** 1 - Maintenance **


« Vous m’en rendrez raison, Ser ! hurla Amaury de Longcourt en abaissant la visière de son heaume. Un pareil affront ne saurait attendre une minute de plus ! Il éperonna son destrier qui se cabra avant de s’élancer. Au bout du chemin, le sombre sorcier serrait son sceptre, avec un sourire sadique ».


Kriss leva les yeux de son livre et repoussa ses lunettes dans un geste machinal alors que les haut-parleurs crachotaient leur message habituel. Elle attrapa son marque page, le glissa à l’endroit de sa lecture, ferma le livre et fourra le tout dans sa sacoche. Son train approchait au loin dans un sifflement silencieux. Sur le quai, les rares voyageurs matinaux s’avançaient entre les bancs et les piliers métalliques d’un pas encore très endormi. « Express de 6h17 pour le centre. Attention à la marche » dit la douce voix synthétique. 6h17 seulement, et déjà la chaleur de juillet rendait l’air pesant et moite. L’indice de pollution était de 8, comme depuis le début du mois, la journée s’annonçait caniculaire et suffocante. Sur les quais de béton que frappaient les rayons matinaux du soleil, l’air ondulait en lentes volutes. Le train ralentit, et s’arrêta. L’ouverture vive et soudaine des portes était incongrue, presque indécente dans la morne tranquillité de l’endroit. Les rares passagers s’y engouffrèrent sans un bruit. Une goutte de sueur qui descendait le long de son dos se figea et la fit frissonner lorsque Kriss pénétra dans l’atmosphère climatisée. Déjà le train repartait et accélérait sur son rail magnétique. Deux rangées de sièges se faisaient face de part et d’autre sur toute la longueur du wagon dans une ambiance douce faite de fauteuils sombres et de parois pastels.  Au dessus des visages endormis, seules couleurs criardes, les écrans diffusaient silencieusement des messages publicitaires.


Kriss repéra un fauteuil vide sur sa droite et s’y affala comme tous les jours. Ainsi assise, elle ignora les écrans devant elle, qui vantaient à nouveau le chanteur en vogue depuis hier et s’adonna à son passe-temps favori : s’interroger sur les gens autour d’elle.  C’est à ce moment là qu’elle constata que quelque chose clochait. Un vieil homme hors d’âge somnolait à sa gauche, appuyé sur sa canne. En face un cadre en complet cinq pièces tentait tant bien que mal de travailler sur le terminal qu’il maintenait péniblement en équilibre sur ses genoux. Au fond du wagon, deux femmes discutaient presque silencieusement. Elle cligna plusieurs fois des yeux comme si cela pouvait changer quelque chose, secoua la tête sans raison mais rien n’y faisait, rien ne venait. Sur tous ces gens, elle n’avait aucune information. Pas de nom, pas d’origine ni même d’état d’esprit. Elle ne savait pas du tout avec qui elle voyageait, et au fond d’elle cela commençait à l’inquiéter. Elle s'apprêtait à se pencher en avant pour demander à l’homme en face d’elle s’il constatait le même problème, mais s’interrompit. Elle ne savait même pas si elle pouvait le déranger, s’il était disponible, occupé ou même absent. Le regardant fixement pendant une bonne minute, elle tenta de déterminer tout cela par elle-même, pour une fois. Il semblait absorbé par son travail, mais l’était-il vraiment ? N’était-il pas en train de rêver, de penser à autre chose, voire d’attendre qu’elle l’aborde ? Définitivement elle n’en savait rien, et cela la troublait. Après une minute de doutes, elle se risqua tout de même à engager la conversation.


- « Excusez-moi monsieur… (elle aurait voulu citer son nom, mais même cela elle l’ignorait), le Lien fonctionne chez vous ? »


L’homme releva brusquement la tête, comme surpris de découvrir que d’autres personnes étaient montées dans le même train que lui. Elle le dérangeait donc. Quelle impolie elle faisait ! Elle s’en voulut.


- « Maintenance ce matin, vous n’avez pas reçu le message ? Pas de Lien toute la matinée. Ils ont dit que ça devrait revenir à 13h. » lui répondit-il tout de même avant de replonger derrière son écran.


Bien sûr ! Elle s’en souvenait très bien maintenant. Le message était arrivé hier pendant le repas. Attention, veuillez noter que le réseau Ocy sera indisponible durant toute la matinée du 10 juillet, de 3h à 13h, veuillez nous excuser pour la gène occasionnée.  Kriss n’y avait pas prêté attention. Elle voulut remercier l’inconnu, mais il était retourné à son travail. Elle risquait de le déranger à nouveau et s’abstint donc. En revanche, remontant ses lunettes de l’index, elle l’observa sans retenue. Sans Lien, de nombreuses questions restaient sans réponses. Comment pouvait-il s’appeler ? Où travaillait-il ? Était-il marié, avec des enfants ? quel était son état d’esprit ? Autant d’informations qu’elle aurait eues instantanément un jour normal et qu’elle devait imaginer aujourd’hui. Vu sa tenue, il devait travailler dans une banque, ou une assurance. A la direction d’une usine peut-être. Il avait quoi, 30ans. 35 peut-être. Pas 40, enfin sûrement pas ou alors il était bien conservé, et plus de 22. Il lui fallut plusieurs minutes avant de penser à regarder ses mains, mais on n’y voyait pas d’alliance. Sans doute pas marié donc, encore que depuis plusieurs années, certains n’éprouvaient plus le besoin d’en porter pour afficher leur situation puisque le Lien s’en chargeait pour eux. Poursuivant son exploration visuelle du wagon, elle s’attarda sur les deux femmes qui bavardaient. Elles portaient la même tenue avec une inscription sur la poitrine. Femmes de ménage sans doute. C’était plus simple avec l’uniforme, mais aucune indication de nom ou d’âge.


Au bout d’une dizaine de minutes, l’express s’était arrêté dans trois gares supplémentaires, et commençait à se peupler. Kriss avait parcouru des yeux chacun à bord et constatait que ce petit jeu était aussi amusant que frustrant. La journée allait être longue, enfin jusqu’à 13h. Le réseau Ocy, ou Lien comme tout le monde l’appelait désormais était en service depuis six ans, et il était vite devenu indispensable. Une connexion neurale directe entre tous les individus, immédiate et permanente. Il suffisait de se poser une question sur quelqu’un pour savoir instantanément la réponse. Au-delà du nom, de l’âge, de la profession, on pouvait connaître l’état d’esprit de la personne, ses besoins, ses envies, ses peines aussi pour peu que la personne les partage consciemment, et qu’on s’interroge à ce sujet. Les premiers mois avaient donné lieu à de jolies scènes d’amour, d'entraide et de joie. Et puis le partage de ses informations, de ses humeurs et de ses états d’âme était devenu un réflexe inconscient pour la plupart des gens. Depuis, plus personne ne restait longtemps perdu dans une ville inconnue. Les gens isolés l’étaient maintenant par choix ou bien ne le restaient pas longtemps. Les frustrations avaient diminué, et du même coup la délinquance. A de très rares exceptions près, tout le monde s’accordait à dire que le Lien était une excellente chose. Et il n’avait jamais été coupé depuis son lancement, ce qui faisait d’aujourd’hui un jour bien étrange.


En descendant à Central Station, Kriss s’orienta machinalement dans le dédale de tunnels, en direction de son bureau. Elle ne marchait pas au milieu d’individus, elle passait à travers une foule sans noms mais faite de visages. Agressifs, endormis, énervés, souriants, les gens qui l’entouraient portaient sur eux le matin et les traces du réveil, alors qu’elle avait l’habitude de lire comme un bruit de fond les restes de leur soirée. Elle n’avait pas le loisir de les observer longtemps, mais tous ceux sur qui elle pouvait poser les yeux lui faisaient l’effet de caricatures effrayantes. La rupture du Lien les rendait ainsi, ou peut-être avait-elle les yeux ouverts pour la première fois depuis longtemps.

Autour de la machine à café, les discussions allaient bon train. Il avait fallu un moment pour qu’ils arrêtent de se regarder tous sans trop oser se parler, et Kriss avait même eu du mal à remettre certains noms qu’elle ne s’était jamais donné la peine d’apprendre. Une question aussi absurde que « Ça va ? » avait perdu tout son sens en quelques années. Elle le retrouvait aujourd’hui, et cela avait finalement suffi à briser la glace. Depuis quelques minutes, on discutait comme d’habitude ou presque, on s’échangeait des blagues et des nouvelles. L’un des collègues ouvrit grand les yeux avant de regarder tout le monde avec un sourire.


- Qui VEUT un café ?


Tous éclatèrent de rire devant l’absurdité de la question, avant que chacun ne réalise qu’il ne pouvait en connaître la réponse, et que les premiers se signalent. L’ambiance était bon enfant.


Appuyée à une table, son air indéchiffrable de toujours plaqué sur le visage, Kriss regardait ses collègues se jouer de la situation à grand renfort de sourire et d’extase sur la moindre question. “Combien de sucres?” prenait des proportions folles, et “Quoi de neuf ?” les faisait rire aux éclats. Mais elle percevait surtout chez eux le même malaise que chez elle. Tous étaient comme amputés d’une partie de leur mémoire. Elle regarda ces gens qu’elle connaissait depuis longtemps, et dut faire un sérieux effort pour retrouver qui était marié, qui avait des enfants, combien... Son cerveau n’avait jamais eu à enregistrer ces informations puisqu’on les lui rappelait au besoin. Il lui sembla qu’elle les regardait vraiment pour la première fois. Pascal, un grand gaillard qui était toujours de bonne humeur. Il portait un costume un peu trop grand, sans cravate. Il avait deux enfants, non trois... pas sûre. Il donnait en tout cas l’image d’un homme heureux, père de famille, et elle se souvenait que son statut racontait souvent une nouvelle bêtise de la grande ou du petit dernier. Oliver, un jean noir et une paire de sneakers, un t-shirt d’un obscur groupe de metal. Plus jeune, 21 ans sans doute, célibataire la plupart du temps. Il jouait dans un groupe. Son statut parlait souvent de concerts. Guitare, chant, batterie, elle n’aurait su le dire par contre. Elle parcourut ainsi des yeux ses collègues proches, avant de tomber sur son reflet dans une vitre. Et elle, quelle image donnait-elle, avec sa petite taille, ses cheveux blonds courts et en bataille, ses lunettes et son regard perçant, ses gros pulls jetés sur des pantalons confortables ? Son Lien aujourd’hui aurait été une phrase du roman qu’elle lisait sur le chemin, ou une citation qui lui tenait à coeur. Peut-être aurait-elle même diffusé des souvenirs de la soirée d’hier passée avec des amis. Est-ce que tout cela collait avec son image ? Elle conclut finalement que son apparence reflétait plutôt bien son état d’esprit, et retourna travailler, en attendant 13h et la remise en marche du Lien.


12h57, Kriss regarda une personne au hasard, mais ne put obtenir son nom. De dépit, elle attrapa une feuille de papier, en fit une boule serrée et la lança rageusement vers la poubelle, sans l’atteindre vraiment.


13h04, toujours rien. Pas d’informations, pas de nom, rien. Qu’est-ce qu’ils fichaient chez Ocy ?


13h09, son travail n’avait pas avancé depuis quinze minutes. Elle ne faisait que fixer la porte, et s’interroger sur tous les gens du bureau, sans succès. Elle cogna du plat de la main sur la table. Une collègue leva la tête. Kriss baissa les yeux et se concentra sur son écran et ce qu’il affichait.

Elle fut tirée de sa rêverie et de son travail par une odeur de thé au citron émanant d’une tasse qu’une collègue présentait sous son nez. Elle leva la tête, et tomba sur Ela Billard, 27ans, célibataire, fan de cinéma d’action, de bonne humeur, “Heureuse du retour du Lien”. Kriss regarda immédiatement sa montre, 13h37.


- “J’ai pensé tu avais envie d’un thé.” lui dit Ela en lui tendant la tasse, puis voyant son regard, elle répondit à la question non formulée. “Le Lien est rétabli depuis cinq minutes. C’était bizarre ce matin, hein.”


- “Oh, non, pas tant que ça.” mentit Kriss. “Un peu étrange, c’est tout.”


Au fond d’elle-même, quelque chose de serré et tendu se décoinça subitement, et elle sourit.


- “Merci pour le thé.”


Ela lui rendit son sourire et disparut rapidement. Depuis son bureau, Kriss regardait autour d’elle. Elle avait le nom de tous les gens, pouvait s’interroger sur leurs pensées, leur état d’esprit, leurs humeurs. Le monde, son monde, était enfin redevenu normal.



** 2 - Rencontre **


Le soir tombait sur le monde autour d’elle. La lumière avait baissé, le bureau se vidait tranquillement et l’après-midi avait été efficace, une après-midi normale en somme. Kriss coupa son terminal, laissa sur sa chaise le pull qu’elle utilisait pour combattre la climatisation, attrapa ses affaires et monta dans l’ascenseur. Son doigt se dirigea naturellement vers le bouton “-8” et l’accès aux couloirs climatisés et au métro, mais elle avait envie de sortir et de se changer les idées, aussi se ravisa-t-elle et passa par la porte principale, au niveau de la rue.


La porte tambour du building pivota sur son axe. L’air d’été déferla sur la jeune fille qui marqua un temps d’arrêt avant de marcher lentement. L’après-midi avait été bouillante, et le soir ne changeait rien à cet état de fait. La ville grouillait d’enseignes lumineuses, de voitures et de gens. Et l’air, pour une fois, n’était pas irrespirable. Les yeux grand ouverts autour d’elle, Kriss suivait ses pieds qui l'emmenaient le long de bâtiments immenses, au détour d’une ruelle abandonnée à la vie, sur les allées d’un parc qu’elle n’avait jamais remarqué où il poussait des fleurs bleues et des arbres plantés en cercle. Un jardinier taillait les massifs avec une grande attention, et la voyant passer perdue dans ses pensées, lui offrit une fleur fraîchement coupée. Elle le remercia d’un sourire et poursuivit son chemin. Elle regardait la ville comme cela lui arrivait parfois, et s’émerveillait ou s’inquiétait de nouvelles choses qu’elle découvrait chaque fois que l’envie de se promener la prenait.


Autour d’elle, sur des dizaines d’étages s’étalaient les buildings d’acier, de verre, voire de bois et de feuilles, dernière tendance à la mode dans la construction. Entre les tours, des passerelles, des ponts, des trains magnétiques, des passages. En dessous, des tunnels, des coursives, des métros et des passages encore. La ville avait poussé à l’image du Lien, s’étendant de plus en plus, comme une construction mathématique et fractale faite d’acier et de béton. D’apparence, tout respirait l’organisation et l’ordre, tout aurait pu être froid. Mais l’homme ne l’aurait pas supporté, et partout où un espace de liberté existait, il avait été conquis par la couleur, par une guinguette, par de la verdure sauvage ou ordonnée, par la vie en quelque sorte. Kriss souriait de tout ça, lorsqu’elle fut comme attirée justement par un panneau lumineux. Le 36th Street Loung Square. Une enseigne rouge et jaune, clignotante, figurant un saxophone, criarde, vieillotte et décalée dans cet univers moderne. Attirante justement pour les mêmes raisons. Elle n’avait rien contre le jazz, rien pour non plus, ses musiques habituelles étaient plus rythmées, plus électriques. Pourtant elle passa la porte en baissant la tête, sans trop savoir pourquoi. La chaleur faisait ressortir une odeur de bois et de vieux cuir. Sur une scène en alcôve mal éclairée par des projecteurs de scène colorés, un batteur ridé caressait délicatement ses cymbales (Gerard “Jim” Angus, 63ans, musicien professionnel, divorcé sans enfants) tandis qu’un instrumentiste, yeux fermés, jouait un thème chaleureux au saxophone (Anton “Birdy” Simon, musicien professionnel, 46ans, en couple, un fils). Derrière le bar en zinc rendu mat par le temps, un homme sans âge essuyait ses verres (Nick Gordin, Barman au 36th Street Lounge Square, “Soirée Jazz Au 36th !”). Le décor était à l’image de l’enseigne, décalé mais dans le ton, parsemé de rouge et de tables comme on n’en voyait plus que dans les films. Un vieux juke-box psychédélique clignotait au fond de la pièce sans émettre le moindre bruit. A coté, la lueur rosée d’une lampe à bulles d’huile donnait une apparence étrange au bois des tabourets. Captant son reflet dans un miroir, Kriss se demanda ce qu’elle faisait là. Son image était à l’opposé complet de l’endroit. Ça n’était pas son ambiance, ni son univers, mais elle s’y sentait étrangement bien. Quelques secondes plus tard, son regard croisait celui d’une autre personne présente dans la pièce. Nathan Fourier, 27ans, célibataire, Auditeur indépendant, il détonnait autant qu’elle, avec son jean brut et sa chemise ouverte sur un t-shirt sombre aux motifs tribaux, ses cheveux en désordre et ses chaussures à la mode. Il était tout seul, et il voulait parler. Elle aussi.


Il avait envie d’une bière. Elle en commanda deux et s’assit sur le tabouret en face de lui, un peu n’importe comment. Attrapant son verre d’une main, la tête un peu penchée, les épaules en arrière, elle but une gorgée tout en remontant de sa main libre une bretelle de son débardeur, puis le regarda par en dessous, les yeux grand ouverts et un demi-sourire sur les lèvres.


- “Bonjour Nathan, qu’est-ce qui ne va pas ?”


- “Salut Kristine, je...”


- “Kriss” l’interrompit-t-elle avec un sourire. “Juste Kriss”.


- “D’accord... Kriss. Je ne sais pas trop, j’avais envie d’une bière, d’être seul et de parler aussi, et je me suis retrouvé ici. J’habite à 200m, et je 

n’avais jamais repéré ce bar. Et toi  ?”


- “Pas envie de rentrer. Je me baladais, j’ai vu l’endroit. J’avais envie de voir à l’intérieur, et puis de parler aussi, je crois.”


Ils s’observèrent en silence plusieurs minutes durant, échangeant juste des regards et des sourires alors qu’ils visitaient chacun les souvenirs récents de l’autre, buvant tranquillement leur verres.

Nathan était un garçon charmant, drôle, et cachait sous son apparence un peu perdue une base solide. Sa vie récente était faite de sorties, de bons repas, de paysages et de moments calmes. Il semblait équilibré, enfin ce qu’il partageait lui donnait cette apparence en tout cas. Ils discutèrent un moment, empilant les verres, échangeant silences et sourires, souvenirs et discussions absurdes. Ils parlèrent travail, amis, sorties, habitudes, loisirs, dissertèrent sur la météo et la politique. Le courant passait bien entre eux et l’endroit se prêtait parfaitement à cette rencontre, à ce qu’ils avaient à dire. Les standards de jazz s'enchaînaient sans qu’ils s’en aperçoivent. De temps en temps, l’un des morceaux leur rappelait un bon moment passé ailleurs, en d’autres temps, en d’autres endroits. La soirée fut bonne, et ils apprécièrent même un peu la musique, sans trop la comprendre. Alors qu’ils se levaient pour partir, le barman et les musiciens les remercièrent de leur présence. Ils avaient quasiment été les seuls clients de la soirée, ils leur sauvaient en quelque sorte la recette de la nuit.


Ils retrouvèrent l’air de la ville, la température avait trop peu baissé. Malgré la nuit, il y avait toujours foule dans les rues ainsi qu’un bourdonnement constant fait de moteurs et d’appareils en tous genres. L’agitation et les gens donnaient à tout cela une apparence de ruche en pleine activité. Passant d’ombres en réverbères, ils marchèrent un moment, continuant à discuter de tout et de rien, laissant le temps s’écouler, évitant le métro et lui préférant les ruelles, se rapprochant de Central Station par les chemins de traverse. Ils passèrent sous d’autres enseignes lumineuses, d’autres bars, d’autres restaurants. Il y avait là des endroits que Kriss connaissait bien, mais elle n’avait ce soir aucune envie d’y entrer. Elle voulait juste marcher lentement, comme Nathan. Ils croisèrent un couple perdu et lui indiquèrent un chemin. Une jeune fille cherchait une boîte de nuit où s’amuser, Nathan lui montra un endroit du quartier, tenu par quelqu’un de sa famille, elle y serait bien reçue.

Minuit était passé depuis longtemps à la grande horloge qui surplombait la gare, lorsqu’ils franchirent les portes du bâtiment tentaculaire, étirant ses rails dans toutes les directions.


Ils se séparèrent sur le quai après avoir échangé adresses et numéros. Dans l’ambiance orangée des quais maintenant presque déserts, Kriss monta à bord du train qui la ramènerait chez elle, et il la regarda quelques secondes. “Express 37 vers l’ouest, départ imminent” annonça la douce voix robotique. Les portes se fermèrent silencieusement. Nathan fit un petit signe de la main et s’éloigna en marchant. Alors qu’il disparaissait dans l’escalier, il partageait sur le Lien “J’ai rencontré une fille charmante ce soir.” Assise dans le wagon bien éclairé, alors que le train accélérait, Kriss repensait à la soirée, à Nathan, à ce bar, à cette marche dans la ville. Elle avait mal aux pieds. “Quelle soirée étrange.”, partagea-t-elle au bout de quelques minutes.



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