cœur de laquelle les noms d'Agratius et Ophélia se perdaient. La parade des chars sembla ralentir sensiblement pour anticiper la confrontation. Johannes, comme pour détourner l'attention des deux enfants, ou encore pour rompre un silence plein de l'ennui des roulements de pédales, expliqua :

« Nous avons élaboré cette parade avec attention : il fallait que son déroulement compose lui-même une sorte d'histoire, à l'image des triomphes que certains monarques commanditaient à leurs metteurs en scène dans les anciens temps. Tout commence avec l'orphelinat, naturellement... »

Agratius interrompit sèchement le conteur.

« J'ai accepté de participer à la mascarade, mais il n'est inscrit nulle part que je doive en supporter sa description. Je sais ce que j'ai à faire. Je le ferais. Mais ce n'est pas le moment pour vos histoires, Johannes. Laissez-moi me concentrer. »

Ne voulant pas montrer son mécontentement le jour qui marquait son triomphe, Johannes acquiesça sans rien dire. Agratius pencha sa tête par le rideau, juste à temps pour voir le char de tête, un orphelinat de carton pâte, aux tours artificiellement délabrées et qui ressemblait davantage à un fort militaire qu'au véritable orphelinat, enfoncer la foule dont les traits se faisaient moins indistincts, malgré la masse.

Une petite fille s'extirpa du reste de la populace. Elle était blonde, artificiellement blonde, plutôt laide, et portait une petite robe blanche. Elle voulait ressembler à Ophélia, du moins par sa parure car sa prestance était toute empesée de manières maladroites. Elle courut jusqu'au second char où se trouvaient les deux enfants et Johannes, avec à la main une rose.

« Je m'en occupe, fit Johannes, et il tendit la main pour attraper la rose. »

« Cette petite fille était déguisée. Elle était déguisée en Ophélia. Ou du moins de la façon dont vous décrivez Ophélia dans vos histoires. »

« Vous feriez mieux de vous y habituer, Agratius. Regardez la foule. »

De l'autre côté de la grille, la foule, qu'ils fendaient à présent non sans quelques accrocs, quelques mains trop tentées, quelques jets de fleurs et des cris de joie sans fin, surprenait, d'abord par son nombre, mais avant tout par l'homogénéité de ses costumes de carnaval. Toutes les femmes et les petites filles de tous âges portaient la même petite robe blanche, et une perruque blonde bouclée, et un maquillage de poupée sous des traits inadéquats ; tous les hommes et les garçons portaient la même salopette et la même coiffure stricte de petit garçon sage, malgré leur âge et allure hilare. Il y avait là plusieurs centaines d'Agratius et plusieurs centaines d'Ophélia, tous brandissant encore d'autres panneaux, représentant à la craie sur l'ardoise au fusain sur le carton à l'encre sur le papier à la gouache sur la toile à l'aquarelle sur les cahiers d'autres Agratius et d'autres Ophélia, et le flux continu de clones ne s'interrompait pas le long des rues enclavées de la vieille ville qu'ils empruntaient à présent pour gagner la grand'place, c'était comme une marée gigantesque, houleuse, dangereuse, d'individus sortit des mêmes usines pour crier les mêmes slogans.

Lorsqu'ils furent sur la grand'place, le bourgmestre les dépêcha à monter jusqu'au balcon du palais d'où Agratius allait déclamer son discours. Johannes se tenait derrière lui, contemplant la copie infinie de sa propre création. Le garçon déclama le discours aussi vide de sens en furent les mots, plein d'injonctions aventuresques, d'encouragements au dépassement de soi, d'acclamations vitalistes et d'annonces exaltées du prochain voyage, celui qui amenait les deux personnages au-delà des mers, dans un navire en partance de Nocea, et tous étaient invités à les suivre dans ce périple d'une journée entière qui s'achèverait en apothéose maritime. Dans le public les tambours retentirent, frappant une marche martiale tout autant que joyeuse, quand les cuivres de la fanfare se joignirent aux percussions. Il était temps de repartir pour leur prochaine étape, mais au moment de bifurquer et quitter la ville, un gigantesque ébranlement souleva le char de tête, et devant les yeux ébahis d'Agratius l'orphelinat de carton pâte s'embrasa de la folie des torches agitées par l'invasion d'Agratius et d'Ophélia multiples gesticulant comme un feu de joie incendiant l'orphelinat achevé ainsi pour une dernière représentation pyrotechnique, acclamée et sauvage. Les cyclistes qui transportaient l'orphelinat eurent tout juste le temps d'amorcer un virage vers une ruelle moins encombrée et de s'enfuir comme les combattants acharnés décrétaient la prise ferme et définitive de l'orphelinat maudit où le scientifique fou avait conçu ses plans machiavéliques d'invasion. La structure de grillage soudée ne résista pas mieux et bientôt disparut à son tour sous les bravos.

« Cet incident était-il prévu, Johannes ? »

« Non, mais je n'y vois que de bonnes choses ! Cet orphelinat n'était-il pas le lieu de votre perdition ? Aussi bien dans la réalité que dans mes histoires ? Voilà un incendie tout symbolique ! Et le symbole est la base de la poésie. Je suis satisfait de voir la populace s'en emparer. »

Comme ils sortaient de la cité et s'engageaient sur la route principale, la marée d'Agratius et d'Ophélia les suivait toujours.

Plusieurs villes se succédèrent ainsi au long du parcours choisi par Johannes, d'abord les faubourgs de la capitale, où de grandes demeures résidentielles, recouvrant plusieurs hectares de rues bien ordonnées, abritaient encore de vastes masses de population curieuse, habillées elles aussi selon la coutume du jour, se joignant au grand défilé en apportant leurs pancartes, leurs banderoles d'encouragement, des cadeaux qu'ils entassaient à l'arrière d'une remorque située en queue de parade, traînée derrière le char de la capitale et ses tours géométriques idéales, ses ponts urbains soutenant l'estrade où une réplique du palais gouvernemental surplombait la file de fanatiques bien décidés à apporter au voyage leur contribution. Maxima, Aries, Divium et Tersus, Longium et Nartes, chaque nouvelle ville venait ajouter dans la vaste remorque du palais gouvernemental de nouveaux cadeaux, remis après qu'Agratius eut déclamé son discours, toujours le même discours, toujours l'aventuresque, toujours le dépassement, toujours l'exaltation, sur la grand'place de la ville. Après trois heures de route, le char du palais n'était plus qu'un immense tas de papier des cadeaux, les uns dispendieux et curieusement noués, les autres artisanaux, et chacun des pèlerins maintenait jalousement entre ses mains le présent précieux qu'il destinait aux Enfants de la Dernière Chance. Johannes fronça un peu les sourcils mais ils continuèrent le voyage, et à présent approchaient des campagnes. L'abondance urbaine laissa la place aux ruines, aux carrières et aux fermes abandonnées qu'un soleil puissant et désormais victorieux inondait sous les cris des poursuivants.

Là où Johannes avait craint une absence de mobilisation des campagnes, tant il était difficile de connaître exactement la pénétration de ses récits dans les confins du pays, la surprise fut heureuse. Le peuple des champs était aussi naïf que celui des villes, il acclamait les mêmes contes, se réjouissait des mêmes boniments. C'était, à l'entrée des villages, la reproduction fidèle d'un accueil chaleureux d'habitants grimés en Agratius et Ophélia, même si les robes étaient de curieux patchwork de toute sorte de tissus rapiécés et cousus, les salopettes des morceaux de toile raccommodés et attachés par des ficelles de chanvre, les perruques de curieux assemblages de couvre-chef en fil de fer et de fétus de paille, et les chiens s'y mettaient aussi qui aboyaient de joie au passage des chars dans les grand'rues, à l'arrêt pour le discours sur les places à fontaine, sans palais ni surplomb, sans estrade ni moyens mais le rebord froid du monument central suffisait déjà à servir d'estrade au couple véritable distingué ainsi de ses centaines d'imitateurs, milliers maintenant qu'à chaque arrêt le cortège grossissait. Agratius reconnut Minium, une fois puis mille fois tant il ne parvenait pas à singulariser les figures de cette place où avait été déclamé leur premier mensonge, Minium était là et partout, Minium était reproduit cent fois, imprimé à plusieurs exemplaires, à chaque fois cette même foule attentive et bruyante tout en même temps, à chaque fois ces mêmes rires aux temps marqués, ces mêmes applaudissements finaux, ces mêmes soulèvements criés à la chaîne, et arriva l'instant où tout devint flou, où la voix lâcha l'esprit et Agratius ne put que reproduire les gestes et les sons appris par cœur le cortège repartait les habitants, dont on ne savait plus lesquels étaient de la ville et lesquels des campagnes, s'entassèrent, comme la place manquait sur le palais gouvernemental gonflé de babioles sans valeur, dans le char extraterrestre qui symbolisait l'affront contre lequel les Enfants de la Dernière Chance s'étaient prétendument battus et où des pantins d'extraterrestres agitaient leurs tentacules et espéraient amadouer les pantins d'enfants à coup de bonbons de gélatines certainement empoisonnés ; il fallait se montrer digne des Enfants de la Dernière Chance qui voyageaient en tête de wagon et ne savaient pas qu'un char rempli d'extraterrestres, de la forme d'un vaisseau hideux de métal lisse et sans âme et triste et sans plaisir, les poursuivait, alors tous les Agratius et Ophélia du cortège se ruèrent sur le char, écrasant les structures, déchirant les fausses parois d'aluminium glacé à grands coups de fourches et de haches et de machettes qui dégageaient la jungle de fils électriques disposés sur le tableau de bord. Les faux extraterrestres désormais durent cohabiter avec de faux Agratius et de fausses Ophélia, les faux ennemis du jour engagés sur un même char sans interruption.

À Minium encore fut envahi le char représentant le laboratoire du professeur Sapiens, ses structures tubulaires de chenilles immobiles éventrées, ses fioles et flasques renversées et ses mystérieuses machines improbables mises en pièce en représailles du savant qui, comme tous les savants, avaient trahi son pays pour se vendre aux extraterrestres ; l'acteur qui jouait le professeur Sapiens fut pendu sur la grand'place au moment même où retentissait, tremblant et forcé, le discours d'Agratius, et on traîna son corps jusqu'à Minium où cette fois les Agratius et les Ophélia investirent le char du robot V., par fanatisme cette fois tant la créature de métal, faite de larges plaques tôles maladroitement rivées pour ressembler un tant soit peu au fantastique robot que le génial cerveau d'Agratius avait conçu, représentait l'ambivalence de la solution finale et brutale et l'intelligence à l'oeuvre pour produire un automate parfait, ce qu'aucun être humain n'avait, de mémoire d'hommes du moins, réalisé pour l'instant, alors il fallait conserver par-devers soi quelques traces de cette formidable invention, quelques traces qu'elle eut existé un jour même s'il ne s'agissait que d'un fac-similé de tôle au moins cette représentation du robot V. pouvait être exhibée dans les Maisons de la Firme où chacun viendrait apporter sa relique mécanique qu'il avait glané sur le char du robot V. dans son hangar, où sur le char du robot V. contre la Grand Faucheuse, elle aussi faite de tôle et de rivets mais mieux soudés pour lui donner une posture dynamique prise qu'elle était dans le moment fatidique de son combat final, de sa mort face au triomphal robot V. dirigé à distance par l'esprit puissant d'Ophélia qui du haut de la colline jaillissant des landes était capable d'ordonner au robot de frapper la Grande Faucheuse sur son flanc droit, de lui asséner un coup de pistolet laser, de lancer un obus à l'impact même de la gueule de l'extraterrestre, et ce lancement d'obus extraordinaire, soutenu par plusieurs dizaines de fils de fer pour bien montrer le mouvement à ceux qui n'auraient pas compris, c'était précisément ce que mimait le char de la bataille qui fut démonté à Minium, les uns saccageant le corps féminin du robot V. les autres achevant la Grande Faucheuse que l'obus de carton pâte encore n'avait pas touché, qui restait en l'air, sur le point d'exploser, mais on l'arracha bien vite de son socle et fut comme le reste démembré, et bientôt l'intégralité du défilé était mené par les hordes rampantes des amateurs d'histoires s'étant approprié les lieux mêmes de leur imaginaire, déformant les lieux, façonnant d'autres déguisements à partir des haillons de la gloire, s'inventant de nouveaux mondes, évacuant avec mépris tout ce qu'ils adoraient jusque là, prétendant admirer ce qui n'était que masques en carton, papier mâché, banderoles de tissus, fumeroles de carnaval, maquillage abondant aux couleurs du mépris bientôt recouvert par l'ignorance même des habitants hilares, fouettant les cyclistes et les exhortant d'avancer, comme enfin le char où se lovaient Agratius, Ophélia et Johannes, quittait Minium en traînant derrière lui la longue chaîne des Enfants de la Dernière Chance attendant de pénétrer dans Nocea, qui se détachait à l'horizon.

La mer arrivait jusqu'à Nocea, et jusqu'à la place de Nocea au centre de laquelle un immense navire à vapeur avait été construit sur des rails qui le menaient directement jusqu'au port, jusqu'à l'embarcadère, jusqu'à la mer, jusqu'au-delà des mers qui était la destination d'Agratius et d'Ophélia qu'étaient venus acclamer des milliers d'autres Agratius et Ophélia sous la chaleur d'un soleil ardent, violent, brûlant, incendiaire, allumant des foyers dans les quelques maisons environnant la place, faisant monter la fumée depuis l'ensemble des esprits conjointement en pleine ébullition des habitants de Nocea auxquels vinrent se joindre les habitants de tous le pays qu'on ne distinguait plus les uns des autres, par l'épaisseur de leur maquillage, par la grossièreté de leur grimage, par l'inutilité de leurs accessoires de bois, mais tout ceci encore la réverbération du soleil sur la coque huilée du bateau, blanche et parfaitement lisse, qui formait un gigantesque voile de chaleur et d'imprécisions, tout ceci disparaissait sous les effets voluptueux d'ondulations transparentes, transpirantes, rampantes de corps en corps explosant dans un même élan quand enfin sur le ponton avant du navire, à la proue, comme une figure miniaturisée, apparut Agratius, le véritable Agratius, celui des histoires, celui que l'on reconnaissait parce qu'il était le seul à ne pas porter de salopette mais un complet veston noir à nœud papillon qui le vieillissait de cinq, dix, vingt ans, d'autant plus que d'en bas on ne voyait que son visage, qui aurait pu être celui de n'importe quel membre du gouvernement en cercle autour du couple idolâtré, d'Agratius et Ophélia, les véritables Agratius et Ophélia, portant complet veston et robe de taffetas, penchés contre la balustrade, ajustant le micro à pied dont les fils, comme autant de cordes d'abordage, pendaient le long de la coque, huileuse et sale de peinture giclée sur la rouille.

« Habitants de Nocea ! Peuple tout entier ! Merci d'être venu aussi nombreux au grand départ vers les contrées ultramarines, ce voyage dangereux qu'Ophélia et moi allons accomplir. »

La foule se tut, d'un coup. Mentalement, Johannes se repassait les différentes parties du discours qu'il avait rédigé, et qu'il entendait pour la vingt-deuxième fois aujourd'hui. Il fut surpris d'en entendre une section nouvelle, étrangement improvisée par Agratius qui jusqu'ici, pourtant, récitait si bien sa leçon.

« Enseigner les raffinements de la Civilisation aux indigènes d'au-delà des mers est une mission noble, assurément. Mais Ophélia et moi sommes convaincus qu'il nous faut tout d'abord instruire d'autres indigènes. Je veux parler de vous. Ophélia vous expliquera cela mieux que moi. »

On entendit la voix d'Ophélia. Atonale, dépourvue de la moindre vibration, ni du moindre accent pouvant percer une émotion, simplement fluide et douce, ne connaissant pas d'interruption et de pauses surnuméraires, filant aux oreilles du public comme sur la glace, implacable, sèche et froide.

« Bonjour à tous. »

La journée avait été pleine de péripéties. Cette dernière, la voix d'une petite fille qu'on aurait pu croire timide tant elle manquait de timbre, était pourtant moins qu'anodine voire franchement inattendue. Johannes ne sut quoi improviser, comme la petite fille, de son timbre robotique, poursuivait l'impromptu.

« Bonjour à tous.

Il reste une heure avant le coucher sur le soleil. Vous êtes actuellement vingt mille trois cent soixante-trois personnes sur la grand'place de Nocea, dont une majorité d'hommes, et trente mille deux cent huit autres personnes dispersées dans les rues de la ville dans un secteur occupant une surface totale de dix kilomètres carrés. Nous pouvons estimer qu'environ 10 % de la population est présente aujourd'hui et capable d'entendre ce discours grâce aux vingt-un microphones télégraphiques branchés dans Nocea. Le taux n'est pas représentatif mais permettra néanmoins à la parole que nous portons aujourd'hui de se répandre du point d'impact initial vers sa périphérie et au-delà dans tous le pays.

Nous demandons aux cinquante mille cinq cent soixante-huit personnes d'être attentives au discours qui va suivre dont nous, les Enfants de la Dernière Chance, sommes les auteurs. Il contient plusieurs révélations essentielles à la poursuite de votre existence dans les meilleures conditions possibles. Afin de préserver une part de votre santé mentale, nous énumérerons ces révélations selon une logique de gradation de la moins spectaculaire – qui sera annoncée d'ici cinquante-et-une secondes à la fin de l'introduction – à la plus spectaculaire. Compte tenu de la versatilité de la notion de « spectaculaire » dans une société comme la vôtre, nous nous devons d'expliciter la valeur exacte de ce terme, qui vaut non pas comme une mesure du plaisir que vous allez ressentir en nous écoutant mais plutôt comme l'échelle du décalage entre vos croyances sur un objet donné et la réalité de ce objet, en d'autres termes le degré de surprise, même si là encore le terme « surprise », par la connotation ludique qu'il doit soulever chez vous, n'est pas approprié.

À titre d'exemple je vous livre à présent la première révélation qui vous permettra d'intégrer le mécanisme de la suite du discours. La première révélation est que moi, Ophélia, suis un robot et non, comme vous le croyez, une petite fille. Cette révélation implique l'absence d'organes vitaux identiques aux vôtres, mais aussi l'absence de sentiments de type « humains », même si je suis programmée pour pouvoir feindre un ensemble d'affectations utiles telles que la surprise, l'attachement et la satisfaction, etc. – j'abrège ici la liste complète des sentiments qui m'ont été programmés. Remarque numéro un : ma ressemblance avec une petite fille de type humain me classe parmi les robots dits « androïdes ». Remarque numéro deux : l'absence d'autres robots de type « androïdes », à l'exception du robot V. sur lequel je reviendrais plus tard, s'explique principalement par le fait que la technologie qui m'a vu naître ne peut être reproduite avec les connaissances et les outils disponibles dans votre pays à ce jour.

Retenez bien la dernière phrase que je viens de prononcer car elle prendra du sens lors de la quatrième révélation. Un rapide calcul vous indique que nous en sommes à la deuxième révélation qui a un lien direct avec la raison de votre présence sur cette grand'place aujourd'hui et dans les rues de Nocea. Le départ auquel vous avez été convié par le biais de plusieurs milliers de prospectus est le départ pour un voyage qui n'aura pas lieu. Ni Agratius ni moi, Ophélia, ne nous rendrons dans les colonies ultramarines et le bateau sur lequel nous nous trouvons actuellement qui a été baptisé Magnus pour donner l'impression du faste et de la puissance n'a de toute façon pas les dimensions nécessaires pour accomplir un voyage en mer de plus d'une journée, et encore moins l'équipage car comme vous pouvez le constater de visu – et je vous demande ici d'utiliser vos propres yeux et votre propre cerveau, même s'il est évident que l'usage de ce dernier peut demander un redémarrage dans certains cas – il n'y a à bord du Magnus que moi, Agratius, quatre membres de la Firme et un acteur jouant le rôle du général Pompius. Aucune des sept personnes présentes sur le bateau n'a de connaissances en navigation maritime, même si je pense qu'Agratius pourrait, après quelques essais, manoeuvrer sans trop de difficultés la barre et qu'il est capable de comprendre le système de propulsion du bateau – là encore nous ne sommes que quatre dans ce cas sur sept et peut-être 0,3 % de l'audience si on suppose que certains d'entre vous pourraient monter à bord, ce qui risque d'être formellement interdits par les membres de la Firme ici présents pour des raisons de mise en scène autant que de préséance symbolique qui nécessitent le maintien de votre présence dans une position spatialement inférieure, reflet de la hiérarchie intrinsèque à cette société, et donc hors de la scène, nous y reviendrons. Pas de voyage dans les colonies, donc.

De la même manière – et j'ai peu de doutes que par cette transition rhétorique vous soyez en capacité de comprendre que j'aborde à présent la troisième révélation – une quantité assez importante des informations présentes dans l'ouvrage ayant pour titre Les Enfants de la Dernière Chance, qui constitue l'un des facteurs de votre venue, est fausse. Je ne peux affirmer que l'ensemble des informations présentes dans l'ouvrage n'est pas conforme à la réalité, soit parce qu'un certain nombre de faits ne peuvent véritablement être vérifiés – à l'image des discussions ayant eu lieu dans la tente d'Etat-Major du général Pompius dans la mesure où le vrai général Pompius, ainsi que l'ensemble de son Etat-Major, ont été tués dans l'explosion inattendue d'un détonateur à mèche de gros calibre à la suite d'une maladresse – soit parce qu'une partie des affirmations qui peuvent être tirées des mots du livre sont empiriquement vraies dans leurs contours, les mensonges se trouvant plutôt dans les détails. Surtout, retenez que la Vérité n'est admissible que quand elle parfaitement absolue et qu'elle ne supporte pas d'approximations. Par exemple : il est vrai d'affirmer qu'Agratius et moi, Ophélia, nous sommes trouvés à un moment de notre vie dans un orphelinat en flammes. C'est une approximation que de dire que l'incendie de cet orphelinat était de notre entière responsabilité, et c'est un mensonge que de dire que notre volonté était de mettre cet orphelinat en flammes. Enfin, il est entièrement faux d'affirmer que cet orphelinat abritait des extraterrestres prêts à envahir à la Terre. En réalité, il abritait des enfants et des gardiens d'enfants, une assertion qui correspond avec une remarquable précision à la définition même d'orphelinat dont nous vous épargnons l'étymologie qui ne fait que confirmer la destination de ce type de lieu. Certes, l'usage fait des orphelinats par la Firme les a quelque peu détourné de leur origine étymologique puisque la plupart des enfants qui s'y trouvent sont plus précisément des enfants abandonnés par leur père et leur mère, ce qui constitue une interprétation abusive du terme « orphelin ». Sur ce point précis nous nous désolons d'une part que parmi vous seul 53 % soit au courant de l'usage détourné que la Firme fait des orphelinats et d'autre part que parmi ces 53 % pas un ne s'en indigne, le crime n'étant pas seulement lexical, mais ayant à voir avec la dignité humaine et la Morale. Seulement nous ne limiterons aujourd'hui à la Vérité, la Morale étant un concept un peu trop complexe à appréhender pour vous à ce stade, je le crains.

Venons-en à la Vérité – oui, vous avez raison, il s'agit bien de ma quatrième révélation, les 18 % de la foule qui sont parvenus à cette conclusion mérite d'entendre jusqu'au bout, et peut-être de comprendre, la suite du discours. Je compte sur eux pour l'expliquer à leur 82 % de voisins. Dans un premier temps je me limiterais à la Vérité scientifique – nous verrons la Vérité dans sa dimension plus large au cours de la cinquième révélation. Les connaissances scientifiques actuelles – et cette fois il est temps de se souvenir des conclusions de la première révélation – sont plus limitées qu'elles ne l'étaient il y a plusieurs dizaines d'années. Ce décalage explique le caractère unique d'androïdes tels que moi, Ophélia, ou le robot V. qui sont le produit d'intelligences ayant existé avant le déclin de vos esprits combinés dont les potentialités ne sont exploitées qu'à environ 23 %, en d'autres termes ce qui est nécessaire pour assurer les fonctions vitales (boire, manger, se reproduire, marcher, courir) et quelques fonctions additionnelles dont l'inutilité n'est pas totale mais fortement limitée (habileté au jeu, à la course, capacité d'émerveillement, goût pour la compétition). Apprenant cela, une partie d'entre vous se posera peut-être la question des 77 % restants – une partie seulement, 15 % selon ce que je peux percevoir, ce qui signifie que j'ai perdu en route 3 % des intellects supérieurs de la précédente révélation. Nous n'insisterons pas aujourd'hui sur le gain extraordinaire pour l'humanité que pourrait constituer l'usage de ces 77 %, tant sur le plan des sentiments qui m'intéresse moins en tant qu'il contribue à déterminer la Morale précédemment évoquée (développement de nouvelles émotions : la bonté, l'attention aux autres...) mais plutôt parce qu'il pourrait vous permettre de retrouver les connaissances perdues et d'égaler le niveau nécessaire à la fabrication d'androïdes, voire le surpasser, par exemple pour vous rendre dans l'espace et voir ainsi, mais le doute est permis, de véritables extraterrestres, car il nous faut vous rappeler que tant que personne n'a vu – et nous entendons vu au sens d'un perception sensorielle non-brouillée par l'usage d'hallucinogènes chimiques ou mécaniques, ou de simulation visuelle comme les casques distribués lors de la guerre – d'extraterrestres, cela signifie qu'ils n'existent pas. En d'autres termes, et je réponds ici à la contradiction posée par (malheureusement) 33 % d'entre vous, la présence d'extraterrestres dans une histoire ne tient pas lieu d'existence. Il faut que cette existence ait été validée a minima par l'expérience sensible, mais mieux encore démontrée par la Vérité scientifique, d'où son utilité pour distinguer ce qui est faux de ce qui est vrai, et nous revenons ici à la troisième révélation. La Vérité scientifique, vous disent les récits historiques de la Firme, a causé la perte de l'humanité. Ce là ce que vous lisez dans les multiples histoires qui vous sont racontées et dont la fuite des scientifiques constitue l'illusion dramatique mise en scène avec le plus de force. On vous dit que la Vérité scientifique doit être contrôlée et pour cela est le monopole exclusif de la Firme qui la contrôle et l'empêche de s'épandre comme une épidémie pour éviter – et ce qui est cité présentement ne vient pas de nous mais des fragments de discours insinués dans vos esprits – de dégénérer sous la forme d'une dramatique auto-destruction de l'humanité entière ou de la dépendance complète des humains envers les machines tandis que l'imagination et le divertissement est ce qui permet précisément de distinguer un humain d'une machine. Vous y croyez, soit. Mais demandez-vous pourquoi les connaissances scientifiques seraient dangereuses entre vos mains et pas entre celles de la Firme.

Et voilà que nous en arrivons à notre cinquième et dernière révélation qui étend le mécanisme de validation évoqué à propos de la Vérité scientifique à la validation de l'ensemble des informations que vous fournit la Firme. Nous avons déjà établi, grâce aux quatre révélations précédentes qu'une large partie, pour ne pas dire l'ensemble des informations fournies par la Firme est fausse, ou du moins contient un degré d'approximation bien trop élevé pour être considéré comme juste. Il se trouve que ces informations vous sont transmises par le biais d'histoires dont la véracité n'est pas niée sans être affirmée afin de troubler vos esprits peu habitués au principe de la validation. Vous ne trouverez pas d'informations qui ne vous ont pas été transmises par la Firme, et dès lors la corrélation de ces deux faits (la fausseté des informations de la Firme et l'absence de moyens de connaissance autres) nous permet d'alléguer que l'ensemble de vos connaissances actuelles sont soit fausses, soit approximatives, et doit être instantanément vérifiées afin que vous puissiez vous reconnecter à la réalité qui n'est pas faite d'amusements constants mais de dilemmes moraux dont la résolution vous permet, en dernier recours, d'affirmer votre humanité. En d'autres termes la Firme abuse de votre crédulité pour vous transmettre des mensonges qui ne servent rien d'autre que nourrir sa propre emprise sur vos esprits, non sans ironie et cynisme puisque l'intrigue même des Enfants de la Dernière Chance peut être lue comme une allégorie de votre réalité en remplaçant les extraterrestres par la Firme et le fou savant Sapiens par le responsables des Instances Narratives de la Firme, votre auteur préféré Johannes.

Par conséquent, nous vous proposons de scanner l'intégralité de vos esprits afin de pointer à votre attention ce qui, dans leur contenu, constitue une affirmation juste, vérifiable par la validation scientifique, et une illusion transmise par les histoires de la Firme. Nous espérons par cette action lever le voile des illusions et vous offrir en fin la possibilité de construire vous-mêmes la réalité telle que vous la percevrez, et non telle que la Firme vous incite à la percevoir. Cela ne devrait pas prendre plus de trois minutes dix. »

« Une histoire ! Une histoire ! Une histoire ! »

« Restez calme, dit Agratius. Ce que je suis en train de vous transmettre n'est pas « une histoire » mais la Vérité. Veuillez garder votre calme et laisser le scan se dérouler. »

« Encore ! Encore ! »

« Vivent Agratius et Ophélia ! »

« A bas les extraterrestres ! »

« Une histoire ! Une histoire ! Une histoire ! »

« Mais ce n'est pas un jeu ! C'est la Vérité ! »

Vois, Agratius. Ils ne la comprennent pas. Ils ne la méritent pas. Laissons-les s'amuser. Laissons-les se raconter des histoires, ils ne méritent pas la Vérité. Ce n'est pas nous qui avons échoué : ce sont eux qui préfèrent perdre.

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